Angela Davis : Si Israël se retrouve isolé, il ne pourra pas continuer son apartheid

Je suis convaincue qu'une société sans prison est réaliste et envisageable dans le futur, mais dans une société nouvelle basée sur les besoins de la population et non sur le profit.

Entre­tien paru dans le n°1 de Ballast

Née en 1944 en Ala­ba­ma, Ange­la Davis est deve­nue – sans vrai­ment le vou­loir, confia-t-elle dans ses mémoires – l’une des prin­ci­pales figures du Mou­ve­ment des droits civiques amé­ri­cains. Oppo­sante à la guerre du Viet­nam, membre du Par­ti com­mu­niste, mar­xiste, fémi­niste et proche du phi­lo­sophe Her­bert Mar­cuse, Davis fut incul­pée en 1971 – l’État de Cali­for­nie l’accusant d’avoir pris part à une san­glante prise d’otages – puis acquit­tée un an plus tard. En tant que citoyenne, auteure et pro­fes­seure, elle mili­ta depuis contre le sys­tème car­cé­ral, le port d’armes, la peine de mort, la dis­cri­mi­na­tion à l’endroit des homo­sexuels, la guerre d’Irak et l’occupation de la Pales­tine. Entretien.

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Vous évo­quez sou­vent la puis­sance du col­lec­tif et l’importance de ne pas mettre en avant les indi­vi­dua­li­tés, mais le mou­ve­ment dans son ensemble. Com­ment est-ce pos­sible, dans notre socié­té qui pro­meut et sacra­lise l’individu-roi ? Et que pen­sez-vous, d’ailleurs, de l’idolâtrie dont Nel­son Man­de­la fut l’objet dans les médias de masse après sa mort ?

Depuis l’es­sor du capi­ta­lisme glo­bal et des idéo­lo­gies asso­ciées au néo­li­bé­ra­lisme, il est deve­nu par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant d’i­den­ti­fier les dan­gers de l’in­di­vi­dua­lisme. Les luttes pro­gres­sistes (contre le racisme, la répres­sion, la pau­vre­té, etc.) sont vouées à l’é­chec si elles ne s’ac­com­pagnent pas du déve­lop­pe­ment d’une conscience cer­taine de la pro­mo­tion insi­dieuse de l’in­di­vi­dua­lisme capi­ta­liste. Alors même que Nel­son Man­de­la a tou­jours insis­té sur le fait que ce qu’il avait accom­pli était le fruit d’un effort col­lec­tif, mené avec tous les cama­rades qui ont lut­té à ses côtés, les médias n’ont eu de cesse de l’é­ri­ger per­son­nel­le­ment au rang de héros. Un pro­ces­sus simi­laire a tout fait pour dis­so­cier Mar­tin Luther King Jr. du grand nombre de femmes et d’hommes qui consti­tuait le cœur du mou­ve­ment pour la liber­té au milieu du XXe siècle. Il est essen­tiel de récu­ser et de résis­ter à cette des­crip­tion de l’His­toire comme le suc­cès de quelques héros, afin que cha­cun, aujourd’­hui, puisse recon­naître son poten­tiel et le rôle qu’il peut jouer dans les com­bats tou­jours plus nom­breux qui sont menés.

Que reste-t-il aujourd’­hui du mou­ve­ment Black Power ?

Pour moi, le mou­ve­ment Black Power, ou ce que nous appe­lions à l’é­poque le Mou­ve­ment noir de libé­ra­tion, a été un moment pré­cis de l’é­vo­lu­tion de notre quête pour la liber­té des Noirs. C’é­tait, à de nom­breux égards, une réponse à ce que nous per­ce­vions comme les limites du Mou­ve­ment des droits civiques : nous ne devions pas récla­mer uni­que­ment des droits légaux dans la socié­té exis­tante, mais aus­si reven­di­quer des droits fon­da­men­taux (loge­ment, emploi, soins de san­té, édu­ca­tion, etc.) et remettre en ques­tion la struc­ture même de la socié­té. Toutes les demandes de ce genre (visant éga­le­ment l’en­fer­me­ment sur bases racistes, la vio­lence poli­cière et l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste) étaient résu­mées dans le pro­gramme en dix points du par­ti Black Pan­ther. Même si des per­sonnes noires ont conquis des posi­tions hié­rar­chiques au niveau éco­no­mique, social et poli­tique (l’exemple le plus fla­grant étant l’é­lec­tion de Barack Oba­ma en 2008), le racisme dont la grande majo­ri­té de la popu­la­tion noire est vic­time au niveau éco­no­mique, car­cé­ral et dans le sys­tème édu­ca­tif est bien plus impor­tant aujourd’­hui qu’a­vant le mou­ve­ment des droits civiques. Les reven­di­ca­tions du pro­gramme des Black Pan­ther sont aus­si per­ti­nentes à l’heure actuelle, si ce n’est plus, que dans les années 1960 lors­qu’elles ont été for­mu­lées pour la pre­mière fois.

L’élection de Barack Oba­ma a été très lar­ge­ment célé­brée comme une vic­toire contre le racisme. N’était-ce pas là un écran de fumée qui a, pen­dant long­temps, para­ly­sé la gauche et les Afro-Amé­ri­cains enga­gés dans la lutte pour l’émancipation ?

Les signi­fi­ca­tions qui ont été don­nées à l’é­lec­tion d’O­ba­ma sont, pour la plu­part, tota­le­ment fal­la­cieuses. Tout par­ti­cu­liè­re­ment celles qui font de l’ac­ces­sion d’un homme noir à la pré­si­dence des États-Unis le sym­bole de la vic­toire sur le racisme. Je pense, cepen­dant, que cette élec­tion était impor­tante en elle-même, étant don­né que la plu­part des gens – dont la majo­ri­té de la popu­la­tion noire – ne pen­sait pas pos­sible, au départ, qu’une per­sonne noire puisse un jour être élue à la tête de l’É­tat. La jeu­nesse a vrai­ment créé un mou­ve­ment – qu’on pour­rait même appe­ler un cyber­mou­ve­ment – qui a ren­du l’im­pos­sible pos­sible. Le pro­blème est qu’ils n’ont pas ali­men­té cette puis­sance col­lec­tive pour conti­nuer à faire pres­sion sur Oba­ma et le pous­ser à prendre des mesures plus pro­gres­sistes (contre l’in­cur­sion mili­taire en Afgha­nis­tan, pour le déman­tè­le­ment de Guan­ta­na­mo, vers la mise en place d’un meilleur régime d’as­su­rance san­té). Même si nous sommes cri­tiques envers Oba­ma, je pense qu’il est impor­tant de pré­ci­ser que cela n’au­rait pas été mieux avec Rom­ney à la Mai­son Blanche. Ce n’est pas le bon pré­sident qui nous a fait défaut ces cinq der­nières années, mais des mou­ve­ments popu­laires bien organisés.

Com­ment défi­ni­riez-vous le « fémi­nisme noir » ? Quel rôle pour­rait-il jouer dans les socié­tés contemporaines ?

Le fémi­nisme noir a émer­gé comme ten­ta­tive théo­rique et pra­tique de démon­trer que la race, le genre et la classe sont insé­pa­rables dans le monde social que nous consti­tuons. Au moment de son appa­ri­tion, il était régu­liè­re­ment deman­dé aux femmes noires ce qui était le plus impor­tant à leurs yeux : le mou­ve­ment noir ou le mou­ve­ment des femmes. Nous répon­dions alors que ce n’é­tait pas la bonne ques­tion. Ce qu’il fal­lait se deman­der était com­ment com­prendre les points de jonc­tion et les connexions entre les deux mou­ve­ments. Nous cher­chons tou­jours aujourd’­hui à com­prendre la manière dont la race, la classe, le genre, la sexua­li­té, la Nation et le pou­voir sont inex­tri­ca­ble­ment liés, mais aus­si le moyen de dépas­ser ces caté­go­ries pour com­prendre les inter­ac­tions entre des idées et des pro­ces­sus en appa­rence sans liens, indé­pen­dants. Mettre en avant les connexions entre les luttes contre le racisme aux États-Unis et celles contre la répres­sion des Pales­ti­niens par Israël est, dans ce sens, un pro­cé­dé féministe.

Que pen­sez-vous de l’idée qui consiste à se désen­ga­ger tota­le­ment du sys­tème des par­tis poli­tiques et de rompre avec la démo­cra­tie dite « représentative » ?

Je ne pense évi­dem­ment pas que les par­tis poli­tiques exis­tants puissent être nos prin­ci­paux che­vaux de bataille, mais je pense que nous pou­vons uti­li­ser l’a­rène élec­to­rale comme un ter­rain sur lequel nous orga­ni­ser. Aux États-Unis, nous avons besoin, depuis long­temps, d’un par­ti poli­tique indé­pen­dant, un par­ti des tra­vailleurs, anti­ra­ciste et fémi­niste. C’est sur cette base d’ac­ti­visme que nous allons pou­voir construire de nou­veaux mou­ve­ments radicaux.

Pour­quoi deman­der aux popu­la­tions arabes de se révol­ter alors que nous ne fai­sons rien, chez nous, pour chan­ger nos propres institutions ?

En effet, peut-être devrions-nous inver­ser la demande : je pense qu’il est tout a fait jus­ti­fié que les popu­la­tions du monde arabe nous demande d’empêcher nos gou­ver­ne­ments de mettre en place et de sou­te­nir des régimes répres­sifs, et tout par­ti­cu­liè­re­ment Israël. La soi-disante « Guerre contre la ter­reur » a fait d’i­nes­ti­mables dégâts dans le monde, par­mi les­quels l’in­ten­si­fi­ca­tion du racisme anti-musul­man aux États-Unis, en Europe et en Aus­tra­lie. Et nous, pro­gres­sistes du « Nord glo­bal », n’a­vons cer­tai­ne­ment pas recon­nu et assu­mé nos res­pon­sa­bi­li­tés dans la per­pé­tua­tion des attaques idéo­lo­giques et mili­taires contre les popu­la­tions du monde arabe.

Vous étiez der­niè­re­ment à Londres pour don­ner une confé­rence sur la Pales­tine, G4S [une entre­prise bri­tan­nique de ser­vices de sécu­ri­té] et le com­plexe indus­tria­lo-péni­ten­tiaire : quelles sont les connexions entre ces trois thèmes ?

G4S a insi­dieu­se­ment pro­fi­té des soi-disant menaces sécu­ri­taires et des poli­tiques sécu­ri­taires impo­sées par les États pour s’in­fil­trer dans la vie des popu­la­tions du monde entier, et plus spé­cia­le­ment en Grande-Bre­tagne, aux États-Unis et en Pales­tine. Cette socié­té, qui est la troi­sième plus grande entre­prise pri­vée du monde der­rière Wal­mart et Fox­comm, et le plus grand employeur pri­vé du conti­nent afri­cain, a appris à pro­fi­ter du racisme, des poli­tiques anti-immi­gra­tion et des tech­no­lo­gies de sanc­tion en Israël et par­tout dans le monde. G4S est direc­te­ment res­pon­sable des condi­tions d’in­car­cé­ra­tion des pri­son­niers poli­tiques pales­ti­niens, des pri­sons en Afrique du Sud, de la nature qua­si car­cé­rale de cer­taines écoles aux États-Unis, du mur d’a­par­theid en Israël/Palestine et du mur de sépa­ra­tion sur la fron­tière entre le Mexique et les États-Unis. Et, bizar­re­ment, nous appre­nons lors de cette ren­contre à Londres, que G4S gère éga­le­ment des centres d’aide aux vic­times d’a­gres­sion sexuelle en Angleterre.

Vous dites sou­vent que le com­plexe indus­tria­lo-péni­ten­tiaire s’apparente à de « l’esclavage moderne ». À quel point cette indus­trie est-elle rentable ?

Comme elle est en conti­nuelle expan­sion, le cas G4s en est la preuve, on peut sup­po­ser qu’elle l’est de plus en plus. Elle inclut main­te­nant, en plus des pri­sons pri­vées (et publiques, qui sont plus pri­va­ti­sées qu’on pour­rait le pen­ser et de plus en plus sou­mises à la dic­ta­ture du pro­fit), les centres de déten­tions pour mineurs, les pri­sons mili­taires et les centres d’in­ter­ro­ga­tion. Qui plus est, le sec­teur le plus ren­table de l’in­dus­trie péni­ten­tiaire est celui des centres de déten­tion pour migrants. On peut alors com­prendre pour­quoi la loi anti-immi­gra­tion la plus répres­sive, ici aux États-Unis, a été rédi­gée par des pri­sons pri­vées, dont l’ob­jec­tif expli­cite était de maxi­mi­ser leurs profits.

Qu’est-ce que l’essor du com­plexe indus­tria­lo-péni­ten­tiaire nous dit de notre société ?

L’ac­crois­se­ment inexo­rable du nombre de per­sonnes incar­cé­rées dans le monde et le déve­lop­pe­ment des moyens tou­jours plus pro­fi­tables qui per­mettent de les main­te­nir en cap­ti­vi­té est une des illus­tra­tions les plus dra­ma­tiques des ten­dances des­truc­trices du capi­ta­lisme glo­bal. Mais les béné­fices obs­cènes que génère l’in­car­cé­ra­tion de masse sont des corol­laires de pro­fits engen­drés par les indus­tries de l’é­du­ca­tion, de la san­té et d’autres ser­vices qui devraient être, en réa­li­té, acces­sibles à tous gratuitement.

Vous ima­gi­nez une socié­té sans pri­sons : n’est-ce pas uto­pique ? Com­ment cela pour­rait-il fonc­tion­ner et que met­tez-vous en place sur le ter­rain pour faire accep­ter cette idée ?

Je suis convain­cue qu’une socié­té sans pri­son est réa­liste et envi­sa­geable dans le futur, mais dans une socié­té nou­velle basée sur les besoins de la popu­la­tion et non sur le pro­fit. L’a­bo­li­tion des pri­sons est aujourd’­hui per­çue comme uto­pique jus­te­ment parce que la pri­son et les idéo­lo­gies qu’elle s’at­tache à véhi­cu­ler avec force sont tota­le­ment ancrées dans notre monde contem­po­rain. L’u­ti­li­sa­tion de plus en plus mas­sive de l’in­car­cé­ra­tion comme stra­té­gie de détour­ne­ment et l’ac­crois­se­ment du nombre de per­sonnes empri­son­nées aux États-Unis (envi­ron 2,5 mil­lions), empêchent de mettre en lumière et de trai­ter les pro­blèmes sociaux fon­da­men­taux (le racisme, la pau­vre­té, le chô­mage, le défaut d’é­du­ca­tion, etc.). La popu­la­tion fini­ra par se rendre compte que la pri­son n’est qu’une fausse solu­tion. Le plai­doyer pour l’a­bo­li­tion des pri­sons doit et ne peut se faire que dans un ensemble de reven­di­ca­tions plus large incluant celles pour une édu­ca­tion de qua­li­té, la fin des dis­cri­mi­na­tions à l’emploi, la gra­tui­té des soins de san­té et d’autres réformes pro­gres­sistes. Cela par­ti­ci­pe­ra à la pro­mo­tion de la cri­tique anti­ca­pi­ta­liste et les ini­tia­tives vers le socialisme.

Dans une des séquences de The Black Power Mix­tape, un docu­men­taire sur les Black Pan­thers et le mou­ve­ment afro-amé­ri­cain, vous avez répon­du, à un jour­na­liste qui vous deman­dait si vous approu­viez l’utilisation de la vio­lence : « Me deman­der si j’approuve la vio­lence n’a aucun sens. » Pou­vez-vous développez ?

Je vou­lais mettre l’ac­cent sur le fait que cette ques­tion sur la légi­ti­mi­té de la vio­lence aurait dû être posée aux ins­ti­tu­tions qui avaient, et ont tou­jours, le mono­pole de la vio­lence : la police, les pri­sons, l’ar­mée. J’ai expli­qué que j’a­vais gran­di dans le sud des États-Unis, à une époque où le gou­ver­ne­ment per­met­tait au Ku Klux Klan d’en­tre­prendre des attaques ter­ro­ristes contre les com­mu­nau­tés noires. J’é­tais en pri­son en ce temps-là, injus­te­ment accu­sée de conspi­ra­tion, kid­nap­ping et meurtre. J’é­tais deve­nue la cible pri­vi­lé­giée de vio­lences ins­ti­tu­tion­nelles et on ne deman­dait qu’à moi si j’ap­prou­vais la vio­lence. Très bizarre… Je vou­lais aus­si mettre en lumière que mili­ter pour un chan­ge­ment révo­lu­tion­naire n’é­tait pas en pre­mier lieu une ques­tion de vio­lence mais consis­tait à s’at­ta­quer à des pro­blé­ma­tiques de fond, comme l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de vie des per­sonnes les plus pauvres et des per­sonnes de couleur.

Nom­breux sont ceux qui pensent encore que vous fai­siez par­tie des Black Pan­thers — cer­tains sont même convain­cus que vous en étiez l’une des fon­da­trices. Pou­vez-vous nous expli­quer quelles étaient vos rela­tions avec ce mou­ve­ment à l’époque et le rôle que vous avez joué ?

Je n’é­tais pas un des membres fon­da­teurs du par­ti des Black Pan­thers. J’é­tu­diais en Europe quand le par­ti a été créé en 1966. Après avoir rejoint le Par­ti Com­mu­niste, je suis éga­le­ment deve­nue membre des Black Pan­thers et ai tra­vaillé avec une des branches de l’or­ga­ni­sa­tion à Los Angeles en tant que res­pon­sable de l’é­du­ca­tion poli­tique. Un jour, les lea­ders du par­ti ont déci­dé que les membres des Black Pan­thers ne pou­vaient être affi­liés à aucune autre orga­ni­sa­tion, alors j’ai choi­si de pour­suivre mon enga­ge­ment avec le Par­ti Com­mu­niste, tout en conti­nuant à sou­te­nir et à col­la­bo­rer avec les Pan­thers. Ils ont d’ailleurs été très actifs pour obte­nir ma libé­ra­tion lorsque j’ai été incarcérée.

Vous par­liez de « légi­ti­mi­té de la vio­lence » ; cela ren­voie à la situa­tion en Pales­tine. On entend aujourd’hui la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, les médias et le monde exi­ger des Pales­ti­niens l’arrêt de la vio­lence comme pré­con­di­tion à des négo­cia­tions. Exac­te­ment comme il avait été deman­dé aux lea­ders du mou­ve­ments pour les droits civiques ou aux Indiens d’Amérique. Qui impose cette règle qui veut que l’opprimé assure la sécu­ri­té de l’oppresseur ?

Mettre la ques­tion de la vio­lence au pre­mier plan per­met de mas­quer les véri­tables pro­blé­ma­tiques qui font le coeur de la lutte pour la jus­tice. Le même pro­ces­sus a été uti­li­sé pen­dant la lutte anti-apar­theid en Afrique du Sud. Il est inté­res­sant de noter que Nel­son Man­de­la, qui a été sanc­ti­fié comme un des plus grands défen­seurs de la paix de notre ère, figu­rait sur la liste des ter­ro­ristes des États-Unis jus­qu’en 2008. Les vraies pro­blé­ma­tiques de la lutte pales­ti­nienne pour la liber­té et l’au­to-déter­mi­na­tion sont ren­dues invi­sibles par ceux qui, usant du ter­ro­risme, portent la résis­tance pales­ti­nienne au même niveau d’hor­reur que l’a­par­theid israélien.

À quand remonte votre der­nière visite en Pales­tine ? Quelle impres­sion vous a‑t-elle laissée ?

J’y suis allée en juin 2011 avec un groupe d’In­diens d’A­mé­rique et de femmes de cou­leur, uni­ver­si­taires et acti­vistes. La délé­ga­tion comp­tait des femmes qui avaient gran­di sous le régime d’a­par­theid en Afrique du Sud, dans le sud des États-Unis sous les lois Jim Crow et dans les réserves indiennes. Bien que nous étions déjà tous enga­gés dans le mou­ve­ment pour la jus­tice en Pales­tine, nous avons été pro­fon­dé­ment cho­qués par ce que nous avons vu et avons déci­dé d’en­cou­ra­ger nos dif­fé­rents groupes à rejoindre le mou­ve­ment BDS et à inten­si­fier la cam­pagne de lutte pour une Pales­tine libre. Cer­tains d’entre nous ont plus récem­ment réus­si à faire pas­ser une réso­lu­tion exhor­tant l’A­me­ri­can Stu­dies Asso­cia­tion à par­ti­ci­per au boy­cott aca­dé­mique et cultu­rel d’Is­raël. D’autres ont œuvré pour le pas­sage d’une réso­lu­tion par la Modern Lan­guage Asso­cia­tion visant à cen­su­rer Israël pour avoir refu­sé l’en­trée en Cis­jor­da­nie à des uni­ver­si­taires qui vou­laient faire des recherches et dis­pen­ser des cours dans des uni­ver­si­tés palestiniennes.

Il existe de nom­breux moyens de résis­tance pour les popu­la­tions oppri­mées — la loi inter­na­tio­nale sti­pu­lant même qu’il est pos­sible de résis­ter par la lutte armée. Aujourd’hui, le mou­ve­ment de soli­da­ri­té pales­tien a pris le che­min de la résis­tance non-vio­lente. Est-ce, selon vous, la bonne route ?

Les mou­ve­ments de soli­da­ri­té sont, par nature, non-vio­lents. En Afrique du Sud, alors même q’un mou­ve­ment de soli­da­ri­té inter­na­tio­nal s’or­ga­ni­sait, l’ANC et le SACP en sont venus à la conclu­sion qu’il leur fal­lait une branche armée : Umkhon­to we Sizwe. Ils avaient tout à fait le droit de prendre cette déci­sion. De la même manière, c’est aux Pales­ti­niens de défi­nir quelles méthodes ils pensent les plus à même de les conduire à la vic­toire. En même temps, il est clair que si Israël se retrouve iso­lé éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment, comme tente de le faire la cam­pagne BDS, il ne pour­ra pas conti­nuer de déve­lop­per son régime d’a­par­theid. Si nous, aux États-Unis par exemple, pou­vions for­cer Oba­ma à ces­ser de don­ner 8 mil­lions de dol­lars par jour à Israël, nous ferions un grand pas vers la fin de l’oc­cu­pa­tion israélienne.

Vous faites par­tie d’un comi­té pour la libé­ra­tion de Mar­wan Bar­ghou­ti et tous les pri­son­niers poli­tiques. Pour­quoi est-ce une prio­ri­té à vos yeux ?

Il est essen­tiel que Mar­wan Bar­ghou­ti et tous les pri­son­niers poli­tiques incar­cé­rés dans les pri­sons israé­liennes soient libé­rés. Mar­wan Bar­ghou­ti a pas­sé plus de deux décen­nies der­rière les bar­reaux. Sa situa­tion est d’ailleurs tout a fait symp­to­ma­tique de l’ex­pé­rience de la plu­part des familles pales­ti­niennes dont au moins un membre a été empri­son­né par les auto­ri­tés israé­liennes. Il y a actuel­le­ment plus de 5000 pri­son­niers pales­ti­niens et nous savons que depuis 1967, 800 000 Pales­ti­niens, soit 40 % de la popu­la­tion mas­cu­line, ont été incar­cé­rés par Israël. Deman­der la libé­ra­tion de tous les pri­son­niers poli­tiques pales­ti­niens est un élé­ment essen­tiel des reven­di­ca­tions pour mettre fin à l’occupation.

Lors d’une confé­rence à Londres, en octobre 2013, vous avez décla­ré que la ques­tion pales­ti­nienne devait se glo­ba­li­ser, qu’elle était une pro­blé­ma­tique sociale que tous les mou­ve­ments lut­tant pour la jus­tice devaient ins­crire dans leur pro­gramme. Que vou­liez-vous dire par là ?

Tout comme le com­bat contre le régime d’a­par­theid en Afrique du Sud a fini par deve­nir une des pré­oc­cu­pa­tions pre­mières d’une grande majo­ri­té des mou­ve­ments de lutte pour la jus­tice dans le monde, la ques­tion pales­ti­nienne doit deve­nir la prio­ri­té de tous les mou­ve­ments pro­gres­sistes aujourd’­hui. On a eu ten­dance à consi­dé­rer la Pales­tine comme une ques­tion à part et, mal­heu­reu­se­ment, sou­vent mar­gi­nale. Le moment est venu d’en­cou­ra­ger tous ceux qui croient en l’é­ga­li­té et la jus­tice à se joindre à la lutte pour libé­rer la Palestine.

Que répon­dez-vous si l’on vous dit : le com­bat est sans fin ?

Je dirais que nos luttes murissent, gran­dissent, pro­duisent de nou­velles idées, font sur­gir de nou­velles pro­blé­ma­tiques et de nou­veaux ter­rains sur les­quels nous devons mener notre quête de liber­té. À l’ins­tar de Nel­son Man­de­la, nous devons avoir la volon­té d’en­tre­prendre la longue marche vers la liberté.

Source de l’ar­ticle : bal­last