Bilan et avenir de la télévision populaire au Venezuela

Jusque-là réprimées, les télévisions associatives furent légalisées et dotées par l’Etat d’outils, d’antennes, de financements – sans contrôle de leur message.

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une équipe de cher­cheurs a mené de 2015 à 2016 une enquête appro­fon­die sur les 35 télé­vi­sions popu­laires du Venezuela.

L’enquête “Consom­ma­tion et ima­gi­naires cultu­rels” publiée par le Minis­tère de la Culture du Vene­zue­la en 2015[“E[ncuesta Nacio­nal de Ima­gi­na­rios y Consu­mos Cultu­rales de Vene­zue­la”]] indique que 78% des citoyens regardent tous les jours la télé­vi­sion (85 % de ceux-ci regar­dant des chaines pri­vées). A la ques­tion : « qu’est-ce qui vous rend le plus fier du Vene­zue­la ? », 27 % des citoyen(ne)s inter­ro­gés répondent “ses beaux pay­sages”, 3 % ses “jolies femmes”, 1% le fait d’être “le pays de Bolí­var”, 1% “son his­toire poli­tique contem­po­raine”. 18 ans de révo­lu­tion n’ont guère enta­mé l’imaginaire col­lec­tif ins­tal­lé par une télé­vi­sion com­mer­ciale qui est deve­nue dès les années 50 le média cen­tral du boom pétro­lier et de sa pseu­do-moder­ni­té sociale. Le jour­na­lisme ver­ti­cal et non-par­ti­ci­pa­tif reste la pra­tique dominante.

L’élection d’Hugo Cha­vez en 1998 a bous­cu­lé cette misère. Jusque-là répri­mées, les télé­vi­sions asso­cia­tives furent léga­li­sées et dotées par l’Etat d’outils, d’antennes, de finan­ce­ments – sans contrôle de leur mes­sage. Le concept ori­gi­nal qui ins­pi­ra le pre­mier règle­ment légal co-écrit avec les mili­tants de la com­mu­ni­ca­tion popu­laire en 2000, n’est pas de “concur­ren­cer” les médias pri­vés mais de for­mer les citoyens pour qu’ils pro­duisent 70 % de la pro­gram­ma­tion des ces nou­velles radios et télé­vi­sions. La táche de l’équipe res­pon­sable est de veiller au bon état du maté­riel et de for­mer la popu­la­tion en per­ma­nence à la pro­duc­tion audio­vi­suelle pour que celle-ci soit l’actrice authen­tique du média. Ce modèle inédit a fait du Vene­zue­la un labo­ra­toire historique.

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Un pre­mier bilan s’imposait. C’est à la demande des col­lec­tifs et avec l’appui de la Com­mis­sion natio­nale des Télé­com­mu­ni­ca­tions que j’ai orga­ni­sé une équipe de cher­cheurs pour mener de 2015 à 2016 une enquête appro­fon­die sur les 35 télé­vi­sions popu­laires exis­tantes, cer­taines actives, d’autres moins, d’autres éteintes.

Pre­mière consta­ta­tion : la per­sis­tante dif­fi­cul­té de créer une nou­velle forme de média dans un champ homo­gé­néi­sé par la glo­ba­li­sa­tion mar­chande et par ses mono­poles média­tiques. Nom­breux sont ceux qui repro­duisent les pra­tiques domi­nantes, éli­minent la for­ma­tion inté­grale et renoncent à créer leur propre agen­da infor­ma­tif. Même si la majo­ri­té rejette l’idée de se muer en sta­tions com­mer­ciales : “Le jour où nous serions sou­te­nus par une entre­prise pri­vée nous ces­se­rions d’être com­mu­nau­taires et per­drions notre enga­ge­ment” (Karache TV). “Pas de chefs, pas de com­merce, soyons tota­le­ment sociaux » ren­ché­rit un membre d’Arañero TV. Les col­lec­tifs expriment aus­si des auto­cri­tiques : pri­va­ti­sa­tion du média par un petit groupe ou par une famille, manque de coor­di­na­tion natio­nale, excès de jalou­sie ter­ri­to­riale, manque de volon­té dans la for­ma­tion d’équipes de pro­duc­tion popu­laires, mau­vais usage, par­fois des­truc­teur, du maté­riel don­né par l’État.

Mais toutes ces années ont aus­si per­mis de valo­ri­ser la télé­vi­sion popu­laire comme la « mai­son qui est la nôtre », comme l’espace d’amitié et de col­la­bo­ra­tion libé­ré des normes com­mer­ciales, comme les retrou­vailles de mondes sépa­rés par le capi­ta­lisme (vie et temps, ville et cam­pagne, homme et femme, enfant et adulte…), comme porte-parole des mou­ve­ments sociaux, comme école d’organisation citoyenne, ser­vice public capable de pal­lier les fai­blesses de l’Etat, point de ren­contre pour diag­nos­ti­quer les problèmes.

Pour sur­mon­ter la faible pro­duc­tion de pro­grammes, les mili­tants pro­posent de par­tir des dyna­miques déjà exis­tantes : talents musi­caux indi­vi­duels ou col­lec­tifs en quête d’indépendance, ligues spor­tives, etc… “Nous pro­je­tons de prendre le contrôle des terres sur le ter­ri­toire de la com­mune pour les semer avec l’appui de jeunes qu’on traite à tort de délin­quants” explique Willians Sivi­ra de Lara TVe. Autres pro­jets : une école natio­nale des médias asso­cia­tifs, un fonds de sou­tien – récem­ment approu­vé par une Loi sur la Com­mu­ni­ca­tion Popu­laire[[Ley de Comu­ni­ca­ción Popu­lar de décembre 2015]] – pour finan­cer les for­ma­tions et un réseau d’appui mutuel pour mettre à niveau les connais­sances tech­niques néces­saires. “A Sel­va TVe on veut relan­cer la for­ma­tion et si un jour il y a ici 300 quar­tiers, nous aurons 300 Sel­va Tve”.

Beau­coup de ceux qui se forment grâce aux outils de la télé­vi­sion popu­laire partent ensuite cher­cher du tra­vail dans les médias pri­vés. Face à ce pro­blème, TV Petare pro­pose une pré­sé­lec­tion des can­di­dats sur la base de leur enga­ge­ment social préa­lable et de ne lan­cer un média nou­veau qu’au terme d’un tra­vail de réflexion avec les habi­tants, pour évi­ter qu’il soit per­çu comme une « inva­sion » (Pau­lo Freire) et garan­tir ain­si une majeure participation.

La plu­part des col­lec­tifs sou­haitent que l’Etat les dote d’un véhi­cule pour accé­der aux dif­fé­rents points de leur sec­teur, lui demandent de sala­rier une tren­taine de per­ma­nents par télé­vi­sion pour évi­ter la com­mer­cia­li­sa­tion dans laquelle sont tom­bées tant de radios com­mu­nau­taires, en atten­dant de rendre le média sou­te­nable avec l’appui de formes éco­no­miques émer­gentes, com­mu­nales entre autres (TV Petare). En géné­ral, on attend de l’Etat plus d’appui, plus de sui­vi tech­nique, plus d’investissements, car le maté­riel reste cher et complexe.

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Sont aus­si évo­qués la créa­tion d’une indus­trie natio­nale pour sor­tir de la dépen­dance tech­no­lo­gique, une majeure inter­ac­tion via les nou­velles tech­no­lo­gies pour autant que celles-ci servent une plus grande capa­ci­té d’organisation, l’usage du solaire, de l’éolien, des cam­pagnes publiques d’explication du concept de télé­vi­sion popu­laire, l’appui de l’Etat pour faire appli­quer la loi qui pré­voit que les télé­vi­sions accèdent au câble et au numé­rique, tout cela ados­sé à une poli­tique de démo­cra­ti­sa­tion réelle de la pro­prié­té des ondes, comme dans l’Argentine d’avant Macri, ou en Boli­vie et en Equa­teur, où le spectre hert­zien est par­ta­gé en trois tiers : pri­vé, public, associatif.

Mais une “pro­fes­sion­na­li­sa­tion” qui s’aligne sur les écoles de jour­na­lisme trans­for­me­rait vite un média asso­cia­tif en clone local du domi­nant. La télé­vi­sion popu­laire appelle donc un nou­veau pro­fes­sion­na­lisme adap­té aux besoins de par­ti­ci­pa­tion sociale et de déco­lo­ni­sa­tion cultu­relle. La for­ma­tion inté­grale aux dif­fé­rentes phases tech­niques ne vise pas à réduire les coûts de pro­duc­tion mais à com­prendre le tra­vail des autres, à pen­ser glo­ba­le­ment le pro­ces­sus, à y par­ti­ci­per plei­ne­ment. Le temps nou­veau sera libé­ré de la “concur­rence” : temps de l’enquête par­ti­ci­pa­tive, de la réa­li­sa­tion col­lec­tive, du mon­tage réflexif, temps de rendre aux habi­tants l’image de leurs pro­ces­sus, temps du feed-back pour cri­ti­quer et avan­cer… et temps de relier tous ces espaces locaux – par exemple sous la forme d’une véri­table télé­vi­sion publique.

A l’ère des coups d’État média­tiques, plu­tôt que de répé­ter que « toute la presse est contre nous » ou que « nous devons occu­per davan­tage les réseaux sociaux », le socia­lisme lati­no-amé­ri­cain doit prendre conscience que son futur passe par la créa­tion d’un tis­su ser­ré de médias popu­laires, la rédac­tion d’une une loi lati­no-amé­ri­caine puis mon­diale de démo­cra­ti­sa­tion de la pro­prié­té des médias[Comme le sug­gé­rait déjà Sean Mac Bride dans son [rap­port à l’UNESCO en 1980, et comme les gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes d’Argentine, de Boli­vie ou d’Équateur ont ten­té de le faire à tra­vers des textes de loi même si ceux-ci sont encore loin de pas­ser dans la réa­li­té.]], la remise de la majo­ri­té des fré­quences et des res­sources aux orga­ni­sa­tions popu­laires, la refonte de l’enseignement de la com­mu­ni­ca­tion sociale. Mais aus­si par un saut orga­nique : “Nous pro­po­sons un sys­tème com­mu­nal qui sera aux mains du pay­san pro­duc­teur d’aliments pour que nous orga­ni­sions la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion” dit un membre d’une com­mune du Vene­zue­la. Sub­sti­tuons le mot « ali­men­ta­tion » par « infor­ma­tion » et nous aurons le visage du média enra­ci­né loca­le­ment et fédé­ré inter­na­tio­na­le­ment, qui per­met­trait enfin de sor­tir de notre Caverne de Pla­ton planétaire.

Thier­ry Deronne

Source de l’ar­ticle : vene­zue­la infos