Hommage à Micheline Créteur

cret1.jpg
Le rôle de la télévision sur le documentaire ne se situe pas seulement dans le cadre de la diffusion. En tant que producteur principal, elle impose ses lois et ses codes. Les marges de manoeuvre des cinéastes deviennent de plus en plus étroites. Et ce qu'il y a de terrible, c'est que, quoiqu'il arrive, la télévision, réclame un certain type de produits. Cette pression agit dès le départ dans l'écriture.

L’Ad­mi­nis­tra­tion : je ne savais pas tou­jours où j’é­tais, au coeur ou à la marge de l’Ins­ti­tu­tion. C’est de cette époque que date ce goût de tra­vailler avec des pairs et de créer des réseaux d’in­diens qui courent dans les ins­ti­tu­tions ou les asso­cia­tions qu’on a sous la main. J’al­lais là où il y avait des humains.” M.C.

Notre ciné­ma est en deuil. Miche­line Cré­teur nous a quit­té en ce début sep­tembre, dans une année ciné­ma­to­gra­phique qui aura été par­ti­cu­liè­re­ment riche pour un ciné­ma au déve­lop­pe­ment duquel elle a lar­ge­ment contri­bué comme char­gée de mis­sion au Centre du Ciné­ma et de l’Au­dio­vi­suel de la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique (avec des actions et mani­fes­ta­tions comme Ciné­ma en marge, ciné­ma en marche, le R.A.C.C., Vidéo-réa­li­tés, Fil­mer à tout prix et les Ate­liers de pro­duc­tion). Volon­ta­riste, sa récente retraite ne l’a­vait nul­le­ment empê­chée de conti­nuer à se battre encore et tou­jours pour le docu­men­taire, un genre qu’elle consi­dé­rait comme majeur dans notre culture de l’i­mage. Tout récem­ment avec Carinne Bratz­laws­ki, Clau­dio Pazien­za, Rogier Van Eck, Luc Dar­denne, Peter Kru­ger et Ciné­dit elle avait créé Docu­men­taire sur grand écran, une mani­fes­ta­tion qui le der­nier dimanche de chaque mois, pro­po­se­ra au spec­ta­teur une mati­née consa­crée au docu­men­taire à l’A­ren­berg-Gale­ries (nous y revien­drons). En Octobre 1995, elle avait consa­cré à notre col­la­bo­ra­teur Phi­lippe Simon, un entre­tien qui fai­sait le point entre fic­tion et docu­men­taire dans la sai­sie du réel, ouvrait de nou­velles pistes pour la dif­fu­sion des films. Nous le repre­nons in-exten­so, tant ces pro­pos nous paraissent d’actualité.

Dès la créa­tion de Ciné­ma en marge, ciné­ma en marche, en 1979, Miche­line Cré­teur défend le ciné­ma du réel et plus par­ti­cu­liè­re­ment le docu­men­taire en Bel­gique fran­co­phone. Epau­lée par Jean-Luc Outers avec l’aide de la Com­mis­sion Com­mu­nau­taire Fran­çaise et de la Com­mua­nu­té fran­çaise de Bel­gique, elle lance, en 1985, Fil­mer à tout prix. Depuis la pre­mière édi­tion de ce fes­ti­val, Miche­line Cré­teur se bat pour un ciné­ma du regard et de l’im­pli­ca­tion, un ciné­ma arti­sa­nal où le créa­teur reste le prin­ci­pal maître d’oeuvre. Avec Fil­mer à tout prix, elle a réus­si à créer un pôle de résis­tance au consen­sus de l’au­dio­vi­suel, c’est-à-dire un lieu de ren­contre, de réflexion et de déve­lop­pe­ment sin­gu­liers. D’où l’en­vie d’une ren­contre pour en parler.

APPROCHE DU REEL : FICTION OU DOCUMENTAIRE

cret1.jpg © JMV

Le réel, au niveau de l’i­mage, est tou­jours à construire, il est l’é­la­bo­ra­tion d’une struc­ture qui rend compte d’une réa­li­té. Que ce soit sous la forme du docu­men­taire ou de la fic­tion, son enjeu réside dans ce tra­vail de construc­tion. Dans le docu­men­taire, ce qui est inté­res­sant naît jus­te­ment de ce qui échappe à la construc­tion, de ce qui sur­vient. Cette part d’i­nat­ten­du qui induit autre chose… Ce qui me touche, c’est d’a­voir tout à coup une sorte de bouf­fée d’air frais, c’est de voir la vie qui sur­vient, sans être contrô­lée. A la base du docu­men­taire, il y a quelque chose de l’ordre de la sur­prise qui est fon­da­men­tal. Cela dit, les bons cinéastes qui touchent au docu­men­taire et à la fic­tion, comme Kia­ros­ta­mi ou Moret­ti, sont des gens qui arrivent à uti­li­ser les valeurs du docu­men­taire dans la fic­tion. Il me semble impor­tant, pour des rai­sons tac­tiques évi­dentes, d’af­fir­mer l’o­ri­gi­na­li­té du docu­men­taire même si fon­da­men­ta­le­ment mes choix vise­raient à confondre les deux approches. De ne plus faire la dis­tinc­tion ou de la mettre ailleurs. Entre ce que j’ap­pelle construc­tions sin­gu­lières et construc­tions domi­nantes par exemple.

CONSTRUCTIONS SINGULIERES ET STUDIO CINEMA DE LA REALITE

Ce qui me paraît fon­da­men­tal est de voir sur­gir, dans cette éla­bo­ra­tion du réel, des construc­tions sin­gu­lières par rap­port aux construc­tions domi­nantes. Robert Kra­mer dit, en effet, que le réel est une sorte de “stu­dio de ciné­ma” bour­ré de décors. Il appelle ça le stu­dio ciné­ma de la réalité[[Je m’ins­pire ici d’un article de R. Kra­mer, Pour vivre hors-la-loi, tu dois être hon­nête, paru dans le numé­ro 1995 de Dans le réel, la fic­tion, édi­tion du Grou­pe­ment natio­nal du ciné­ma de recherche.]]. Chaque décor est accom­pa­gné des indi­ca­tions néces­saires à sa com­pré­hen­sion et à son uti­li­sa­tion. Et chaque cinéaste est cen­sé s’af­fron­ter à ce “stu­dio”. Or, aujourd’­hui, il existe une réfé­rence de plus en plus grande (effet de la culture de masse à la télé­vi­sion prin­ci­pa­le­ment) à un ciné­ma où le cinéaste ne décide pas de son lan­gage et où le spec­ta­teur s’i­den­ti­fie direc­te­ment à ce qui se passe sur l’é­cran sans qu’on lui per­mette de déchif­frer les codes qui sont à l’oeuvre. Il existe un lan­gage domi­nant, le “stu­dio du réel”, auquel se sou­mettent bon nombre de cinéastes. Et ce lan­gage a déjà réglé la majo­ri­té des pro­blèmes de repré­sen­ta­tion que devraient nor­ma­le­ment ren­con­trer les cinéastes. Dans ce cas, ce que reçoit le spec­ta­teur va tou­jours dans le même sens. Et nous nous retrou­vons devant une écri­ture pré­di­gé­rée qui a éva­cué tous les pro­blèmes au pro­fit d’une seule repré­sen­ta­tion du monde.

INFLUENCE DE LA TELEVISION

cret2.jpg© JMV

Le rôle de la télé­vi­sion sur le docu­men­taire ne se situe pas seule­ment dans le cadre de la dif­fu­sion. En tant que pro­duc­teur prin­ci­pal, elle impose ses lois et ses codes. Les marges de manoeuvre des cinéastes deviennent de plus en plus étroites. Et ce qu’il y a de ter­rible, c’est que, quoi­qu’il arrive, la télé­vi­sion, dans sa ten­dance lourde (il y a des excep­tions), réclame un cer­tain type de pro­duits. Cette pres­sion agit dès le départ dans l’é­cri­ture. La télé­vi­sion demande des objets bien faits, lisibles, simples, je dirais trans­pa­rents, qui ne mettent pas en jeu ce qu’il y a der­rière la demande des gens. Para­doxe d’ailleurs car, d’un côté, il y a ces images, sou­vent d’une vio­lence extrême, voyeu­riste, por­no­gra­phique…, où l’é­mo­tion enva­hit tout et fait écran, pré­ten­dant être le miroir ana­lo­gique d’un cer­tain réel ; de l’autre, il y a une sorte de refus de faire des vagues, de ne pas trou­bler outre mesure le consen­sus et d’é­vi­ter un point de vue, une impli­ca­tion du cinéaste qui puisse inter­pel­ler le spec­ta­teur. Com­ment se gagne aujourd’­hui une parole sin­gu­lière et qui fait sens quand on tra­vaille dans des condi­tions de pro­duc­tion nor­males, avec sou­vent la télé­vi­sion comme copro­duc­teur et seul dif­fu­seur ? Com­ment faire pour se faire entendre ? Si le cinéaste va trop loin, s’il est trop per­son­nel, trop ori­gi­nal dans sa construc­tion, il risque d’a­voir un nombre réduit de spec­ta­teurs et donc de ne pas trou­ver le moyen de se faire pro­duire. Par contre, s’il ne va pas assez loin, s’il suit les règles du dif­fu­seur, il peut n’a­voir plus rien à com­mu­ni­quer. D’un côté, il risque l’hys­té­rie, de l’autre une sorte de sui­cide. Au sur­plus, l’ap­pau­vris­se­ment cultu­rel est tel et nous sommes sou­mis à une telle dégra­da­tion des codes de lec­ture, à de tels condi­tion­ne­ments dans la per­cep­tion des images, que le plus petit écart avec le cou­rant domi­nant pro­voque malaise, dif­fi­cul­té, refus. For­cer le spec­ta­teur à réflé­chir, l’é­veiller à une autre conscience, l’a­me­ner ailleurs n’est pas simple. Un plus grand nombre de cinéastes en arrive à ne plus faire que ce qu’on leur demande. Ils ont ten­dance à répondre aux règles accep­tées de l’u­ti­li­sa­tion du “stu­dio du réel”.

EVOLUTION DES ATELIERS ET CINEMA DE RESISTANCE

Heu­reu­se­ment, face à cette situa­tion, des cinéastes résistent. C’est de ce type de résis­tance que sont nés naguère les ate­liers. Ce n’é­tait pas une pré­oc­cu­pa­tion propre à cer­tains artistes. Elle était dans les années 70 relayée par une par­tie du corps social. Nés du désir de faire un autre ciné­ma, les ate­liers, vingt ans après, se retrouvent coin­cés dans une stra­té­gie de ren­ta­bi­li­té. Or, bien avant la com­pé­ti­tion éco­no­mique, les ate­liers doivent répondre à des ques­tions autre­ment plus fon­da­men­tales et qui ont trait à la créa­tion, à la pro­mo­tion des condi­tions de créa­tion dans une com­mu­nau­té, à une époque don­née. Les enjeux ne sont pas qu’é­co­no­miques. Pour moi, la crise actuelle des ate­liers vient de cette dif­fi­cul­té à pen­ser et à construire d’une manière com­plexe une phi­lo­so­phie de résis­tance et une stra­té­gie qui en serait le pro­lon­ge­ment, pour les années 90. Cela dit, la dimen­sion éco­no­mique des pro­blèmes est essen­tielle. Elle ne peut être igno­rée comme elle l’a été dans les années 70. Les aides publiques s’a­me­nuisent et il faut donc faire plus avec moins et mieux gérer ce que l’on a. Dire comme cer­tains : “il vaut mieux faire ses films en dehors du sys­tème”, ne résout rien. S’il faut inven­ter de nou­velles manières de faire des films, plus légères, il faut aus­si se battre avec les pou­voirs publics, et dans le cadre du mar­ché, pour mener à bien des pro­duc­tions professionnelles.

UNE AUTRE TELEVISION

Il y a une évo­lu­tion que je trouve inté­res­sante et que je vou­drais bien mar­quer durant cette édi­tion de Fil­mer à tout prix, c’est ce que d’au­cuns appellent une autre télé­vi­sion”. Aujourd’­hui, cer­tains jour­na­listes, en réponse aux demandes libres des télé­vi­sions, tentent des réa­li­sa­tions plus arti­sa­nales, plus per­son­nelles. Dans le cadre de leur enquête, ils sont ame­nés à un tra­vail d’ap­proche plus sin­gu­lier, ils se muent petit à petit en cinéastes. Dans notre pays cette muta­tion prend corps et cela vaut la peine de la suivre et d’en rendre compte. D’en mon­trer les limites, les contra­dic­tions… Bien sûr, dans l’en­semble, ce que réa­lisent ces jour­na­listes n’est pas un tra­vail de ciné­ma. Mais je me dis que face à l’é­ven­tail de ce que nous pro­pose la télé­vi­sion, voi­là quelque chose qui rompt avec l’i­déo­lo­gie domi­nante, qui ren­voie, elle aus­si, à ces construc­tions sin­gu­lières dont je par­lais au début. Refu­ser la pseu­do-objec­ti­vi­té dont se targue la télé­vi­sion et mettre en avant un point de vue, voi­là qui vaut la peine d’être défendu.

NOUVELLES FORMES D’ECRITURE

cret3.jpg Mais sur­prise, alors que je constate cette accul­tu­ra­tion géné­rale, je dois dire que c’est la pre­mière année où je vois des choses nou­velles. Bien sûr, je retrouve les mêmes éclai­reurs (Leh­man, Van­der­keu­ken, Kra­mer) qui ont un iti­né­raire, une approche cohé­rente du monde, etc. Ceux-là, ils conti­nuent, recon­nus ou pas, ne renoncent pas et avancent. Mais en dehors d’eux, j’ai vu des pre­mières oeuvres inté­res­santes. Après les silences de la fin des années 80, cela fait plai­sir. Je ren­contre soit des gens qui reviennent au docu­men­taire après des années de dis­pa­ri­tion, soit des nou­veaux venus qui s’ins­crivent dans un cou­rant d’ex­pé­riences et de recherche et se rat­tachent à des ten­ta­tives pas­sées. C’est un état d’es­prit de recherche et de créa­tion qui réap­pa­raît. Une conti­nui­té qui signale un renou­veau. Et le sup­port importe peu. Aujourd’­hui, nous sommes confron­tés à un pro­blème de lan­gage et de sin­gu­la­ri­té au-delà des genres. Et non plus à la sépa­ra­tion entre vidéo et film. Si, au début, il impor­tait de sou­li­gner l’exis­tence de deux mondes, celui du film et celui de la vidéo et donc quelque part de deux lan­gages dif­fé­rents, aujourd’­hui il faut mon­trer que la créa­tion dépasse de telles caté­go­ries. Nous assis­tons peut-être comme dans le cas de la cou­pure docu­men­taire-fic­tion, à la dilu­tion de la fron­tière ciné­ma-vidéo. Il est de plus en plus dif­fi­cile de voir qui appar­tient à quoi. Comme si un nou­veau lan­gage hybride voyait le jour. Je ne sais pas. En tout cas la ques­tion vaut la peine d’être posée. D’au­tant que la liber­té de créa­tion peut être liée à l’u­ti­li­sa­tion au départ de la vidéo ou du super 8.

DIFFUSION ET NOUVEAUX CIRCUITS

Il est impor­tant de voir des pro­fes­sion­nels reve­nir vers des solu­tions légères car, comme je le disais, je crois qu’en termes de dif­fu­sion, la dis­tance entre ciné­ma et vidéo va aller en s’a­me­nui­sant. Le rap­port entre le ciné­ma et la vidéo, dans quelques années, va deve­nir moins évident en matière de dis­tri­bu­tion. Il y a de plus en plus de cir­cuits vidéo, de nou­veaux réseaux se créent dans le com­mer­cial et le non-com­mer­cial. Nous allons peut-être retrou­ver l’é­qui­valent dans les termes d’au­jourd’­hui, de ce que pou­vaient être les ciné-clubs des années 70. Moins cen­trés sur la ciné­phi­lie, mais plus axés sur le rap­port au monde, sur la mémoire, sur une convi­via­li­té ras­sem­blant des publics ciblés autour de thèmes pré­cis. Les gens veulent voir des choses pré­cises dans des condi­tions qui ne sont pas celles de la TV ou du spec­tacle et de la dis­trac­tion. C’est un besoin qui existe. Le pro­lon­ge­ment de cette his­toire qu’est la ciné­phi­lie n’a plus de lieux où s’ex­pri­mer. Un manque existe, qui peut être le début de quelque chose d’autre. Nou­velles ini­tia­tives, nou­veaux lieux de ras­sem­ble­ment, style work­shops, pro­jec­tions à date fixe de films docu­men­taires, etc. Je crois que des choses vont renaître. Il y en a déjà…

Phi­lippe Simon, 01/09/1999

Source de l’ar­ticle : ciner­gie