Le problème des versions hollywoodiennes de Mandela

Pas moins de 16 films américains ont été consacrés à l'ex-président de l'Afrique du Sud. S'ils participent tous à la fabrication du mythe Mandela, ils laissent en revanche de côté certaines réalités historiques et ont tendance à déformer les événements. Pour en faire un héros solitaire – qu'il n'était pas.

“Man­de­la, un long che­min vers la liber­té”, sor­ti en décembre 2013

Jes­si­ca Blatt et moi avons écrit un article pour le site d’Al-Jazee­ra Ame­ri­ca, dans lequel nous fai­sons valoir qu’outre les manières de divers poli­ti­ciens conser­va­teurs, c’est la créa­tion du mythe de Nel­son Man­de­la par Hol­ly­wood qui mar­que­ra les esprits.

Il appa­raît dans 16 longs-métrages en tant que per­son­nage et nous nous attar­dons sur deux d’entre eux – Invic­tus et Man­de­la : un long che­min vers la liber­té [ce der­nier est sor­ti le 18 décembre en France] –, car ils ren­forcent les carac­té­ris­tiques typiques de la créa­tion de mythes et du révi­sion­nisme his­to­rique qui ont mar­qué presque toutes les dis­cus­sions sur Nel­son Man­de­la depuis son décès. Voi­là la par­tie consa­crée au der­nier opus en date : Man­de­la : un long che­min vers la liber­té retrace toute la vie du lea­der sud-africain.

Ce film a béné­fi­cié de ce que The New York Times a appe­lé “l’aide macabre” de la mort de Man­de­la. Le bio­pic a la béné­dic­tion de la famille de Man­de­la, a bat­tu des records au box-office en Afrique du Sud et est pres­sen­ti comme un can­di­dat aux Oscars (pour Idris Elba, dans le rôle-titre). Les cri­tiques ont évo­qué une œuvre sha­kes­pea­rienne et ont qua­li­fié de stu­pé­fiantes et magni­fiques les per­for­mances des acteurs.

Pure inven­tion

Nous recon­nais­sons que c’est un film puis­sant. Mal­heu­reu­se­ment, l’essentiel de son conte­nu relève de la pure inven­tion. Début décembre, la Fon­da­tion Nel­son Man­de­la, qui archive les docu­ments per­son­nels du défunt pré­sident, a décla­ré que le film conte­nait de nom­breuses erreurs. Le ciné­ma prend tou­jours des liber­tés, mais cette pro­duc­tion cherche à paraître réa­liste. (La plu­part du temps, en tout cas. A la fin, les maquilleurs ont tel­le­ment épais­si le front d’Idris Elba qu’il res­semble plus à un des Klin­gons qu’au Nel­son Man­de­la des der­nières années.)

Tou­te­fois, les omis­sions du scé­na­rio sont plus graves que ses inexac­ti­tudes (ou les pro­blèmes de maquillage). Par­mi les lacunes, il faut noter la guerre froide, le com­mu­nisme (le Par­ti com­mu­niste d’Afrique du Sud a récem­ment confir­mé que Nel­son Man­de­la avait effec­ti­ve­ment été adhé­rent, ce qui était res­té un secret de poli­chi­nelle pen­dant des années), le sou­tien amé­ri­cain à l’apartheid et l’appui du régime d’apartheid aux sup­po­sées vio­lences entre Noirs dans les années 1980 et au début des années 1990.

Dans le film, on dirait que Win­nie Man­de­la – pré­sen­tée comme un per­son­nage irra­tion­nel, digne de Lady Mac­beth – est à l’origine des vio­lences, qui étaient en réa­li­té le résul­tat d’affrontements entre les forces loyales au Congrès natio­nal afri­cain (ANC) et les orga­ni­sa­tions man­da­tées et finan­cées par l’Etat, comme le Par­ti de la liber­té Inka­tha, repré­sen­tant des Zoulous.

Un héros sou­te­nu par l’ANC

Tou­te­fois, la défor­ma­tion peut-être la plus fla­grante s’avère la sépa­ra­tion que crée le film entre Nel­son Man­de­la et le mou­ve­ment dont il est issu. En réa­li­té, l’ANC et sa lutte pour la jus­tice sociale repo­saient sur une gou­ver­nance col­lec­tive et par­ti­ci­pa­tive. Man­de­la a été choi­si par une com­mis­sion pour deve­nir le visage du mou­ve­ment à l’échelle inter­na­tio­nale. Le long-métrage occulte les prin­ci­paux col­la­bo­ra­teurs de Man­de­la (notam­ment Wal­ter Sisu­lu [1912 – 2003], Joe Slo­vo [1926 – 1995] et Oli­ver Tam­bo [1917 – 1993]) et réduit un mou­ve­ment com­plexe à une bataille oppo­sant Nel­son Man­de­la (bon et clé­ment) et Win­nie Man­de­la (mau­vaise et violente).

Paral­lè­le­ment à la créa­tion d’un mythe autour de Nel­son Man­de­la à la suite de sa mort, ces films conso­lident l’idée que la liber­té est construite par de grands hommes extra­or­di­naires. Et tout le monde pense qu’il n’y en aura plus d’autres, car cette époque est révo­lue. Comme on pou­vait s’y attendre, Barack Oba­ma lui-même a déplo­ré le fait qu’il n’y aura “sans doute per­sonne d’autre comme Nel­son Mandela”.

Le pro­blème, c’est que cette ana­lyse cache un contre­sens : en réa­li­té, ce sont les mou­ve­ments qui créent les per­son­na­li­tés comme Nel­son Man­de­la et non pas le contraire. 

Source de l’ar­ticle : Cour­rier International