De la pornographie des poupées sexuelles

par Flo­rence Gildea
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Pour­tant, pour les hommes qui recherchent un contrôle total, il est tou­te­fois pos­sible d’aller au-delà du silence de la pou­pée sexuelle : on peut mettre des mots dans sa bouche.

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« Logique » de la mas­cu­li­ni­té toxique : de la por­no­gra­phie des pou­pées sexuelles.

Le silence des pou­pées sexuelles est consi­dé­ré comme l’un de leurs prin­ci­paux avan­tages par les pro­prié­taires mas­cu­lins. Les pou­pées sexuelles, contrai­re­ment aux par­te­naires humaines, ne peuvent pas répondre, cri­ti­quer ou mépriser.

Par exemple, l’auteur Antho­ny Fer­gu­son écrit qu’une pou­pée sexuelle « ne vous dira jamais de sor­tir les pou­belles ni ne cri­ti­que­ra votre per­for­mance sexuelle […], elle ne répond ni ne gronde. Cette absence de dia­logue est impor­tante pour un homme qui veut un contrôle total

». La pou­pée sexuelle, ajoute-t-il, « signi­fie la femme dans sa forme la plus muette, la plus impuis­sante, la plus banalisée

».

Mal­gré tous les « argu­ments » de l’industrie du sexe en faveur de la « liber­té d’expression », ce qui est vrai­ment pro­té­gé ici est le lan­gage toxique des hommes et leurs actes de vio­lence sexuelle. Ce dis­cours des hommes toxiques sur et autour des femmes, et le contrôle total qu’ils ont sur les pou­pées d’apparence femmes. Dans l’esprit de la mas­cu­li­ni­té toxique, la por­no­gra­phie et les pou­pées sexuelles se reflètent parfaitement.

Pour­tant, pour les hommes qui recherchent un contrôle total, il est tou­te­fois pos­sible d’aller au-delà du silence de la pou­pée sexuelle : on peut mettre des mots dans sa bouche. Ou plu­tôt, la tenir aux bouts des doigts, puisque plu­sieurs pro­prié­taires de pou­pée sexuelle ont créé un compte Twit­ter ou de d’autres médias sociaux pour leurs poupées.

Par consé­quent, les per­son­na­li­tés et les voix que les pro­prié­taires de pou­pées pro­jettent sur celles-ci ont leur impor­tance dans la façon dont les robots sexuels peuvent être déve­lop­pés, étant don­né que les fabri­cants de pou­pées sexuelles, comme la Real­Doll, visent à accroître les capa­ci­tés d’IA (intel­li­gence arti­fi­cielle) de leurs pou­pées, et ont l’espoir que les pro­prié­taires seront en mesure de per­son­na­li­ser eux-mêmes leurs robots.

Ces comptes Twit­ter peuvent, en par­ti­cu­lier, offrir un aper­çu du mode de sexua­li­té fémi­nine que de nom­breux robots sexuels vont manifester.

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Le fait que cer­tains pro­prié­taires prennent des objets et les pré­sentent comme des « sujets » sou­tient le lien que fait Susan Bor­do entre l’utilisation de la por­no­gra­phie (et le désir de contrô­ler la sexua­li­té fémi­nine) et le sen­ti­ment de fai­blesse et de vul­né­ra­bi­li­té des hommes :

« Le fait que le corps des femmes soit féti­chi­sé n’implique pas que ce qui se passe dans leur esprit soit à négli­ger. Au contraire, un ingré­dient essen­tiel de la por­no­gra­phie […] est la repré­sen­ta­tion d’une sub­jec­ti­vi­té (ou d’une per­son­na­li­té) qui accepte de plein gré de sou­mettre ses pos­si­bi­li­tés et ses plai­sirs à une seule chose : l’acceptation et la gra­ti­fi­ca­tion du mâle ».

C’est exac­te­ment ce qui se retrouve sur les comptes Twit­ter créés pour les pou­pées : la créa­tion d’une sub­jec­ti­vi­té qui prend la forme sou­hai­tée par le pro­prié­taire. On peut en dire autant des per­sonnes impli­quées dans le déve­lop­pe­ment de robots sexuels.

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Un sur­vol rapide de ces comptes Twit­ter, pour don­ner au lec­teur une idée de ce à quoi ils servent, montre plu­sieurs modes de com­mu­ni­ca­tion. A tra­vers ces récits, les pou­pées semblent racon­ter leur propre vie, avec des tweets tels que :

• Ce qu’elles aiment faire (« Qui aime le lait de coco ? Je suis accro à ce truc ! »)
• Ce qui les frustre (« Je me sens tel­le­ment en retard sur tout, depuis nos vacances de Noël, je me sens un peu décon­nec­tée… désolée »)
• Ce qu’elles ont fait, sou­vent accom­pa­gné de pho­tos pour sou­te­nir l’illusion (« Voi­ci les gâte­ries de nos petites excur­sions de shop­ping… [nom du pro­prié­taire] est tel­le­ment bon pour nous »)
• Dif­fé­rents aspects de leur per­son­na­li­té, car elles semblent s’engager dans l’« auto­ré­flexion » (« J’ai vrai­ment aimé faire cette séance pho­to, être capable de mon­trer mon côté plus sombre d’une façon vrai­ment « païenne », être com­plè­te­ment nue sous ma robe »).
• Leurs regrets (« Je regrette un peu de ne pas avoir opté pour une coif­fure plus volu­mi­neuse quand j’étais plus jeune »)
• Leur pas­sé (« Cette pho­to fut prise il y a un an. Je n’ai pas chan­gé du tout ; j’avais hâte des « jeu­dis nos­tal­gie », voi­ci donc une pho­to de l’époque où j’avais les che­veux bruns… lol »)
• Leur emploi. Par exemple, l’une d’entre elles, pré­sen­tée comme une conseillère, a twee­té « Une conver­sa­tion sin­cère peut être béné­fique pour tout le monde, et les pou­pées ne font pas excep­tion. Asseyez-vous sur la chaise pour par­ler. Sur ren­dez-vous uniquement »)
• Leurs rela­tions avec d’autres pou­pées « fami­liales et sexuelles » (« Et main­te­nant pour la pre­mière fois sur les médias sociaux, ma petite sœur Aman­da Mil­ler. Une des choses amu­santes quand @[nom du pro­prié­taire] sort pour la soi­rée est que je peux pas­ser plus de temps avec [le compte d’une autre poupée] »)
• La poli­tique iden­ti­taire (« Je n’aime pas qu’on me traite de ‘non réelle’, je ne suis peut-être pas vivante, mais je suis bien réelle, peut-être plus réelle que cer­tains êtres vivants » : ici la pou­pée semble résis­ter à ce qu’on lui attri­bue une éti­quette contre sa volon­té, même si toute son exis­tence est le pro­duit de la volon­té de quelqu’un d’autre.)

Les tweets expri­mant appa­rem­ment les dési­rs sexuels de la pou­pée sou­lignent par­ti­cu­liè­re­ment le désir de contrôle du pro­prié­taire mas­cu­lin, et la façon dont la pou­pée ren­forcent son ego. Par exemple, le pro­prié­taire fait régu­liè­re­ment expri­mer à la pou­pée les sen­ti­ments qu’elle aurait pour lui.

Ce genre de tweets vise à sug­gé­rer que la vie et les sen­ti­ments de la pou­pée se mani­festent sans l’intervention du pro­prié­taire et nie acti­ve­ment son impli­ca­tion : le tweet sug­gère que le pro­prié­taire, bien qu’étant son auteur réel, ne les ver­ra pas.

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Il semble donc impor­tant pour cer­tains pro­prié­taires d’anthropomorphiser leurs pou­pées afin d’entretenir le fan­tasme qu’elles ont des sen­ti­ments pour eux. Les comptes Twit­ter semblent mani­fes­ter l’existence indé­pen­dante des pou­pées de sorte que leur dépen­dance vis-à-vis leurs pro­prié­taires peut sem­bler signi­fier leur atta­che­ment émo­tion­nel, plu­tôt que de suivre inévi­ta­ble­ment leur sta­tut d’objets. L’immobilité, donc, peut être inter­pré­tée comme de la fidé­li­té et de la dévotion.

Les tweets des pou­pées indiquent aus­si expli­ci­te­ment le contrôle qu’ont les pro­prié­taires sur elles (ain­si que les tweets eux-mêmes étant un pro­duit de ce contrôle), mais tou­jours avec le sous-enten­du qu’elles aiment être domi­nées. Par exemple, « Mon cœur est à toi. Je me sou­mets à toi, mon amour ». Dans un autre compte, la pou­pée réfère à son pro­prié­taire comme étant son « Maître ».

Cela fait écho à la façon dont « Jia­jia », un robot huma­noïde ins­pi­ré d’une femme, déve­lop­pé à l’Université des sciences et de la tech­no­lo­gie de Chine, a été pro­gram­mé pour appe­ler ses inven­teurs mas­cu­lins « sei­gneurs » et leur deman­der com­ment elle pou­vait les servir.

Puisque les robots sont construits et pro­gram­més par les humains, ils doivent lit­té­ra­le­ment être « obéis­sants ». Mais pro­gram­mer des robots huma­noïdes pour ver­ba­li­ser cette obéis­sance, en par­ti­cu­lier si elle s’applique aux robots sexuels, menace de ren­for­cer des sté­réo­types sexuels pro­blé­ma­tiques. Encore une fois, en sug­gé­rant que les pou­pées sexuelles acceptent volon­tai­re­ment le contrôle qu’exercent sur elles leurs pro­prié­taires, ceux-ci peuvent réima­gi­ner la sou­mis­sion des pou­pées comme un signe de leur ado­ra­tion, plu­tôt que comme un corol­laire inévi­table du fait qu’elles sont des objets sans volon­té propre.

Grâce à ces comptes en ligne, le pro­prié­taire peut éga­le­ment réa­li­ser sa domi­na­tion sexuelle de la pou­pée devant un audi­toire. Au lieu d’exercer un contrôle total sur la pou­pée en pri­vé, en la posi­tion­nant, en l’habillant, en l’utilisant pour se mas­tur­ber, et en y pro­je­tant la per­son­na­li­té et les sen­ti­ments qu’il sou­haite, ce contrôle peut être publi­ci­sé et confir­mé par d’autres pro­prié­taires de pou­pées. Ceci est le plus clai­re­ment visible avec les images des pou­pées sur le point d’être péné­trées par leur pro­prié­taire, cela per­met au pro­prié­taire de dif­fu­ser sa sexua­li­té, de rendre publique une rela­tion sexuelle qui autre­ment serait cachée par le fait que la pou­pée est un objet immo­bile, pas un sujet.

Néan­moins, beau­coup de tweets de pou­pées sexuelles impliquent le désir sexuel pour d’autres pou­pées sexuelles fémi­nines, le plus sou­vent pour celles qui ont le même propriétaire.

Ces tweets (p. ex., « Ain­si, mal­gré nos petites dis­putes de temps en temps, nous finis­sons toutes par nous embras­ser et nous enla­cer [avec trois pho­tos atta­chées de deux pou­pées sexuelles fémi­nines sem­blant s’embrasser au lit]) » four­nissent le récit aux images por­no­gra­phiques de rela­tions entre pou­pées pro­duites par les uti­li­sa­teurs et par­ta­gées sur les médias sociaux.

En uti­li­sant ces comptes pour par­ta­ger des images de pou­pées dans des poses sexuelles, y com­pris avec d’autres pou­pées, l’utilisateur de la pou­pée devient por­no­graphe.

De plus, il le fait d’une manière qui fait écho au mythe sous-ten­dant une bonne par­tie de la por­no­gra­phie et du viol : que les femmes veulent tou­jours avoir des rap­ports sexuels. Car il pré­sente la pou­pée elle-même comme la dis­tri­bu­trice de la por­no­gra­phie dans laquelle elle joue. Il la fait paraître consciente de ses dési­rs sexuels ; il la fait appa­raître comme dési­rant et invi­tant au sexe (par exemple, « eh bien, je sup­pose que ma pose sédui­sante a fonc­tion­né, Maître a fini son tra­vail et moi-même sur mes jambes, mon dos et… »).

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Comme dans le cas de la por­no­gra­phie soi-disant les­bienne pro­duite pour un audi­toire mas­cu­lin, le fait que le pro­prié­taire mas­cu­lin soit tou­jours pré­sent, qu’il soit le cho­ré­graphe, le pho­to­graphe et le public visé, et signi­fie donc que, bien qu’il soit visuel­le­ment absent, ces images rap­pellent que les hommes y jouent un rôle central.

Car le seul désir pré­sent et mis en scène est le désir hété­ro­sexuel mas­cu­lin : ces images sont pro­duites par des uti­li­sa­teurs mas­cu­lins, avec la consom­ma­tion et le plai­sir mas­cu­lin à l’esprit.

La seule absence phy­sique est celle des femmes réelles, en chair et en os. Bien que l’image semble repré­sen­ter l’action sexuelle entre femmes, ce sont les femmes elles-mêmes qui ne sont pas per­ti­nentes dans ce récit.

Tout comme dans le por­no, le « non » incons­cient d’une femme serait détec­té par les hommes et se « révèle » être un « oui », de sorte que ces comptes Twit­ter pré­sentent le silence des pou­pées comme un état per­ma­nent de consen­te­ment au sexe.

Pré­ten­dant rem­plir le « dis­cours man­quant sur le désir fémi­nin » (Fine, 1988), elles semblent aimer jouer avec leur propre « pou­voir » sexuel, être sexuel­le­ment actives, « connaitre bien » et sans ver­gogne leur propre atti­rance sexuelle et leurs propres dési­rs (par exemple, « Je pour­rais être plus dis­crète aujourd’hui, mais je m’en fiche. Je vais éta­ler mes seins comme un des­sert ! si tu es là voyeur, c’est le moment de sor­tir ton pénis. »).

Elles sont tou­jours « prêtes pour ça »…

Mais, bien enten­du, tout ceci n’est qu’un mythe : car les pou­pées n’ont évi­dem­ment pas de dési­rs, pas d’agentivité, pas de subjectivité.

Ce sont des objets, com­mer­cia­le­ment pro­duits, ache­tés, ven­dus et échan­gés, et pré­sen­tés comme étant com­plices du contrôle de leurs fabri­cants et ache­teurs sur elles.

C’est-à-dire : Un récit mas­cu­lin toxique de l’objectivation des femmes, trans­fé­ré aux pou­pées, de récits qui doivent être contes­tés et rejetés !

Flo­rence Gildea
robot­cam­pai­gn 23 Mai 2017 / Tra­duc­tion : Clau­dine G. (et Lise Bou­vet) pour le Col­lec­tif Res­sources Prostitution
Flo­rence Gil­dea ter­mine son mas­ter 2 de socio­lo­gie à Cam­bridge. Assis­tante de recherches, elle est éga­le­ment licen­ciée en His­toire (éga­le­ment à Cambridge.)

Réfé­rences :

Fer­gu­son, Antho­ny (2010). The sex doll : A his­to­ry. Lon­don : McFarland.

Fine, Michelle (1988). Sexua­li­ty, schoo­ling, and ado­les­cent females : The mis­sing dis­course of desire. Har­vard edu­ca­tio­nal review, 58(1), 29 – 54.

Bor­do, Susan, (1994) Rea­ding the Male Body. The Male Body : Fea­tures, Des­ti­nies, Expo­sures. Ed. Lau­rence Gold­stein. Ann Arbor : U of Michi­gan P, pp.265 – 306.

Each Other, New York : Basic Boo