Cinéma parallèle

Par Albert Cervoni

Albert CERVONI (1928 – 1993)
Après ses débuts au quo­ti­dien La Mar­seillaise, Albert Cer­vo­ni a été le cri­tique ciné­ma­to­gra­phique de l’heb­do­ma­daire com­mu­niste France-Nou­velle. Il a en outre par­ti­ci­pé à la fon­da­tion du men­suel Contre-Champ, publié à Mar­seille de 1961 à 1964, et plus tard aux tra­vaux de la Fédé­ra­tion fran­çaise des ciné-clubs. Il col­la­bore à la revue Ciné­ma — dont il est membre du comi­té de rédac­tion -, au quo­ti­dien L’Hu­ma­ni­té et à l’é­mis­sion Le Masque et la Plume. Selon Fré­dé­rique Maton­ti, le tra­vail d’Al­bert Cer­vo­ni pour la presse com­mu­niste se révèle « sou­vent en déca­lage avec les posi­tions cri­tiques offi­cielles » et insiste sur « le refus néces­saire de l’œuvre-reflet et du réa­lisme socialiste ».
Albert Cer­vo­ni est par ailleurs l’au­teur de plu­sieurs ouvrages ; en outre, il a par­ti­ci­pé à l’é­la­bo­ra­tion du Dic­tion­naire du ciné­ma (Ed. Uni­ver­si­taires, 1966) et rédi­gé le texte sur Le Ciné­ma sta­li­nien publié dans Le Ciné­ma russe et sovié­tique (Coll. Cinéma/Pluriel — Coéd. Centre Pompidou/L’Équerre, 1981).

Article publié dans la revue contre-champ n°5, avril 1963.

 

La pré­oc­cu­pa­tion la plus aigüe est la sur­vie du ciné­ma paral­lèle. Né sous l’effet de la guerre d’Algérie, il ne fau­drait pas qu’il dis­pa­raisse avec elle.

La notion de ciné­ma paral­lèle gagne du ter­rain ; elle est à l’ordre du jour. Si l’on veut essayer de l’appréhender dans ses contours exacts, il importe avant tout de ne l’en­vi­sa­ger que par rap­port aux expé­riences anté­rieu­re­ment par­cou­rues par le ciné­ma fran­çais. En par­ti­cu­lier, pour com­prendre cette geste, dans un cer­tain sens exas­pé­rée, il faut se sou­ve­nir de cet enfant mort-né, de cet avor­ton nova­teur, de cette fausse-couche avant-gar­diste que fut la « Nou­velle Vague ». Mais il faut aus­si se sou­ve­nir que les épi­thètes que nous venons d’é­nu­mé­rer ne doivent aucu­ne­ment effa­cer ni l’ap­port rela­tif jus­te­ment signi­fié par ce même phé­no­mène ni ce qui l’avait condi­tion­né, le « ciné­ma de papa », le ciné­ma de bonne recette finan­cière, le ciné­ma de DUVIVIER au stade de « Marie-Octobre » ou de « Bou­le­vard » — ce n’est pas le DUVIVIER de la bonne cuvée, celui de « La Belle Equipe », œuvre popu­liste au temps du Front Popu­laire —, le ciné­ma de Mar­cel CARNÉ au niveau des « Tri­cheurs » tri­chés — ce n’est pas le CARNE qui illus­trait DABIT, le CARNÉ d’« Hôtel du Nord » ou du « Jour se lève ».

RÉFORMISME CINÉMATOGRAPHIQUE

Il faut sur­tout se sou­ve­nir des struc­tures géné­rales du ciné­ma fran­çais, struc­tures de capi­ta­lisme moyen, de capi­ta­lisme d’i­ni­tia­tive indi­vi­duelle. Un film pour se finan­cer en France, a besoin d’une dizaine de mil­lions au départ, aux­quels viennent s’ajouter les fonds avan­cés par d’autres pro­duc­teurs et les prêts ban­caires. Pour mieux com­prendre ce méca­nisme, il peut être utile de confron­ter ce sys­tème avec le sys­tème amé­ri­cain. Un film amé­ri­cain se ren­ta­bi­lise déjà sur son seul mar­ché natio­nal ; et l’audience d‘un film de dia­logues angle-saxons s’é­tend en outre à un mar­ché fort éten­du. Tout apport nou­veau est donc un apport com­plé­men­taire, une ren­trée de fonds « superflue ».

On com­prend mieux, dans ces condi­tions, que la machine à fabri­quer des sau­cisses qu’est Hol­ly­wood, selon la for­mule même d’Erich von Stro­heim, vise au pro­fit maxi­mum et, éven­tuel­le­ment, y mettre les moyens de la super-pro­duc­tion. Le film fran­çais est géné­ra­le­ment d’am­bi­tion, de moyens et de bud­get plus réduits. Mais ce qu‘il perd en res­sources spec­ta­cu­laires, le film fran­çais tente de le rat­tra­per par cette indi­vi­dua­li­sa­tion qu’au­to­rise mieux l’i­ni­tia­tive fran­çaise, l’initiative indi­vi­duelle prise par un pro­duc­teur enga­geant un réa­li­sa­teur qu’il connait nom­mé­ment, plu­tôt que le sys­tème amé­ri­cain, éton­nant lami­nage par lequel le « direc­teur » (direc­tor) se retrouve sou­dain devant un
scé­na­rio sur lequel il n’a exer­cé aucun contrôle, aucune influence. Nous savons par le témoi­gnage de Vla­di­mir POZNER, entre autres, qu‘il n’est pas à Hol­ly­wood de scé­na­ristes mais des bureaux de scé­na­rii, ou les manus­crits cir­culent d‘un auteur à l’autre au point que le syn­di­ca­lisme amé­ri­cain a pré­vu une esti­ma­tion par pour­cen­tage de la part prise par un écri­vain à l’élaboration du film. C’est ain­si que lorsque « La loi du Sei­gneur » fut pré­sen­té à Cannes, pour y rece­voir, hélas!, un grand prix sous forme de Palme d‘Or, l‘ancien scé­na­riste, vic­time des lois mac­car­thystes, Mike WILSON, qui avait essayé d’im­pri­mer une autre signi­fi­ca­tion au texte Ori­gi­nal rema­nié “a la demande de W, WYLER, put arguer des 50% de créa­tion lit­té­raire que lui avait recon­nu son syn­di­cat, mal­gré son ins­crip­tion sur les listes noires, ce qui consti­tuait, mal­gré tout, une belle preuve d’hon­nê­te­té de la part de ses col­lègues, si rési­gnés soient-ils par ailleurs, aux impé­ra­tifs poli­tiques du « mode de vie américain ».

Ayant a ouvrir un mar­ché plus réduit, et a s’y inves­tir plus com­plè­te­ment, tout film fran­çais tend à accueillir le public maxi­mum, à ne pas effrayer certes, mais aus­si a se pré­sen­ter avec cette indi­vi­dua­li­té rela­tive qui le dis­tingue du colosse pré­fa­bri­qué made in Hol­ly­wood. Donc, face au film stan­dard, modèle CARNÉ ou DUVIVIER 1936, modi­fié 1952 – 53, tel un bon vieux lebel rec­ti­fié en fusil semi-auto­ma­tique 1907 – 1915, ou 24 – 29 pour les fusils-mitrailleurs, fut ris­quée une entre­prise rela­ti­ve­ment har­die, une sorte de réfor­misme ciné­ma­to­gra­phique se can­ton­nant dans les limites du « possibilisme ».

ENTREPRISE MYSTIFICATRICE

Il ne s’a­git pas d’a­li­gner direc­te­ment des expé­riences s’exer­çant sur des plans bien dif­fé­rents, de la balis­tique à l’es­thé­tique, et de taxer CHABROL de social-démo­crate. Il reste que la « Nou­velle Vague » a été une ten­ta­tive de réfor­mer le ciné­ma fran­çais, de le réno­ver sans bou­le­ver­ser, « sans radi­ca­lise » ses struc­tures, une ten­ta­tive d‘aménager le régime exis­tant, de s’en accom­mo­der dans une mesure assez com­pa­rable à celle où d’autres ten­tèrent d’«amender » le capi­ta­lisme, de lui faire fran­chir « pro­gres­si­ve­ment » des étapes, non révo­lu­tion­naires et « évolutives ».

Cette entre­prise fut mys­ti­fi­ca­trice, dans la mesure où elle pré­ten­dit se pré­sen­ter non comme une réforme de cir­cons­tance mais comme une entre­prise défi­ni­tive, une solu­tion caté­go­rique. Socia­le­ment, les 40 mil­lions d’an­ciens francs héri­tés par CHABROL d’une tante qui mou­rut fort à pro­pos pour per­mettre la réa­li­sa­tion du « Beau Serge », les res­sources confor­tables de la famille MALLE, limi­tèrent le champ de vision, et pas néces­sai­re­ment la sin­cé­ri­té sub­jec­tive des auteurs en ques­tion. La limi­ta­tion à un uni­vers de fils de famille, en proie à des problèmes
plus concrets, les pro­blèmes du couple entre autres, que ceux qu’é­vo­quaient les films de la période anté­rieure, s’explique autre­ment que par des inten­tions. La « Nou­velle Vague » a décrit son hori­zon ; peut-on lui repro­cher de ne pas l’a­voir dépassé ?

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LA MODE CHANGE

Mais de ces quelques trois années, dont la signi­fi­ca­tion fut défor­mée par la mode à laquelle se prê­tèrent si volon­tiers les écho­tiers de la « grande presse », qu’est-il res­té, en défi­ni­tive, sinon un résul­tat essen­tiel­le­ment négatif ?

La « Nou­velle Vague » n’aura peut-être pas, en soi, appor­té grand-chose, sinon la preuve de l’im­pos­si­bi­li­té de reve­nir en arrière, de recon­duire le ciné­ma des pros­ti­tuées agui­chantes et mora­li­sa­trices, le ciné­ma « fai­sant le trot­toir », selon l’excellente for­mu­la­tion de Mar­cel MARTIN. Le bilan tra­cé par la « Nou­velle Vague » c’est sim­ple­ment celui de faillite du « vieux » ciné­ma. Et l’im­pos­si­bi­li­té d’une régé­né­ra­tion au sein du « sys­tème ». Certes, des ten­ta­tives mar­gi­nales, œuvre de labo­ra­toire, à la limite de l’ex­cep­tion, ou des ten­ta­tives d’ex­pres­sion sociale directe comme « Le Bon­heur est pour Demain » d’Hen­ri FABIANI, purent se frayer une voie fort peu royale et rarissime.

Mais l’ex­cep­tion n’établit nul­le­ment la règle ! Et pour la moyenne la « Nou­velle Vague », soit don­na des signes d’agonie, dans les blo­ckaus des dis­tri­bu­teurs trop pru­dents après quelques échecs, soit se résor­ba, tel un acné juvé­nile, par l’in­té­gra­tion aux for­mules plus tra­di­tion­nelles. C’était sim­ple­ment le constat de l’im­puis­sance abso­lue de réa­li­ser un ciné­ma autre qu’un ciné­ma d‘exception, ou un ciné­ma de pauvre.

CHABROL, lui-même, le véri­fia lorsque, citant le bud­get d’«A double tour », il fixait un effec­tif de mil­lions bien supé­rieur à celui qu’avait coû­té « Le Beau Serge », et même « Les Cou­sins ». Après avoir mali­cieu­se­ment invo­qué la cer­ti­tude qu’avec « C.B. de MILLE, ç’aurait été encore plus cher », il invo­qua des rai­sons plus concrètes : « Tu com­prends, un film en 1,85, en cou­leurs, revient plus cher qu’un film stan­dard en noir et blanc. » C’était, dans tous les sens du terme par­ler d’or, et évi­dence que le ciné­ma ne pou­vait s enfer­mer dans les limites d‘un genre, fût-ce le « film d‘auteur ».

Lorsque les films « Nou­velle Vague », pas­sés de mode, com­men­cèrent à lan­guir dans les bureaux de dis­tri­bu­tion, la preuve fut défi­ni­tive. On ne pou­vait, sauf excep­tion, s‘affranchir sans « radi­ca­li­sa­tion » du vieux ciné­ma ; Il fal­lait trou­ver de nou­velles voies, à moins de se conten­ter d’un très rela­tif replâtrage.
Le ciné­ma paral­lèle alors s’imposa, au moins comme direc­tion de recherches, et jus­te­ment pour fran­chir ces zones inter­dites que la « Nou­velle Vague » n’avait même pas essayé de fran­chir. Mais la logique concrète aidant, le ciné­ma paral­lèle eut à repen­ser obli­ga­toi­re­ment bien d‘autres domaines que sa seule thé­ma­tique, les domaines de la dis­tri­bu­tion et de la production.

8 FÉVRIER 1962

Le ciné­ma paral­lèle, ce sont d’abord des films. Ils sont peu nom­breux : quelques bandes d’actualités sur les évè­ne­ments du 8 février 1962, sur d’autres mani­fes­ta­tions géné­ra­le­ment liées à la pro­tes­ta­tion contre la guerre d’Algérie et ses effets, un court-métrage, « J’ai huit ans » et un long-métrage, « Octobre à Paris ». Ce sont là les seuls films appar­te­nant de façon caté­go­rique et abso­lue au ciné­ma paral­lèle parce que les seuls qui ne peuvent être envi­sa­gés, ni à la pro­duc­tion, ni à la dis­tri­bu­tion, dans les cadres habi­tuels de la cinématographie.

« Les Canuts » de Ber­nard CHARDERE, les films mar­seillais de Paul CARPITA ou « La Fille de la Route » du lil­lois Louis TERME, peuvent avoir, plus ou moins, échap­pé aux règles nor­males de la pro­duc­tion ; ils n’en essayent pas moins de réin­té­grer une dis­tri­bu­tion nor­male, d’affronter des com­pé­ti­tions offi­cielles comme Tours, de sol­li­ci­ter et d’obtenir sou­vent un visa de cen­sure et de se pro­po­ser comme une mar­chan­dise aux exploitants.

En revanche, « Octobre à Paris », ou « J’ai huit ans » ne sont pas des films inter­dits. Ce sont des films en marge de la léga­li­té parce que leurs auteurs savaient très bien que la léga­li­té ne tolé­re­rait pas l’acuité des sujets rete­nus, la vio­lence avec laquelle ils pas­saient outre les tabous. « Octobre à Paris » ne fait, pas plus que « J’ai huit ans », la moindre démarche pour obte­nir une récom­pense offi­cielle dans un fes­ti­val sou­mis à la léga­li­té du pays pro­duc­teur, la France.

On ne pré­sente pas ces films aux dis­tri­bu­teurs, aux exploi­tants. Ils ne sont pas faits pour ça. Et c’est bien ce carac­tère obli­ga­toi­re­ment limi­té, que com­mande leur clan­des­ti­ni­té, qui jus­ti­fie leur carac­tère caté­go­rique. D’une part, il n’y a per­sonne a ména­ger : ni cen­sure, ni pro­duc­teur, ni public car ce que l’on recherche le plus ce n’est pas un public très éten­du, mais un public actif, res­pon­sable, tenant à s’informer — quitte à cou­rir dans une salle médiocre ou l’on s’entasse au prix de nom­breuses pré­cau­tions : inv1tations indi­vi­duelles, inter­dic­tion de sor­tir de la salle en cours de pro­jec­tion, éva­cua­tion pro­gres­sive des bobines déjà pro­je­tées afin de limi­ter les dégâts en cas d’arrivée inopi­née de la police venant opé­rer une sai­sie —. D’autre part, le public étant res­treint, ce que l’on perd en audience, il faut jus­te­ment le rega­gner en inten­si­té, en tota­li­té pour que l’effort n’ait pas été vain, pour que la volon­té d‘information attire, mal­gré les dif­fi­cul­tés, le public le plus exi­geant, celui qui consti­tue­ra le plus riche ter­rain d’investissement social et poli­tique, celui à qui toute véri­té est bonne a dire.

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LES BIDONVILLES D’« OCTOBRE A PARIS »

Il ne s’agit pas d’entrer, ici, dans la cri­tique de détail des films du ciné­ma paral­lèle, mais seule­ment d’esquisser quelques consi­dé­ra­tions géné­rales. Le plus impor­tant n’est pas que « J‘ai huit ans » soit esthé­ti­que­ment la réus­site la plus rigou­reuse, la plus intran­si­geante dans son refus de l’effet, se conten­tant d’illus­trer de des­sins d’enfants des com­men­taires spon­ta­nés, mal­adroi­te­ment dits et impro­vi­sés devant le micro, ni que la qua­li­té tech­nique d’«Octobre à Paris » soit excel­lente et sou­ligne que le ciné­ma paral­lèle doit, autant que pos­sible, dis­po­ser des garan­ties appor­tées par la qua­li­fi­ca­tion per­son­nelle et ne pas se conten­ter d‘amateurisme, ni qu’«Octobre à Paris » soit encore plus convain­cant lorsque son réa­li­sa­teur a inté­gra­le­ment res­pec­té les exi­gences for­melles du ciné­ma-véri­té, lorsqu’il s’est conten­té d’enregistrer des confes­sions par­fois tâton­nantes, par­fois mal­adroites et presque incom­pré­hen­sibles pour des fran­çais mais obli­ga­toi­re­ment authen­tiques ; alors que quelques scènes recons­ti­tuées, la pré­pa­ra­tion de la mani­fes­ta­tion du soir san­glant d’Octobre, la sor­tie des bidon­villes, ont été visi­ble­ment recons­ti­tuées et risquent d’enlever au film de son cré­dit, de son carac­tère de témoi­gnage direct, incontestable.

En effet, si seule­ment des pho­tos de jour­naux illus­trent la des­cente calme et paci­fique des mani­fes­tants algé­riens dans les rues de Paris, la répres­sion sau­vage, c’est bien parce que les condi­tions de clan­des­ti­ni­té du film d’abord, mais sur­tout de la pré­pa­ra­tion de la mani­fes­ta­tion avaient impo­sé le secret abso­lu. Les opé­ra­teurs n’a­vaient pas été pré­ve­nus, rien n’é­tait plus nor­mal, l’enjeu était trop essen­tiel, le risque trop grand, et ils ont dû se conten­ter de reprendre des docu­ments fixes et publics. Com­ment admettre alors qu’ils aient été pré­ve­nus plu­sieurs jours à l’avance pour assis­ter à une réunion de pré­pa­ra­tion à la manifestation ?

Tout cela compte, tout cela doit être stric­te­ment jau­gé car l’ef­fi­ca­ci­té du ciné­ma paral­lèle dépend natu­rel­le­ment aus­si de la qua­li­té de son exé­cu­tion, de la sûre­té et de la rigueur de ses méthodes mais le plus impor­tant est cer­tai­ne­ment qu’une brèche ait été ouverte, par laquelle il faut débou­cher sur l’approche de quelques critères.

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RÉALITÉ DE LA CONDITION OUVRIÈRE

La pré­oc­cu­pa­tion la plus aigüe est la sur­vie du ciné­ma parallèle.

Né sous l’effet de la guerre d’Algérie, il ne fau­drait pas qu’il dis­pa­raisse avec elle. Certes l’intransigeance de la cen­sure et des struc­tures com­mer­ciales ren­dait alors plus impé­ra­tive la néces­si­té d’entreprises mar­gi­nales, anormales.

Mais bien d’autres inter­dits demeurent, bien des sujets défen­dus, de la réa­li­té de la condi­tion ouvrière, à de nom­breux pro­blèmes moraux ou sociaux, sur les­quels le confor­misme bour­geois jette un voile pudique. L’essentiel, si le ciné­ma paral­lèle veut vivre, c’est sur­tout qu’il pola­rise les efforts mili­tants et qu’il ne prenne ses risques que pour des sujets en valant effec­ti­ve­ment la peine. Un ciné­ma mili­tant tenant compte des inter­dits, s’arrêtant à mi-che­min, semble, dans les condi­tions de notre actua­li­té immé­diate au moins, être dans la plu­part des cas déce­vant et consti­tuer un gas­pillage inutile (pas tou­jours parce que, même nan­ti d’un visa, « Les Canuts » n’est pas de ces films qu‘aurait accep­té de pro­duire un pro­duc­teur com­mer­çant ; de plus un ciné­ma mili­tant peut aus­si assu­mer, par­mi ses tâches, celle de for­mer des équipes, de les qua­li­fier tech­ni­que­ment, au contact des pro­fes­sion­nels par­ti­ci­pant à l’ef­fort com­mun). Un ciné­ma extra-légal, par contre, com­plé­te­ra beau­coup plus cer­tai­ne­ment les manques à gagner enre­gis­trés par le ciné­ma légal et com­mer­cial, quel que soit le par­ti intel­li­gent et cou­ra­geux qu’ar­rivent par­fois à en tirer des pro­fes­sion­nels obs­ti­nés à se ser­vir de leur métier pour expri­mer, même dans les rets de la
cen­sure et de la com­mer­cia­li­sa­tion, le monde réel.

JAMAIS UN CINÉMA DOMINANT

Mais c‘est à cette étape que se posent gra­ve­ment les pro­blèmes de dif­fu­sion. Tout film, même assu­ré des appuis béné­voles les plus dévoués, les plus dés­in­té­res­sés, signi­fie mal­gré tout une mise de fonds. L’évolution des tech­niques de tour­nage, les camé­ras por­ta­tives et inso­no­ri­sées, les micros por­ta­tifs ont certes mul­ti­plié les pos­si­bi­li­tés d’enregistrement et faci­li­té le finan­ce­ment par l’allègement du maté­riel, en même temps qu’elles faci­litent un tour­nage tou­jours plus ou moins clan­des­tin et don­nant, par un carac­tère d’in­for­ma­tion directe, sai­si au Vif, une garan­tie d’authenticité concrète.

Même réduit, même pou­vant être cou­vert par des prêts ou des dons indi­vi­duels, le bud­get de finan­ce­ment de tels films ne peut être pla­cé à fonds per­dus, sous peine que chaque entre­prise risque d’être la der­nière. Il faut que l’argent rentre pour per­mettre la pour­suite d’autres ten­ta­tives. Pour cela, il faut bien que les réseaux de réa­li­sa­tion se doublent d’un réseau de dis­tri­bu­tion et, là, les orga­ni­sa­tions popu­laires qui sup­portent mal les limi­ta­tions offi­cielles à la liber­té d’expression et d’information, toutes les orga­ni­sa­tions popu­laires, par­tis, orga­ni­sa­tions diverses, syn­di­cats ont un rôle des plus impor­tants à jouer.

L’expérience a, en effet, prou­vé que la clan­des­ti­ni­té empê­chant une trop large publi­ci­té, contrai­gnant à des pré­cau­tions mul­tiples pour le trans­port des copies, la créa­tion de centres de dif­fu­sion s’imposait. En effet, on ima­gine mal des « dis­tri­bu­teurs » du ciné­ma paral­lèle atten­dant que tel ou tel « client » vienne se pré­sen­ter à leurs bureaux pour leur com­man­der une copie, pour une seule pro­jec­tion, et pre­nant le risque d’expédier le film par la poste. Par contre, si la dif­fu­sion du ciné­ma paral­lèle se décen­tra­lise, si les orga­ni­sa­tions en par­ti­cu­lier achètent des, copies au lieu de les louer, elles auront le constant sou­ci de ren­ta­bi­li­ser, maté­riel­le­ment et idéo­lo­gi­que­ment, leur achat, d’entreprendre des démarches nou­velles auprès de leurs orga­nismes subor­don­nés, auprès d’or­ga­ni­sa­tions voisines.

De meilleures garan­ties de sécu­ri­té pour­ront être res­pec­tées : un seul trans­port, effec­tué par un mili­tant, suf­fi­sant pour trans­fé­rer la copie du lieu de pro­duc­tion au heu de consommation.

Il serait natu­rel­le­ment fou de se leur­rer d’illusions. Le ciné­ma paral­lèle ne sera jamais, quels que soient les pro­grès qu’il accom­plisse sur tous les plans, un ciné­ma domi­nant ; il ne pour­ra jamais être qu’une échap­pée rela­tive aux condi­tions géné­rales d’asservissement du ciné­ma et de tous les moyens d’information. Mais il peut et il doit demeu­rer, en marge du ciné­ma légal qui ne manque ni de la pos­si­bi­li­té, ni sou­vent de l’ambition d’accomplir très vala­ble­ment sa mis­sion, un sec­teur res­tant entiè­re­ment libre de toute contin­gence intel­lec­tuelle, morale, de toute contrainte sociale et politique.

Ce serait déjà un acquis essen­tiel, une zone pré­ser­vée pour main­te­nir les consciences les plus atten­tives, pour les mobi­li­ser et éclai­rer leur action d’une connais­sance impos­sible à réa­li­ser par d’autres moyens.