Dans le journal de François Maspero à Sarajevo, l’Europe a tort

Après 1945, j’ai vu l’Europe en ruine. C’était la dernière guerre, au sens de la der des der. L’Europe serait civilisée ou ne serait pas. Et l’Union européenne, aujourd’hui, s’adresse à elle-même des félicitations pour avoir tenu cette promesse. Elle a tort.

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Le mar­di 7 mars 1995, Fran­çois Mas­pe­ro est à Sara­je­vo sous les tirs de mor­tier. Dans son jour­nal, il raconte que ce jour-là, au volant d’un véhi­cule blin­dé de la FORPRONU, un mili­taire fran­çais avait per­cu­té par acci­dent deux mili­ciens bos­niaques qui étaient morts de leurs bles­sures. Le sol­dat avait pris la fuite et ses com­pa­gnons du 11e régi­ment d’artillerie de marine avaient gar­dé le silence pour cou­vrir le chauf­fard. « Toute la ville parle des deux mili­ciens bos­niaques qui ont été tués », écrit Mas­pe­ro, en colère lui aus­si contre la hié­rar­chie mili­taire qui refu­sait de don­ner la moindre infor­ma­tion au sujet du fuyard. « Le chauf­fard assas­sin est et res­te­ra incon­nu. » Pas trace non plus de cette his­toire dans les jour­naux français.

Une semaine plus tard, neuf sol­dats fran­çais d’un autre régi­ment trou­vaient la mort dans un autre acci­dent. Cette fois, Le Monde rap­porte l’information : « Huit « casques bleus » fran­çais ont été tués, mar­di 14 mars, dans un acci­dent de la route sur les hau­teurs du mont Igman, près de Sara­je­vo. On compte trois bles­sés, dont l’un dans un état grave. Tous ces sol­dats appar­te­naient à un bataillon de chas­seurs alpins de la 27 divi­sion d’infanterie de mon­tagne, sta­tion­née à Gre­noble. Ils se trou­vaient à bord d’une che­nillette ache­tée aux Sué­dois pour déga­ger les iti­né­raires ennei­gés. Le véhi­cule a glis­sé sur une plaque de ver­glas et est tom­bé dans un pré­ci­pice de 50 mètres. Les armées fran­çaises n’ont pas publié l’identité des vic­times, les familles n’ayant pas encore été pré­ve­nues.»

On peut lire le jour­nal que Mas­pe­ro a tenu à Sara­je­vo dans le qua­trième cha­pitre de Bal­kans Tran­sit. Tou­jours à la date du 7 mars, il y écrit qu’il s’obstine à sor­tir chaque jour dans les rues, mal­gré la menace des sni­pers et des bom­bar­de­ments serbes. Il tra­vaille alors à la tra­duc­tion du pre­mier roman d’Augusto Roa Bas­tos, Fils d’homme, qui raconte d’autres vio­lences, au sud d’un autre conti­nent : la guerre du Cha­co entre la Boli­vie et le Para­guay. Roa Bas­tos y a pris part quand il avait à peine 15 ans, en 1932. Une expé­rience de la guerre à la fin de l’enfance qu’il par­tage avec Mas­pe­ro, qui n’avait que huit ans quand Phi­lippe Pétain a déci­dé de signer l’armistice avec le IIIe Reich, et douze ans quand son grand frère a été tué au com­bat et que ses parents, résis­tants tous les deux, furent dépor­tés à Buchen­wald et Ravens­brück. Dans Sara­je­vo assié­gée, Mas­pe­ro tra­duit donc les mots que Roa Bas­tos avait fait écrire au lieu­te­nant Vera Miguel dans son jour­nal de temps de guerre : « Il doit bien y avoir une issue à ce mons­trueux contre-sens de l’homme cru­ci­fié par l’homme, conclut le maire, parce que sinon il fau­drait pen­ser que la race humaine est mau­dite à jamais, que ceci c’est l’enfer et que nous ne pou­vons pas espé­rer le salut.»

Le len­de­main, Mas­pe­ro écrit dans son propre jour­nal, le cahier de Sara­je­vo : « L’emploi du mot « tchet­nik » ; volon­té de ne pas employer le nom d’un peuple qui fut conci­toyen pen­dant au moins cin­quante ans. Dire « les tchet­niks » évite de dire « les Serbes ». À l’origine, le mou­ve­ment tchet­nik, c’était la résis­tance roya­liste, natio­na­liste, anti­com­mu­niste. Ensuite, une par­tie s’est ral­liée aux occu­pants alle­mands. Dans la phra­séo­lo­gie offi­cielle de la You­go­sla­vie titiste, le mot était syno­nyme de ban­dits, sou­ve­nir de la guerre civile qui a sui­vi la libé­ra­tion. Il l’est tou­jours dans celle du gou­ver­ne­ment bos­niaque. Beau­coup d’étrangers, qui reprennent ce mot à leur compte ne savent pas qu’ils per­pé­tuent le voca­bu­laire de ce qu’ils dénomment par ailleurs le tota­li­ta­risme.»

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Au milieu d’un autre livre, Les abeilles & la guêpe, écrit cinq ans après Bal­kans Tran­sit, Mas­pe­ro s’interroge sur le sens de ce qui a eu lieu à Sara­je­vo. Ce ques­tion­ne­ment reste d’une actua­li­té bru­tale, quinze ans après la paru­tion du livre : « Depuis ma nais­sance, l’histoire du monde n’a été qu’une longue suite de puri­fi­ca­tions eth­niques. Si j’avais à défi­nir le XXe siècle, je le défi­ni­rais ain­si. Eth­nique : autre adjec­tif pour iden­ti­taire. Je ne sais pas pour­quoi, en France, tant de gens me disent, ou écrivent : « C’est trop com­pli­qué les Bal­kans. » Ça doit les ras­su­rer, de pen­ser qu’il y a une malé­dic­tion bal­ka­nique. De se mas­quer ain­si que la puri­fi­ca­tion iden­ti­taire rôde dans le monde entier, dans l’Europe entière.»

Deux pages plus loin, la pen­sée de Mas­pe­ro se fait plus déses­pé­rée encore. Lucide et sombre, pre­nant la forme d’une condam­na­tion de l’Europe telle qu’elle conti­nue de fonc­tion­ner aujourd’hui. Ce sont des pages essen­tielles, qui peuvent nous ser­vir à com­prendre ce qui conti­nue de sur­gir aujourd’hui. « Après 1945, j’ai vu l’Europe en ruine. C’était la der­nière guerre, au sens de la der des der. L’Europe serait civi­li­sée ou ne serait pas. Et l’Union euro­péenne, aujourd’hui, s’adresse à elle-même des féli­ci­ta­tions pour avoir tenu cette pro­messe. Elle a tort. Si, comme le veulent la géo­gra­phie, la poli­tique, la culture et le simple bon sens, la Bos­nie, la Croa­tie, la Ser­bie, le Koso­vo sont bien en Europe, ter­ri­toires habi­tés par des gens tels que vous et moi, juste avec les dif­fé­rences habi­tuelles au sein du genre humain, alors cette guerre n’a été la der­nière guerre qu’au sens où elle pré­cé­dait la sui­vante, comme on dit :«l’année dernière ».

Ce que j’ai tra­ver­sé il y a cin­quante ans, c’étaient des pay­sages après la bataille. Tan­dis que les pay­sages dévas­tés que je tra­ver­sais désor­mais étaient des pay­sages après puri­fi­ca­tion eth­nique. Sans bataille. Ces vil­lages ont été rasés mai­son par mai­son pour que les habi­tants n’y reviennent jamais. Méti­cu­leu­se­ment vidés de leurs occu­pants, pillés, dyna­mi­tés, brû­lés. Comme l’était un vil­lage kabyle par l’armée fran­çaise, il y a qua­rante ans, au cours des grandes opé­ra­tions pour créer les « zones interdites ».

Ici, la dévas­ta­tion, comme les souf­frances de la popu­la­tion civile n’ont pas été une consé­quence de la guerre, mais son but même. Avec ses armes spé­ci­fiques, contre ceux qui échap­paient au mas­sacre : le camp de concen­tra­tion, la tor­ture géné­ra­li­sée, le viol sys­té­ma­tique. Net­toyage, puri­fi­ca­tion, éli­mi­na­tion des poux, lan­gage connu.

L’intervention de l’Europe et de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » a consis­té à mettre en place une forme de cor­don sani­taire, de mur de la honte. Telle a été la mis­sion majeure des forces expé­di­tion­naires étran­gères. Les héros euro­péens de Bos­nie ne furent pas les mili­taires sur­ar­més qui ont occu­pé et sillon­né la Bos­nie, mais les jeunes civils désar­més venus appor­ter leur soli­da­ri­té. Pre­nant tous les risques au volant de leurs camions. Que pou­vaient-ils, eux, faire de plus ? Je les ai vus et je les ai aimés. J’ai vu aus­si l’agréable mess des offi­ciers fran­çais de Sara­je­vo, bap­ti­sé « La Médi­na » et déco­ré d’une grande fresque nos­tal­gique du port d’Alger au temps où l’Algérie était fran­çaise et le musul­man un fel­la­gha à abattre.

Depuis il y a eu le Koso­vo, une inter­ven­tion qui, après dix ans de vains cris d’alarme, d’invocations à la rai­son et d’appels au secours d’un côté, et d’incompréhension, de sur­di­té obs­ti­née de l’autre, a lan­cé sur les routes de l’exode, par la stu­pi­di­té de la stra­té­gie choi­sie, un mil­lion d’habitants ter­ro­ri­sés par la peur des bom­bar­de­ments de l’OTAN autant que par celle des repré­sailles serbes. Et ensuite ? Le champ reste vaste pour le gâchis. »

« Ce qui flotte sur un désert comme celui-là, c’est la pous­sière de mil­liers de rêves de bon­heur anéan­tis. Des géné­ra­tions ont vécu ici. La vie appor­tait chaque jour son lot de joies et de peines, cha­cun pou­vait rêver – ou se plaindre – à sa manière, sur cette terre qu’il croyait sienne, où il avait construit sa mai­son (ou allait un jour la construire) pour la léguer à ses enfants, qui connaî­traient, pen­sait-il, une vie meilleure : ils étu­die­raient, la méde­cine, l’architecture, ils seraient ou ils étaient déjà ingé­nieurs, fonc­tion­naires, professeurs.

Quand je dis que des géné­ra­tions heu­reuses ont vécu ici, je parle des der­nières. Celles des habi­tants qui ont sur­vé­cu à la Deuxième Guerre mon­diale ou qui se sont ins­tal­lés à la fin de celle-ci. Aupa­ra­vant, quatre ans de guerre avaient trans­for­mé la Bos­nie-Her­zé­go­vine et la Croa­tie en un véri­table abat­toir humain : les ous­ta­chis croates catho­liques mas­sa­crant les Serbes ortho­doxes, les tchet­niks serbes mas­sa­crant des popu­la­tions croates catho­liques et bos­niaques musul­manes, les nazis exter­mi­nant les Juifs et les Tzi­ganes, tout en mul­ti­pliant les atro­ci­tés contre la popu­la­tion des vil­lages, sans faire de dis­tinc­tions, qu’ils consi­dé­raient comme suspects.

Mais enfin, depuis qua­rante-cinq ans, cela sem­blait rele­ver d’un pas­sé révo­lu. Un pas­sé dont les leçons avaient bien été rete­nues et qui ne pou­vait reve­nir. Ques­tion déses­pé­rée cent fois enten­due : « Mes voi­sins étaient croates (ou serbes, ou musul­mans), et nous nous enten­dions. Que nous est-il arrivé ?»


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★ Fran­çois Mas­pe­ro, Bal­kans-Tran­sit, Pho­to­gra­phies de Klav­dij Slu­ban, jan­vier 1997, Seuil, Paris. Réédi­tion en Points Seuil.

Ce récit de cinq voyages accom­plis dans les Bal­kans avec son com­plice, le pho­to­graphe Klav­dij Slu­ban, s’ouvre sur un « por­trait de l’auteur » : « Conjonc­tion de la grande et de la petite his­toire ». Mêlant scènes du quo­ti­dien et pages d’histoire, Mas­pe­ro fait de ce livre une « chro­nique sen­sible » du « cœur de l’Europe » « qui a tou­jours eu ten­dance à s’amputer elle-même de ce qui la gêne ». Il s’enfonce dans un fouillis de fron­tières et de peuples à la mémoire déchi­rée et oublieux de ce qui les unit. « Dans la soli­tude du tou­riste de fond », il s’interroge sur la néces­si­té du voyage, tra­verse le chaos archi­tec­tu­ral des villes et la lit­té­ra­ture de ces pays, trouve, par­fois, en l’autre sa famille. C’est dans ce livre, au début du qua­trième cha­pitre, consa­cré à la Macé­doine, que Mas­pe­ro a inter­ca­lé le cahier de Sarajevo.

★ Fran­çois Mas­pe­ro, Les abeilles & la guêpe, Seuil, Fic­tion & Cie, 2002

★ Une expo­si­tion sur Fran­çois Mas­pe­ro, « légère et peu coû­teuse », peut cir­cu­ler en Bre­tagne, réa­li­sée par l’asso Rhi­zomes. Contac­ter Caro­line Troin au 06 66 22 38 96. Mail : rhizomes.dz@gmail.com

★ Un très bon [dos­sier Mas­pe­ro est consul­table sur le site de La Femelle du Requin
->http://lafemelledurequin.free.fr/intervenants/maspero/biblio_maspero/biblio_maspero.htm]

★ En remer­ciant Vas­vi­ja BAŠIĆ, de l’Institut cultu­rel fran­çais à Sara­je­vo, d’avoir bien vou­lu me prê­ter le livre de Mas­pe­ro, Bal­kans-Tran­sit, ain­si que les poèmes d’Izet Sara­j­lic, Nés en vingt-trois, morts en qua­rante-deux, tra­duits du bos­niaque par Mireille Robin, pen­dant mon séjour à Sarajevo.

Source : un cahier rouge