Équateur : Révolution timorée versus restauration

Le sociologue François Houtart fait le bilan du projet de développement conduit par Rafael Correa, à la veille d’une élection présidentielle dont l’enjeu dépasse les frontières de l’Équateur

Le socio­logue Fran­çois Hou­tart fait le bilan du pro­jet de déve­lop­pe­ment conduit par Rafael Cor­rea, à la veille d’une élec­tion pré­si­den­tielle dont l’enjeu dépasse les fron­tières de l’Équateur.

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Le second tour des élec­tions pré­si­den­tielles, dimanche 2 avril, en Équa­teur, mar­que­ra le cours de l’histoire d’un conti­nent lati­no-amé­ri­cain en muta­tion. Bien que la thé­ma­tique inter­na­tio­nale soit pra­ti­que­ment absente de la cam­pagne, les résul­tats indi­que­ront les ten­dances et ren­for­ce­ront les alliances conti­nen­tales. En cas de vic­toire de Lenin More­no, can­di­dat du par­ti gou­ver­ne­men­tal Alian­za País, le pro­jet d’intégration régio­nale sor­ti­rait ren­for­cé. Si le ban­quier Guiller­mo Las­so – can­di­dat de la coa­li­tion de droite Creo-Suma – l’emportait, l’Équateur vien­drait ren­for­cer le pôle néo­li­bé­ral du conti­nent, ali­gné sur Michel Temer (Bré­sil) et Mau­ri­cio Macri (Argen­tine).

Lors du pre­mier tour des élec­tions, le 19 février, M. More­no avait obte­nu un mil­lion de votes de plus que M. Las­so. Mais, pour moins de sept dixièmes, l’ex-vice-président n’a pas fran­chi le seuil des 40% de suf­frages, qui lui aurait ouvert la pré­si­dence et per­mis, grâce à une majo­ri­té par­le­men­taire renou­ve­lée, de pour­suivre la ligne tra­cée durant ces dix der­nières années par l’économiste socia­liste Rafael Correa.

Les résul­tats de dimanche pour­ront être com­pris comme un plé­bis­cite – posi­tif ou néga­tif – sur les pro­grès pro­mus par M. Cor­rea et son pro­jet de « Révo­lu­tion citoyenne ». Par­ti­cu­liè­re­ment en matière sociale et dans le déve­lop­pe­ment de tra­vaux publics (routes, ponts, aéro­ports, etc.). Des pro­grès per­mis par les poli­tiques fis­cales et de relance économique.

Dans ce pays d’environ 14 mil­lions d’habitants, les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs de M. Cor­rea ont réus­si à tirer d’une misère extrême quelque 2 mil­lions de per­sonnes. Il y a eu des avan­cés signi­fi­ca­tives dans la méde­cine publique et on dénombre 1,2 mil­lion de nou­veaux étudiants.

En résu­mé, « des suc­cès réels », estime Fran­çois Hou­tart (pho­to). Mais en dépit de son ami­tié avec le pré­sident Cor­rea, le reli­gieux et socio­logue belge qui réside depuis six ans à Qui­to jette pour­tant un regard miti­gé sur les poli­tiques mises en œuvre. « Les chiffres indiquent des avan­cées quan­ti­ta­tives dans une pers­pec­tive de moder­ni­sa­tion de la socié­té, mais sans la trans­for­mer fon­da­men­ta­le­ment », résume-t-il dans un entre­tien télé­pho­nique avec Le Courrier.

Pro­fes­seur d’université à Qui­to, le socio­logue conseille éga­le­ment les mou­ve­ments sociaux locaux. Or, de leur point de vue, « le modèle équa­to­rien tient insuf­fi­sam­ment compte des trans­for­ma­tions cultu­relles à l’œuvre, de l’érosion de la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire et des coûts environnementaux. »
Pau­vre­té rurale

M. Hou­tart, éga­le­ment fon­da­teur du Centre tri­con­ti­nen­tal (CETRI), situé à Lou­vain, et de sa pres­ti­gieuse revue Alter­na­tives Sud relève, par exemple, l’absence de « réforme agraire » et de « poli­tiques en faveur de la pay­san­ne­rie. A l’appui de ses pro­pos, il se réfère à une étude de 2013, indi­quant des taux de 44% de pau­vre­té et de 19,5% d’extrême pau­vre­té dans les zones rurales – soit près du double des taux natio­naux. Tou­jours selon le socio­logue belge, le gou­ver­ne­ment équa­to­rien encou­rage des mono­cul­tures d’exportation qui détruisent les forêts et favo­risent l’expulsion des pay­sans de leurs terres. En résu­mé, « durant toutes ces années, le pro­jet en vigueur a sur­tout consis­té à moder­ni­ser le capi­ta­lisme ». Les vel­léi­tés de bâtir un « socia­lisme du XXIe siècle » n’auraient pas résis­té à la crise pro­vo­quée par la chute des prix des matières premières.

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Un enjeu continental

Deux visions de la réa­li­té inter­na­tio­nale s’affrontent lors de ce second tour, sou­ligne Eduar­do Tamayo. L’analyste équa­to­rien, pilier de l’Agence lati­no-amé­ri­caine d’information (ALAI) dont le siège se trouve à Qui­to, voit en Lenin More­no celui qui pour­sui­vra des « poli­tiques d’intégration régio­nale, basées sur le prin­cipe de la non-ingé­rence et le res­pect de la sou­ve­rai­ne­té », telles que menées par Rafael Cor­rea. Et « dans le cadre des Nations Unies, il conti­nue­rait à pro­mou­voir la lutte contre les para­dis fis­caux et tra­vaille­rait à la mise en place d’un trai­té per­met­tant de contrô­ler les mul­ti­na­tio­nales ».

Pour sa part, Guiller­mo Las­so – can­di­dat de la coa­li­tion de droite Creo-Suma – a annon­cé qu’il reti­re­rait l’Équateur d’entités comme l’Alliance boli­va­rienne des peuples de notre Amé­rique (ALBA) et l’Union des nations sud-amé­ri­caines (UNASUR), sise à Qui­to. Il ne cache pas son inté­rêt à faire cause com­mune avec les gou­ver­ne­ments conser­va­teurs du conti­nent et à se subor­don­ner à la vision glo­bale des Etats-Unis, « pays dont il fut, selon des mes­sages révé­lés par le por­tail Wiki­Leaks, un proche contact en tant que coor­di­na­teur de la réac­tion patro­nale », aver­tit Eduar­do Tamayo. Le jour­na­liste rap­pelle que M. Las­so a annon­cé qu’il expul­se­rait Julian Assange de l’ambassade équa­to­rienne à Londres, où ce der­nier est réfu­gié depuis juin 2012.

« Quel que soit le gagnant, la situa­tion ne sera pas facile », estime tou­te­fois M. Tamayo. Si Lenin More­no l’emporte, sur­tout avec une faible marge, « les élites éco­no­miques et poli­tiques qui ont per­du le pou­voir depuis une décen­nie vont pour­suivre leur action désta­bi­li­sa­trice ». Fait révé­la­teur : plu­sieurs patrons exercent des pres­sions sur leurs employés, en les mena­çant « de licen­cie­ment, s’ils ne votent pas pour Las­so ». Ils dis­tri­buent du lait et des vête­ments pour gagner des votes et dif­fusent des rumeurs selon les­quelles l’Équateur va suivre le même che­min que le Vene­zue­la. Il n’est donc pas sur­pre­nant, que l’actuelle oppo­si­tion « agite depuis le pre­mier tour le fan­tasme de la fraude élec­to­rale bien que, jusqu’ici, aucune preuve n’a pu être pré­sen­tée ». Des irré­gu­la­ri­tés pour­tant exclues par les obser­va­teurs de l’UNASUR et de l’Organisation des Etats amé­ri­cains (OEA), qui ont accom­pa­gné le scru­tin du 19 février.

Néan­moins, « ces argu­ments évi­dents ne réus­sissent pas à cal­mer l’opposition », remarque M. Tamayo. Pour lui, il est inté­res­sant de consta­ter que « quand l’opposition gagne – comme ce fut le cas lors des der­nières élec­tions régio­nales –, elle n’a aucun pro­blème avec le Conseil natio­nal élec­to­ral, mais lorsque cette même oppo­si­tion court le risque de perdre, elle agite alors le fan­tasme de la fraude ».

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Mou­ve­ments sociaux partagés

Contrai­re­ment à son homo­logue boli­vien Evo Morales, Rafael Cor­rea s’est tou­jours méfié des mou­ve­ments sociaux. Et si une bonne par­tie d’entre eux a sou­te­nu les pré­mices de sa Révo­lu­tion citoyenne, la lune de miel n’a guère duré. Éco­lo­gistes et indi­gènes deve­nant par­fois les plus farouches adver­saires d’un pré­sident accu­sé d’avoir favo­ri­sé les plus dociles au détri­ment des plus repré­sen­ta­tifs. Voire de cri­mi­na­li­ser la pro­tes­ta­tion sociale.

Cette frac­ture très pro­fonde conti­nue de mar­quer la réa­li­té du pays et influence le com­por­te­ment élec­to­ral des uns et des autres, explique Fran­çois Hou­tart. Cer­tains de ces sec­teurs « pré­fèrent main­te­nant voter pour Guiller­mo Las­so plu­tôt que pour Lenin More­no. Ils ont choi­si d’appuyer un repré­sen­tant du grand capi­tal finan­cier, avec l’argument que la situa­tion ne chan­ge­rait pas trop ».

Oppor­tu­niste, celui-ci a pro­mis l’amnistie pour des diri­geants indi­gènes empri­son­nés et l’abandon de pro­cé­dures en cours contre d’autres. M. Las­so s’est aus­si enga­gé à ne pas auto­ri­ser l’activité minière sans consul­ta­tion préa­lable des peuples autoch­tones, un prin­cipe déjà ins­crit dans la Consti­tu­tion, mais pas tou­jours respecté.

« Cer­tains pensent qu’il sera plus facile de lut­ter contre la véri­table droite que contre une droite maquillée en gauche », relève M. Hou­tart. Pour le pro­fes­seur, il est tou­te­fois erro­né de pen­ser que Allian­za País serait « en train d’installer le néo­li­bé­ra­lisme. Son pro­jet, comme dans d’autres pays de la région, est post-néo­li­bé­ral, bien que non post-capi­ta­liste. C’est-à-dire un capi­ta­lisme moderne, qui intègre aus­si la lutte contre la pau­vre­té ». Il y a « une véri­table alié­na­tion poli­tique de ces sec­teurs sociaux qui vont voter contre leurs inté­rêts, avec des argu­ments plus affec­tifs que rai­son­nables », regrette-t-il.

CETRI