Apprendre à transgresser

Intro­duc­tion du livre

Les semaines qui pré­cé­dèrent la déci­sion du dépar­te­ment d’anglais de l’université d’Oberlin de m’accorder ou non un poste per­ma­nent, j’étais han­tée par des rêves où je fuyais, où je dis­pa­rais­sais et même où je mou­rais. Ces rêves n’étaient pas une réponse à la peur de ne pas être titu­la­ri­sée, mais au contraire à celle de l’être 1. J’avais peur d’être enfer­mée dans le monde uni­ver­si­taire pour toujours.

Ain­si, au lieu d’être folle de joie d’être titu­la­ri­sée, je tom­bai dans une dépres­sion pro­fonde et mor­ti­fère. J’aurais dû, selon mon entou­rage, être sou­la­gée, ravie, fière, et je me sen­tais « cou­pable2 » de ce que je res­sen­tais « vrai­ment », et de ne pou­voir le par­ta­ger avec per­sonne. Mon par­cours de confé­rences m’emmena sous le soleil de Cali­for­nie, dans le monde New Age de la mai­son de ma sœur à Lagu­na Beach, où je pus me repo­ser un mois. Lorsque j’évoquais mon res­sen­ti à ma sœur (elle est thé­ra­peute), elle m’assura qu’il était entiè­re­ment jus­ti­fié puisque, me dit-elle : « Tu n’as jamais vou­lu ensei­gner. Depuis que tu es toute petite, tu as tou­jours vou­lu écrire. » Elle avait rai­son. Tout le monde avait tou­jours pen­sé que je devien­drais ensei­gnante. Dans le Sud ségré­gué des États-Unis, les jeunes filles noires des milieux ouvriers avaient trois choix de car­rière. Nous pou­vions nous marier. Nous pou­vions tra­vailler comme domes­tiques. Nous pou­vions deve­nir ins­ti­tu­trices. Et puisque, selon le sexisme de l’époque, les hommes ne dési­raient pas vrai­ment les femmes « intel­li­gentes », il était enten­du que d’éventuels signes d’intelligence scel­laient un des­tin. Dès l’école élé­men­taire, j’étais vouée à deve­nir institutrice.

Mais le rêve de deve­nir autrice exis­tait tou­jours en moi. Depuis l’enfance, j’étais convain­cue que j’enseignerais et que j’écrirais. L’écriture serait mon tra­vail impor­tant, alors qu’enseigner serait le « tra­vail » pas-si-important-dont‑j’aurais-besoin-pour-vivre. Écrire, j’en étais alors convain­cue, rele­vait du désir pri­vé et de la gloire per­son­nelle, mais ensei­gner avait à voir avec le ser­vice public, avec le fait de redon­ner à la com­mu­nau­té. Pour les Afro-Américain·es ensei­gner – édu­quer – était fon­da­men­ta­le­ment poli­tique, parce qu’ancré dans la lutte anti­ra­ciste. Ain­si, les écoles élé­men­taires que je fré­quen­tais, réser­vées aux Noir·es, devinrent les lieux où je décou­vrais l’apprentissage comme une révolution.

Presque toustes3 nos enseignant·es au lycée Boo­ker T. Washing­ton étaient des femmes noires. Elles étaient dévouées et cher­chaient à ‑nour­rir notre intel­lect de manière à ce que nous puis­sions deve­nir des éru­dit es, des intellectuel·les, et des travailleur·euses culturel·les – des Afro-Américain·es uti­li­sant notre « esprit ». Nous apprîmes tôt que notre dévoue­ment à l’apprentissage, à la vie de l’esprit, était un acte contre-hégé­mo­nique, une manière fon­da­men­tale de résis­ter à toute stra­té­gie de colo­ni­sa­tion raciste blanche. Bien qu’elles n’aient jamais défi­ni ou énon­cé ces pra­tiques en termes théo­riques, nos enseignant·es pra­ti­quaient une péda­go­gie révo­lu­tion­naire de résis­tance, pro­fon­dé­ment anti­co­lo­niale. Au sein de ces écoles ségré­guées, les élèves noir·es considéré·es exceptionel·les, doué·es, rece­vaient une atten­tion par­ti­cu­lière. Les enseignant·es tra­vaillaient avec et pour nous pour s’assurer que nous rem­pli­rions notre des­tin intel­lec­tuel, encou­ra­geant ain­si la race noire. Iels4 étaient investi·es d’une mission.

Afin de rem­plir cette mis­sion, mes ins­ti­tu­trices s’assuraient de « savoir » qui nous étions. Elles connais­saient nos parents, notre sta­tut éco­no­mique, notre lieu de culte, à quoi res­sem­blaient nos mai­sons, et com­ment nous étions traité·es par nos familles. Je suis allée à l’école à un moment his­to­rique, où j’apprenais d’enseignantes qui avaient aus­si ensei­gné à ma mère, ses sœurs et ses frères. Mes efforts et mon apti­tude à apprendre étaient tou­jours contex­tua­li­sés dans le cadre de l’expérience de géné­ra­tions de ma famille qui m’ont pré­cé­dées. Cer­tains com­por­te­ments, gestes, ou façons d’être étaient retrouvés.

Aller à l’école était une joie pure. J’adorais être élève. J’adorais apprendre. L’école était un lieu d’extase – de plai­sir et de dan­ger. Être chan­gée par des idées était un plai­sir abso­lu. Mais apprendre des idées qui allaient à l’encontre des valeurs et des croyances apprises à la mai­son était un risque, et nous met­tait en dan­ger. La mai­son était le lieu où je devais me confor­mer à l’image, défi­nie par d’autres, de ce que j’étais cen­sée être. L’école était l’endroit où je pou­vais oublier cette image et, grâce aux idées, me réinventer.

L’école chan­gea caté­go­ri­que­ment avec l’intégration raciale. Le zèle mes­sia­nique de trans­for­mer nos esprits et nos êtres, qui avait carac­té­ri­sé nos enseignant·es et leurs pra­tiques péda­go­giques dans nos écoles noires, avait dis­pa­ru. Désor­mais la connais­sance n’était plus que de l’information. Elle n’avait aucun lien avec notre façon de vivre, de nous com­por­ter. Elle n’était plus connec­tée à la lutte anti­ra­ciste. Expédié·es en bus vers les écoles blanches, nous apprîmes rapi­de­ment qu’on atten­dait de nous l’obéissance, et non une volon­té zélée d’apprendre. Une trop grande soif d’apprendre était aisé­ment per­çue comme une menace à l’autorité blanche.

Quand nous avons fait nos débuts dans les écoles racistes, désé­gré­guées et blanches, nous avons aban­don­né un monde où les enseignant·es étaient convain­cu es qu’éduquer des enfants noir·es cor­rec­te­ment deman­de­rait un enga­ge­ment poli­tique. Les cours que nous sui­vions étaient désor­mais don­nés par des enseignant·es blanc·hes, et ren­for­çaient des sté­réo­types racistes. Pour nous autres enfants noir·es, l’éducation n’était plus la pra­tique de la liber­té. En réa­li­sant ceci, j’ai per­du mon amour de l’école. La salle de classe n’était plus un lieu de plai­sir ou d’extase. C’était tou­jours un lieu poli­tique, puisque nous devions nous battre contre les pré­sup­po­sés racistes que nous étions géné­ti­que­ment infé­rieur es, moins aptes que les Blanc·hes, ou même car­ré­ment inca­pables d’apprendre. Et pour­tant, ces poli­tiques n’étaient plus contre-hégé­mo­niques ; nous ne fai­sions que réagir et répondre aux Blanc·hes.

Ce pas­sage d’une école exclu­si­ve­ment noire, ado­rée, à une école blanche où les Noir·es étaient tou­jours vu·es comme des intrus·es, comme n’ayant pas vrai­ment leur place, m’apprit la dif­fé­rence entre une édu­ca­tion comme pra­tique de la liber­té et une édu­ca­tion des­ti­née seule­ment à ren­for­cer un sys­tème de domi­na­tion. Par­fois un·e enseignant·e blanc·he résis­tait, refu­sait que des biais racistes déter­minent com­ment on nous ensei­gnait, et entre­te­nait cette convic­tion que l’apprentissage avait la puis­sance de libé­rer. Quelques enseignant·es noir·es nous avaient suivi·es à la suite de la désé­gré­ga­tion et, bien que ce fût plus dif­fi­cile, conti­nuèrent de sou­te­nir les étudiant·es noir·es alors même que leurs efforts étaient res­treints par le soup­çon qu’elles favo­ri­saient leur propre race.

Mal­gré des expé­riences inten­sé­ment néga­tives, j’obtins mon diplôme, tou­jours convain­cue que l’école était un espace pro­pice à déve­lop­per notre capa­ci­té à être libre. Quand j’entrais en pre­mier cycle à Stan­ford Uni­ver­si­ty, j’étais émer­veillée à l’idée de pou­voir deve­nir une intel­lec­tuelle noire insur­gée. Je fus sur­prise, et cho­quée, d’assister à des cours où les enseignant·es n’étaient pas enthou­siastes, où iels sem­blaient igno­rer que l’éducation rele­vait de la pra­tique de la liber­té. Pen­dant les pre­mières années d’université, la leçon ini­tiale était conso­li­dée : nous devions apprendre l’obéissance et l’autorité.

Pen­dant mon deuxième cycle, je com­men­çais à détes­ter les cours, tout en lut­tant pour reven­di­quer et gar­der mon droit à être une pen­seuse indé­pen­dante. L’Université et la salle de classe com­men­cèrent à res­sem­bler à une pri­son, à un lieu de puni­tion et de confi­ne­ment, et pas à un espace de pos­si­bi­li­tés. J’écrivis mon pre­mier livre pen­dant mes années de pre­mier cycle, bien qu’il ne fût pas publié avant plu­sieurs années. J’écrivais ; mais sur­tout je me pré­pa­rais à enseigner.

En accep­tant l’enseignement comme mon des­tin pro­fes­sion­nel, j’étais tour­men­tée par la réa­li­té dont j’avais fait l’expérience en pre­mier et deuxième cycles. Il man­quait à la vaste majo­ri­té de mes enseignant·es des com­pé­tences basiques en com­mu­ni­ca­tion, iels n’avaient aucune pra­tique réflexive, et uti­li­saient sou­vent les cours pour conduire des rituels de contrôle qui avaient tout à voir avec la domi­na­tion et l’exercice injuste du pou­voir. Dans ce contexte j’appris beau­coup sur le genre d’enseignante que je ne vou­lais pas devenir.

Je me suis beau­coup ennuyée en deuxième cycle. Le « sys­tème ban­caire édu­ca­tif »  – basé sur l’hypothèse que mémo­ri­ser de l’information et la régur­gi­ter reve­nait à gagner des connais­sances qui pou­vaient être sto­ckées et réuti­li­sées plus tard – ne m’intéressait pas. Je vou­lais deve­nir une pen­seuse cri­tique. Pour­tant, ce désir était sou­vent vu comme une menace pour l’autorité. Les étu­diants blancs (hommes) consi­dé­rés comme excep­tion­nels avaient sou­vent le loi­sir de tra­cer leur par­cours intel­lec­tuel, mais le reste d’entre nous (en par­ti­cu­lier les per­sonnes issues de mino­ri­tés) devait se confor­mer. Notre non-confor­mi­té était vue avec sus­pi­cion, ou comme un geste gra­tuit de défiance visant à dis­si­mu­ler notre infé­rio­ri­té, ou notre mau­vais tra­vail. À l’époque, on fai­sait sen­tir celles d’entre nous qu’on dai­gnait accep­ter dans des uni­ver­si­tés pres­ti­gieuses, et en grande par­tie blanches, qu’elles n’étaient pas là pour apprendre, mais pour prou­ver qu’iels étaient à éga­li­té avec les Blanc·hes. Nous devions le prou­ver en mon­trant que nous pou­vions clo­ner nos pair·es. Et tan­dis que nous affron­tions constam­ment des biais, un stress latent minait notre expé­rience d’apprentissage.

Ma réponse à ce stress, à l’ennui et à l’apathie per­pé­tuels qui enva­his­saient mes cours, était d’imaginer des façons dif­fé­rentes d’enseigner ou d’apprendre. Quand je décou­vris le tra­vail du pen­seur Bré­si­lien Pau­lo Freire5, ma pre­mière ren­contre avec la péda­go­gie cri­tique, je trou­vai un men­tor et un guide, quelqu’un qui com­pre­nait que l’apprentissage pou­vait être libé­ra­teur. Entre ses ensei­gne­ments et ma com­pré­hen­sion crois­sante de mon édu­ca­tion dans les écoles noires du Sud comme d’un pro­ces­sus m’ayant don­né du pou­voir, je com­men­çais à tra­cer les contours de ma propre pra­tique péda­go­gique. Déjà pro­fon­dé­ment impli­quée dans la pen­sée fémi­niste, je n’eus aucune dif­fi­cul­té à trans­po­ser cette cri­tique au tra­vail de Freire. De manière signi­fi­ca­tive, je sen­tais que ce men­tor et guide, bien que ne l’ayant jamais ren­con­tré en per­sonne, encou­ra­ge­rait et sou­tien­drait mes remises en cause de ses idées, s’il était sin­cè­re­ment dévoué à l’éducation comme pra­tique de la liber­té. Dans le même temps, j’utilisais ses para­digmes péda­go­giques pour cri­ti­quer les limites des cours féministes.

Pen­dant mes années de pre­mier et deuxième cycle, seules des ensei­gnantes blanches étaient impli­quées dans le déve­lop­pe­ment des pro­grammes d’études fémi­nines (Women’s Stu­dies). Et quand bien même je don­nais mon pre­mier cours (étant alors étu­diante de deuxième cycle) sur les autrices noires et dans une pers­pec­tive fémi­niste, c’était dans le contexte d’un pro­gramme d’études noires (Black Stu­dies). À l’époque, je m’aperçus que les ensei­gnantes blanches n’étaient pas pres­sées de culti­ver un quel­conque inté­rêt pour la pen­sée fémi­niste auprès des étu­diantes noires, si cet inté­rêt impli­quait une remise en ques­tion cri­tique. Leur manque d’enthousiasme ne me décou­ra­gea pas pour autant de dis­cu­ter des idées fémi­nistes ou de par­ti­ci­per en cours. Ces cours étaient le seul espace où les pra­tiques péda­go­giques étaient inter­ro­gées, où on par­tait du prin­cipe que la connais­sance offerte aux étudiant·es leur per­met­trait de deve­nir de meilleur·es intellectuel·les, et de vivre plus plei­ne­ment en dehors de l’Université. Les cours fémi­nistes étaient le seul espace où les étudiant·es pou­vaient poser des ques­tions cri­tiques sur le pro­ces­sus péda­go­gique. Ces cri­tiques n’étaient pas tou­jours encou­ra­gées ou bien reçues, mais elles étaient per­mises. Cette per­mis­sion, même petite, pour l’interrogation cri­tique était un défi cru­cial, nous invi­tant en tant qu’étudiant·es à pen­ser sérieu­se­ment à la péda­go­gie en rap­port avec la pra­tique de la liberté.

Quand je fis face à la pre­mière classe de licence à laquelle j’enseignais, je me basai sur celles qui avaient été mes ensei­gnantes à l’école élé­men­taire, sur le tra­vail de Freire, et sur la pen­sée fémi­niste de la péda­go­gie radi­cale. Je brû­lais d’envie de créer une façon d’enseigner dif­fé­rente de celle dont j’avais fait l’expérience depuis l’école secon­daire. Le pre­mier para­digme qui façon­na ma péda­go­gie fut l’idée que la classe doit être un lieu pas­sion­nant, jamais ennuyeux. Et si l’ennui venait à pré­va­loir, alors il fal­lait mettre en place des stra­té­gies péda­go­giques qui s’interposeraient, alté­re­raient, et même per­tur­be­raient l’ambiance. L’idée qu’apprendre devrait être pas­sion­nant, et même par­fois « amu­sant », fut l’objet de dis­cus­sions cri­tiques par­mi les édu­ca­teur­rices s’intéressant aux pra­tiques péda­go­giques en élé­men­taire et par­fois même au lycée. Mais il me sem­blait n’y avoir aucun inté­rêt, que ce soit par­mi les péda­gogues tra­di­tion­nels ou radi­caux, pour le rôle de la joie et du plai­sir dans l’enseignement supérieur.

L’exci­ta­tion pour l’enseignement supé­rieur était vue comme une per­tur­ba­tion poten­tielle de l’esprit sérieux, consi­dé­ré comme fon­da­men­tal au pro­ces­sus d’apprentissage. Entrer dans une salle de cours à l’Université avec le désir de pro­vo­quer l’excitation était une trans­gres­sion. Non seule­ment cela exi­geait un dépla­ce­ment au-delà des limites admises, mais cette exci­ta­tion ne pou­vait être géné­rée sans une recon­nais­sance totale du fait qu’il ne pou­vait pas y avoir de prin­cipes abso­lus régis­sant les pra­tiques d’enseignement. Ces prin­cipes devaient être souples, et devaient per­mettre des chan­ge­ments spon­ta­nés de direc­tion. Je devais voir les étu­diant es dans leur sin­gu­la­ri­té (j’utilisai alors les méthodes qu’employaient mes ensei­gnantes d’élémentaire pour nous connaître), et inter­agir avec les jeunes selon leurs besoins (Freire se révé­la alors très utile). La réflexion cri­tique sur mon expé­rience comme étu­diante dans des classes sans joie me per­mit non seule­ment d’imaginer que des cours pou­vaient être pas­sion­nants, mais que cette exci­ta­tion pou­vait coexis­ter, et même sti­mu­ler, un enga­ge­ment intel­lec­tuel ou uni­ver­si­taire sérieux.

Mais s’enthousiasmer pour des idées ne suf­fit pas à créer un pro­ces­sus d’apprentissage pas­sion­nant. Notre apti­tude, en tant que com­mu­nau­té dans une salle de classe, à géné­rer de l’enthousiasme est pro­fon­dé­ment affec­tée par notre inté­rêt les un·es pour les autres, pour l’écoute de la voix des autres, pour la recon­nais­sance de la pré­sence des autres. Puisque la grande majo­ri­té des étudiant·es apprennent par des pra­tiques édu­ca­tives conser­va­trices et tra­di­tion­nelles, et ne se sou­cient que de la pré­sence de leur enseignant·e, une péda­go­gie radi­cale doit insis­ter sur la recon­nais­sance de la pré­sence de toustes. Cette insis­tance ne peut pas être sim­ple­ment affir­mée. Elle doit être démon­trée par des pra­tiques péda­go­giques. Pour com­men­cer, le ou la professeur·e doit sin­cè­re­ment valo­ri­ser la pré­sence de cha­cun e. Il doit y avoir une recon­nais­sance conti­nue que tout le monde influence la dyna­mique de la classe, que tout le monde contri­bue. Ces contri­bu­tions consti­tuent des res­sources. Lorsqu’elles sont uti­li­sées de façon construc­tive, elles aug­mentent la capa­ci­té d’une classe à se trans­for­mer en com­mu­nau­té d’apprentissage ouverte. Avant que ce pro­ces­sus puisse com­men­cer, il faut sou­vent décons­truire la notion tra­di­tion­nelle que seul·e le ou la professeur·e est res­pon­sable des dyna­miques dans la salle de classe. Cette res­pon­sa­bi­li­té est liée au sta­tut. En effet, le ou la professeur·e sera tou­jours tenu·e plus res­pon­sable, car les grandes struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles s’assureront tou­jours que ce qui se passe en cours est sa res­pon­sa­bi­li­té. Il est rare qu’un·e enseignant·e, même très éloquent·e, puisse géné­rer par ses actions suf­fi­sam­ment d’excitation pour créer en consé­quence une classe pas­sion­nante. Cette exci­ta­tion ne peut être que la consé­quence d’un effort collectif.

Voir la salle de classe elle-même comme un espace com­mun aug­mente la pos­si­bi­li­té d’un effort col­lec­tif pour créer et main­te­nir une com­mu­nau­té d’apprentissage. Il y eut un semestre où j’avais une classe très dif­fi­cile, qui échoua com­plè­te­ment sur le plan col­lec­tif. Pen­dant tout ce semestre, j’étais convain­cue que l’écueil prin­ci­pal qui empê­chait le déve­lop­pe­ment d’une com­mu­nau­té d’apprentissage était l’heure de ce cours, qui se tenait tôt le matin, avant neuf heures. Chaque fois, entre un tiers et la moi­tié de la classe n’était jamais com­plè­te­ment réveillé·e. Ce désa­van­tage, cou­plé à des ten­sions de « dif­fé­rences », était impos­sible à sur­mon­ter. De temps en temps nous avions une ses­sion pas­sion­nante, mais c’était majo­ri­tai­re­ment un cours ennuyeux. Je finis par détes­ter ce cours au point de déve­lop­per une peur panique de ne pas me réveiller pour m’y rendre ; la veille au soir – mal­gré des alarmes et la connais­sance empi­rique que je n’avais jamais oublié d’aller en classe – je ne pou­vais pas dor­mir. Mais plu­tôt que d’arriver endor­mie, j’arrivais ten­due, pleine d’une éner­gie que peu d’étudiant·es me renvoyaient.

Les horaires n’étaient qu’un des fac­teurs qui empê­chèrent ce groupe de deve­nir une com­mu­nau­té d’apprentissage. Pour des rai­sons que je ne peux pas m’expliquer, il était plein d’étudiant·es « résistant·es » qui ne vou­laient pas apprendre de nou­veaux pro­ces­sus d’apprentissage, qui ne vou­laient pas être dans une classe qui dif­fé­rait de la norme d’une quel­conque façon. Pour ces étudiant·es, enfreindre les règles était effrayant. Bien qu’iels n’aient pas été la majo­ri­té, leur esprit de résis­tance rigide parais­sait tou­jours plus puis­sant que n’importe quel désir d’ouverture intel­lec­tuelle, ou de plai­sir d’apprendre. Cette classe fut celle qui me convain­quit le plus d’abandonner la convic­tion qu’un·e enseignant·e pou­vait, par sa seule force de volon­té, et son désir, faire d’un cours une com­mu­nau­té exci­tée d’apprendre.

Avant cette expé­rience, je pen­sais qu’Apprendre à trans­gres­ser serait un livre d’essais s’adressant sur­tout aux enseignant·es. Lorsque le semestre se ter­mi­na, je com­men­çai à écrire avec la pers­pec­tive de par­ler à la fois aux étudiant·es et aux enseignant·es. Le champ intel­lec­tuel de la péda­go­gie cri­tique ou de la péda­go­gie fémi­niste conti­nue d’être prin­ci­pa­le­ment un dis­cours tenu par des hommes et femmes blanc hes. Même Freire, en par­lant avec moi, mais aus­si dans une majo­ri­té de ses écrits, a tou­jours recon­nu qu’il incarne une mas­cu­li­ni­té blanche, par­ti­cu­liè­re­ment dans ce pays, les États-Unis. Mais le tra­vail de divers es pen­seur euses sur la péda­go­gie radi­cale (et j’utilise ce terme pour inclure des pers­pec­tives cri­tiques ou fémi­nistes) a, ces der­nières années, réel­le­ment incor­po­ré une recon­nais­sance des dif­fé­rences – celles déter­mi­nées par la classe, la race, les pra­tiques sexuelles, la natio­na­li­té, etc. Pour­tant ce mou­ve­ment en avant ne semble pas coïn­ci­der avec une aug­men­ta­tion du nombre de voix noires et non blanches joi­gnant ces dis­cus­sions sur les pra­tiques péda­go­giques radicales.

Mes pra­tiques édu­ca­tives ont émer­gé d’un jeu entre les péda­go­gies anti­co­lo­niales, cri­tiques et fémi­nistes, qui se sont éclai­rées mutuel­le­ment. Ce mélange com­plexe et unique de pers­pec­tives mul­tiples a été un point de départ cap­ti­vant et puis­sant pour tra­vailler. En dépas­sant les fron­tières, ce mélange m’a per­mis d’imaginer et de mettre en œuvre des pra­tiques péda­go­giques qui confrontent à la fois le sou­ci d’interroger dans les pro­grammes des biais ren­for­çant des sys­tèmes de domi­na­tion (comme le racisme et le sexisme), tout en four­nis­sant simul­ta­né­ment de nou­velles pro­po­si­tions pour ensei­gner à des groupes dif­fé­rents d’étudiant·es.

Je vou­drais par­ta­ger dans ce livre mes conclu­sions, mes stra­té­gies, et mes réflexions cri­tiques sur la pra­tique de la péda­go­gie. Je sou­haite que ces essais consti­tuent une inter­ven­tion – qu’ils fassent bar­rage à la déva­lua­tion de l’enseignement, même lorsqu’ils se sou­cient d’un besoin urgent de chan­ge­ment dans les pra­tiques ensei­gnantes. Ils sont cen­sés ser­vir de com­men­taire construc­tif. Opti­mistes, exu­bé­rants, ils véhi­culent le plai­sir et la joie que j’éprouve quand j’enseigne ; ces essais sont une célé­bra­tion ! Ils insistent sur le plai­sir d’enseigner comme acte de résis­tance et un bar­rage à l’ennui écra­sant, le dés­in­té­rêt, et l’apathie que si sou­vent les enseignant·es et les étudiant·es res­sentent quant à l’enseignement et à l’apprentissage, quant à leur expé­rience en cours.

Chaque essai traite de thèmes com­muns qui font et refont sur­face dans les dis­cus­sions péda­go­giques, offrant des moyens de repen­ser les pra­tiques d’enseignement, et offrant des stra­té­gies construc­tives pour déve­lop­per l’apprentissage. Écrits sépa­ré­ment, dans une grande varié­té de contextes, il y a inévi­ta­ble­ment des recou­pe­ments : cer­taines idées sont répé­tées, des phrases-clefs uti­li­sées encore et encore. Bien que je par­tage des stra­té­gies, ces tra­vaux ne pro­posent pas un modèle ou un plan pour faire de la classe un lieu d’apprentissage pas­sion­nant. Pré­tendre offrir un modèle dis­cré­di­te­rait la convic­tion selon laquelle chaque salle de classe est dif­fé­rente, les stra­té­gies devant constam­ment être modi­fiées, inven­tées, recon­cep­tua­li­sées pour trai­ter de chaque nou­velle expé­rience d’enseignement.

Ensei­gner est un acte per­for­ma­tif. C’est cet aspect de notre tra­vail qui offre pré­ci­sé­ment un espace pour le chan­ge­ment, l’invention, les glis­se­ments spon­ta­nés, qui peut cata­ly­ser les élé­ments uniques de chaque groupe. Afin d’adopter l’aspect per­for­ma­tif nous sommes contraint es de cap­ti­ver les « publics », de prendre en compte les ques­tions de réci­pro­ci­té. Les enseignant·es ne sont pas des per­for­meur euses au sens tra­di­tion­nel, c’est-à-dire que notre tra­vail n’est pas cen­sé être un spec­tacle. Pour­tant il doit ser­vir de cata­ly­seur, appe­lant cha­cun e à deve­nir de plus en plus impliqué·e, à deve­nir des par­ti­ci­pant es dyna­miques de l’apprentissage.

Si nous pou­vons accom­plir des chan­ge­ments, nous pou­vons aus­si chan­ger de « voix ». Au quo­ti­dien, nous nous adres­sons dif­fé­rem­ment à des publics divers. Nous com­mu­ni­quons de la façon la plus effi­cace en choi­sis­sant une manière de par­ler qui est infor­mée par la par­ti­cu­la­ri­té et la sin­gu­la­ri­té des per­sonnes avec, et à qui nous par­lons. Dans cet esprit, ces essais n’emploient pas tous le même ton. Ils reflètent mon effort d’utiliser le lan­gage d’une manière qui s’adapte à des contextes spé­ci­fiques, ain­si que mon désir de com­mu­ni­quer avec une audience diver­si­fiée. Afin d’enseigner dans des com­mu­nau­tés variées, nos para­digmes doivent se dépla­cer, mais aus­si nos façons de pen­ser, d’écrire ou de par­ler. La voix enga­gée ne doit jamais être fixe et abso­lue mais tou­jours chan­geante, évo­luant constam­ment en dia­logue avec un monde transcendant.

Ces essais reflètent mon expé­rience de dis­cus­sions cri­tiques avec des enseignant·es, des étudiant·es et des per­sonnes venues voir à quoi res­sem­blaient mes cours. Ces essais consti­tuent un témoi­gnage sur plu­sieurs plans de l’éducation comme pra­tique de la liber­té. Bien avant que j’ai un public en tant que pen­seuse ou autrice, j’étais recon­nue en cours par les étudiant·es – vue par ces jeunes comme une ensei­gnante tra­vaillant dur pour créer une expé­rience dyna­mique d’apprentissage pour toustes. Main­te­nant, je suis davan­tage connue pour ma pra­tique intel­lec­tuelle insur­gée. En effet, le public uni­ver­si­taire que je ren­contre à mes confé­rences est tou­jours sur­pris quand je parle de mon expé­rience intime et pro­fonde de la classe. Ce public était par­ti­cu­liè­re­ment sur­pris quand j’ai dit que je tra­vaillais sur un recueil d’essais sur l’enseignement. Cette sur­prise est un triste rap­pel de la façon dont l’enseignement est per­çu comme un aspect moins inté­res­sant, moins valo­ri­sant du monde uni­ver­si­taire. Pour­tant, nous devons remettre en ques­tion cette per­cep­tion si nous vou­lons satis­faire aux besoins de nos étudiant·es, si nous vou­lons réta­blir l’enthousiasme pour des idées et la volon­té d’apprendre dans la classe.

Nous fai­sons face à une sérieuse crise de l’éducation. Les étudiant·es sou­vent ne veulent plus apprendre, et les enseignant·es ne veulent plus ensei­gner. Plus que jamais dans l’histoire récente de cette nation, les édu­ca­teur trices sont contraints d’affronter les biais qui ont for­mé les pra­tiques récentes d’enseignement pour créer de nou­veaux moyens de savoir, de nou­velles stra­té­gies pour le par­tage des connais­sances. Nous ne pou­vons pas trai­ter ce pro­blème si les penseur·euses pro­gres­sistes cri­tiques et les cri­tiques de la socié­té consi­dèrent l’enseignement comme ne valant pas le temps qu’on doit lui consacrer.

La classe reste le lieu le plus radi­cal de pos­si­bi­li­tés au sein de l’Université. Pen­dant des années ce fut un espace où l’éducation a été sapée, à la fois par les enseignant·es et les étudiant·es, cher­chant à l’utiliser pour leurs vues oppor­tu­nistes, plu­tôt qu’un lieu pour apprendre. J’ajoute, à tra­vers ces essais, ma voix aux appels col­lec­tifs pour le renou­vel­le­ment et la régé­né­res­cence de nos pra­tiques ensei­gnantes. En exhor­tant à l’ouverture des esprits et des cœurs, afin que nous puis­sions en connaître encore plus, et au-delà des limites de ce que nous consi­dé­rons comme accep­tables, afin que nous puis­sions pen­ser et repen­ser, créer de nou­velles visions, je célèbre l’enseignement qui favo­rise la trans­gres­sion – un mou­ve­ment contre et au-delà des limites. C’est un mou­ve­ment qui fait de l’éducation une pra­tique de la liberté.