Coronavirus, où est la frontière entre fiction et réalité ?

Par Corinne Morel Darleux

/

Repor­terre

Des vio­lences poli­cières aux livrai­sons absurdes, des plages fer­mées à la pénu­rie de masques… Com­ment sur­vivre à une telle dose d’absurdité ?

Lors d’une de ces réunions en visio­con­fé­rence qui ont émaillé nos semaines de confi­né-es, un ami syn­di­ca­liste nous fai­sait remar­quer que la pan­dé­mie ne construi­sait pas de vécu com­mun. Cette phrase toute simple m’a sem­blé très juste. Selon que l’on vit en ville, dans un pavillon ou un stu­dio, dans un quar­tier de ban­lieue ou à la cam­pagne, selon qu’on a des enfants ou non, des res­sources finan­cières évi­dem­ment, mais aus­si selon que des proches sont décé­dés ou non, selon son âge et ses patho­lo­gies, l’inquiétude n’est pas la même. Les condi­tions d’existence en période de confi­ne­ment et la pos­si­bi­li­té même de la dis­tan­cia­tion phy­sique non plus, de toute évi­dence. La pré­sence du virus ne se vit pas avec la même acuité.

Un petit vil­lage de la val­lée de la Drôme © Corinne Morel Darleux/Reporterre

Dans un petit vil­lage aux confins de la val­lée de la Drôme, la pan­dé­mie touche par­fois même au phé­no­mène de « sus­pen­sion de l’incrédulité » (sus­pen­sion of dis­be­lief). Ce terme désigne l’opération men­tale qui consiste à accep­ter, le temps d’une fic­tion, de désar­mer son esprit ration­nel pour mieux se plon­ger dans l’imaginaire. C’est ain­si qu’on accepte le temps d’un film ou d’un roman que des cygnes se mettent à par­ler, des chiens à voler ou des gou­ver­ne­ments à recon­naître leurs erreurs sans en ques­tion­ner la véra­ci­té. C’est la joie de l’improbable, de l’absurde, de la prestidigitation.

Mais dans le réel, la sus­pen­sion d’incrédulité peut vite tour­ner au malaise. Déjà, allant de moins en moins sou­vent à Paris, les images de métro ou de centres com­mer­ciaux me sem­blaient de plus en plus absurdes. Les files d’attente pour pro­fi­ter des soldes, les polé­miques sur les réseaux sociaux, les décla­ra­tions mar­tiales et les sor­ties éhon­tées du patro­nat de plus en plus lunaires. Le coro­na­vi­rus a ren­for­cé ce sen­ti­ment d’incrédulité : vus d’ici, la pan­dé­mie et ses effets semblent irréels. Il faut four­nir un véri­table effort de sus­pen­sion of dis­be­lief  tant tout cela semble incroyable.

Ici, la vie quo­ti­dienne n’a pas chan­gé. Les trac­teurs ont conti­nué à cir­cu­ler, les vignes à être culti­vées et les bre­bis à pâtu­rer. On a conti­nué à pes­ter contre les intru­sions intem­pes­tives des chiens et des san­gliers. On a salué le retour des hiron­delles et des mar­ti­nets. Les pro­me­neurs ont conti­nué à appa­raître, avec ou sans chien, sur le che­min qui mène au col. En fin de jour­née, la voi­sine a conti­nué à venir s’occuper de son pota­ger et à nour­rir ses poules. Des conver­sa­tions se sont enga­gées, de fenêtre à muret.

On conti­nue à faire des pro­jets, à dis­cu­ter des récoltes à venir, à com­pa­rer les mérites du bac acier et des tuiles pour cou­vrir un séchoir, à s’échanger des bottes de radis et à s’entraider. Bien sûr, la route est plus calme, on a consta­té qu’il y avait moins d’avions, et les che­vreuils sont reve­nus. Des dif­fi­cul­tés aus­si sont appa­rues et pour cer­tains métiers la suite ne va pas aller sans mal. Mais il n’y a pas eu de ruée aux urgences de l’hôpital, pas de vic­times proches, pas de chan­ge­ment bru­tal de réa­li­té. Ici, tout est res­té à peu près normal.

Est-ce qu’on peut se frotter les yeux maintenant et se réveiller ?

Le fil d’actualité en semble encore plus impro­bable. Le gou­ver­ne­ment nous a‑t-il vrai­ment obli­gés à rem­plir une attes­ta­tion où on cer­ti­fie qu’on est bien qui on pré­tend être, de le noter par écrit dès qu’on va ache­ter un paquet de café et de l’auto-certifier ? Des gens se sont-ils vrai­ment fait tabas­ser par des poli­ciers parce qu’ils n’avaient pas la dite attes­ta­tion ? Les plages sont-elles vrai­ment fer­mées alors qu’on peut tou­jours aller au super­mar­ché ? La ministre vient-elle vrai­ment de dire que les sala­riés pou­vaient faire des dons de congés aux infir­miers pour les remer­cier ? On n’a vrai­ment tou­jours pas reçu les masques ? Ama­zon a‑t-il vrai­ment lan­cé une cagnotte par­ti­ci­pa­tive pour payer les congés mala­die de ses employés, conta­mi­nés en allant tra­vailler ? Les entre­pôts ont-ils vrai­ment conti­nué à ache­mi­ner des objets absurdes, tels que des bananes mimant des ventres à bière ? Quelle dose de sus­pen­sion consen­tie d’incrédulité faut-il pour sur­vivre à une telle dose d’absurdité ? Ce sen­ti­ment par­fois de vivre dans un film, un mal­en­ten­du, ou que quelqu’un va explo­ser de rire en poin­tant la camé­ra cachée. Où est la fron­tière entre fic­tion et réa­li­té ? Est-ce qu’on peut se frot­ter les yeux main­te­nant et se réveiller ?

Hélas non. Il n’y a pas de camé­ra cachée. Pas de der­nière page du roman ni de The End sur écran qui indi­que­raient qu’il est temps de retour­ner au réel. Juste une gigan­tesque dys­to­pie. Dans cette dys­to­pie, il y a encore de la beau­té, des ins­tants volés, des joies enfan­tines, mais entou­ré d’un tel fra­cas, le sel de la vie sou­lage à peine tant il ren­force encore ce sen­ti­ment de dis­tor­sion et de malaise. Quand on passe du prin­temps dans le Ver­cors aux images de la Gare du Nord. Quand on récolte avec une exci­ta­tion de gamine les pre­miers fraises de la sai­son tout en relayant les infor­ma­tions sur les dis­tri­bu­tions des bri­gades soli­daires et les occu­pa­tions de McDonald’s à Mar­seille. Quand la joie de la jour­née est d’avoir sau­vé une nichée de rou­ge­queues noirs… Com­ment vit-on avec ce sen­ti­ment déchi­rant d’avoir toute la beau­té du monde à ses pieds pen­dant que la forêt brûle et de ne pou­voir « sécher la larme d’une seule feuille » ?

“Que c’est dif­fi­cile de voir la forêt en pleurs, arbre après arbre.
Et que toi, tu ne puisses même pas sécher la larme d’une seule feuille…
Quand la forêt brûle, quel arbre peut se dire impar­tial, pour ne pas prendre feu ?
Sher­ko Bekas