La bataille de Caracas

Par Ricar­do Márquez

/

Soli­da­ria


Tra­duit par ZIN TV

Témoi­gnage de Ricar­do Már­quez, fon­da­teur de Catia TV et témoin fidèle des évé­ne­ments qui ont eu lieu à Cara­cas les 11, 12, 13 et 14 avril 2002.

Tout le monde se sou­vient du coup d’É­tat qu’il y a eu au Vene­zue­la contre le gou­ver­ne­ment du pré­sident Hugo Chá­vez Frías, qui n’a duré que 47 heures mais qui a pro­vo­qué un bain de sang au Venezuela.

Il est vrai­ment dif­fi­cile de par­ler de ces jours-là sans que des sou­ve­nirs  avec beau­coup de dou­leur nous reviennent, mais aus­si avec beau­coup de joie et de nos­tal­gie, car nous avons pu faire par­tie des mil­lions de Véné­zué­liens qui ont contri­bué avec un grain de sable pour sau­ver le fil consti­tu­tion­nel, pour main­te­nir la sta­bi­li­té, la paix et la démo­cra­tie au Vene­zue­la. Mal­gré le peu de temps pas­sé par le Com­man­dant Hugo Chá­vez à la tête de la Répu­blique, nous pou­vions déjà voir qu’il enta­mait un pro­ces­sus avec un gou­ver­ne­ment qui avait com­pris que les choses devaient chan­ger radi­ca­le­ment, visant à prendre en charge la socié­té véné­zué­lienne, à essayer de résoudre toutes ces années de pau­vre­té et de misère aux­quelles la Qua­trième Répu­blique nous avait conduits.

Hugo Chá­vez a osé dire à l’o­li­gar­chie natio­nale et inter­na­tio­nale que le Vene­zue­la était un pays libre et sou­ve­rain et qu’à par­tir de ce moment (février 1999) le des­tin de cette patrie serait entre les mains du gou­ver­ne­ment et du peuple véné­zué­lien et non du gou­ver­ne­ment éta­su­nien. Je crois que c’é­tait un élé­ment fon­da­men­tal pour que toutes les oli­gar­chies et les bour­geoi­sies de ce conti­nent se replient et conspirent pour mettre fin à la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive nais­sante de ce pays.

Voi­ci mon ana­lyse du pour­quoi d’un coup d’É­tat contre le pré­sident Hugo Chá­vez et la révo­lu­tion bolivarienne. 

J’é­tais un jeune homme du quar­tier Simón Rodrí­guez au Mani­co­mio, de la paroisse muni­ci­pale de La Pas­to­ra à Cara­cas, un simple mili­tant, une per­sonne enga­gée pour son pays, qui a fon­dé avec d’autres per­sonnes la Mai­son de la Culture Simón Rodrí­guez du Mani­co­mio et le Ciné Club Mani­co­mio. Nous avions réus­si dans les pre­miers mois et années de la Révo­lu­tion Boli­va­rienne à par­ti­ci­per à l’As­sem­blée Consti­tuante et à y pro­po­ser la néces­si­té de créer des médias com­mu­nau­taires au Vene­zue­la, ce que nous avons obtenus.

Ensuite, nous avons fait entendre notre voix dans la créa­tion de la toute nou­velle loi sur les télé­com­mu­ni­ca­tions, y com­pris un article qui, confor­mé­ment à la nou­velle Consti­tu­tion, per­met­tait aux com­mu­nau­tés orga­ni­sées de fon­der des médias com­mu­nau­taires, en uti­li­sant le spectre hert­zien natio­nal, un pri­vi­lège uni­que­ment accor­dé jus­qu’a­lors à la bour­geoi­sie vénézuélienne.

Paral­lè­le­ment à cette lutte, nous avons fon­dé la télé­vi­sion com­mu­nau­taire de l’Ouest, Catia TV, avec son slo­gan per­çu comme une attaque directe contre le sys­tème domi­nant : Ne regar­dez pas la télé­vi­sion, faites-la ! Accom­pa­gné d’une forme de pro­duc­tion de conte­nus direc­te­ment entre les mains du peuple, avec la for­ma­tion des ECPAI (Equipes Com­mu­nau­taires de Pro­duc­tion Audio­vi­suelle Indé­pen­dante). Grâce aux articles de la nou­velle Loi des Télé­com­mu­ni­ca­tions, nous avons pro­po­sé à CONATEL (Com­mis­sion natio­nale des télé­com­mu­ni­ca­tions) diri­gée à ce moment-là par le lieu­te­nant Dios­da­do Cabel­lo, nous rem­plis­sons les condi­tions de la loi, habi­tants d’un quar­tier appe­lé El Mani­co­mio. Nous avons réus­si à invi­ter le pré­sident de la Répu­blique le 30 mars 2001 à 10 heures du matin pour inau­gu­rer notre petite ins­tal­la­tion de télé­vi­sion au cin­quième étage de l’hô­pi­tal Jesús Yere­na de Lídice et de là, pour la pre­mière fois dans l’his­toire du Vene­zue­la, émettre un signal de télé­vi­sion com­mu­nau­taire avec l’au­to­ri­sa­tion HSF-00001 et sa conces­sion res­pec­tive octroyée par CONATEL pour opé­rer sur le canal 25-UHF pour tout l’ouest de la ville, le signal de Catia Tv.

Il était logique de soup­çon­ner ou du moins d’a­voir l’in­tui­tion que les enne­mis du peuple (la bour­geoi­sie natio­nale et inter­na­tio­nale) ne res­te­raient pas immo­biles et qu’ils feraient tout leur pos­sible pour mettre fin à la révo­lu­tion boli­va­rienne, puis­qu’elle était un très mau­vais exemple pour le reste du conti­nent. C’est notre expé­rience dans ces pre­mières années de révo­lu­tion, car si nous écou­tons les pay­sans, les ouvriers, les débi­teurs hypo­thé­caires etc, nous sau­rons que la ten­ta­tive de coup d’é­tat était une mort annon­cée depuis belle lurette.

Nous étions tota­le­ment enga­gés dans la défense et le sou­tien du gou­ver­ne­ment du com­man­dant Chá­vez, déjà le 9 avril de cette année 2002 nous avons vu que ce qui se pré­pa­rait était un coup d’é­tat, il était évident com­ment toutes les forces et les fac­teurs de pou­voir dans le pays encer­claient le gou­ver­ne­ment, les médias étaient pré­ci­sé­ment l’arme prin­ci­pale des fascistes.

C’é­taient des moments de beau­coup, beau­coup d’a­dré­na­line, des moments de grande pas­sion, il y a beau­coup d’a­nec­dotes à racon­ter. Je me sou­viens très bien qu’à l’é­poque, lorsque la mobi­li­sa­tion et l’a­gi­ta­tion de l’op­po­si­tion ont com­men­cé dans la capi­tale, les membres de Catia TV et d’EC­PAI étaient dans les rues avec les gens, fil­mant tout ce qui se passait.

Je me sou­viens que le 10 avril, vers 14 heures, nous étions à un ras­sem­ble­ment devant le siège de la vice-pré­si­dence de la Répu­blique, sur l’a­ve­nue Urda­ne­ta, et sou­dain Dios­da­do, qui était le vice-pré­sident, est sor­ti et nous nous sommes immé­dia­te­ment appro­chés de lui pour lui dire : “Vice-pré­sident, un coup d’É­tat est immi­nent, ils nous assiègent, qu’al­lons-nous faire ?”. Et je me sou­viens qu’il a répon­du sèche­ment et sans hési­ta­tion : “Nous sommes conscients de cela, mon frère, nous essayons d’é­vi­ter une effu­sion de sang mais ils sont sourds, ils ne veulent pas entendre les gens qui sou­tiennent le com­man­dant Cha­vez, ils essaient de nous ren­ver­ser mais ils ne réus­si­ront pas parce que nous ne sommes pas seuls, nous comp­tons sur vous.” Pour moi, c’é­tait impres­sion­nant, ce n’é­tait plus seule­ment une hypo­thèse, un soup­çon, non, c’é­tait réel, le vice-pré­sident du pays nous confir­mait là, auprès de Catia TV, que le plan de coup d’É­tat était en cours et qu’ils essayaient, en tant que gou­ver­ne­ment sous forte pres­sion, d’é­vi­ter un bain de sang.

Per­son­nel­le­ment, quand j’ai enten­du le cama­rade Dios­da­do nous répondre avec une telle sin­cé­ri­té, une grande humi­li­té et en nous regar­dant dans les yeux, j’ai réa­li­sé que nos vies étaient en dan­ger, le moment était venu de tout don­ner pour le Vene­zue­la, pour le peuple, pour les géné­ra­tions futures. Alors, nous sommes res­tés sur place, ce jour-là jus­qu’à 11 heures ou 12 heures du soir, entre le palais pré­si­den­tiel Mira­flores et la vice-pré­si­dence, beau­coup de Véné­zué­liens y étaient ras­sem­blés, tous ces jours-là, pour sou­te­nir notre gou­ver­ne­ment et notre président.

Je vou­drais men­tion­ner ici quelque chose de très impor­tant, c’est qu’il faut recon­naître que le peuple véné­zué­lien, sur tout le ter­ri­toire natio­nal, est deve­nu un héros ano­nyme, à cette époque il savait quoi faire et le fai­sait bien, par intui­tion ou par sagesse popu­laire, par l’en­ga­ge­ment qu’il res­sen­tait avec son pays et avec le com­man­dant Chá­vez. Rien n’é­tait pré­vu, chaque Véné­zué­lien, savait ce qu’il devait faire, savait com­ment se com­por­ter, savait où aller, et je pense que c’est quelque chose de fon­da­men­tal, parce que cela démonte aus­si un cer­tain nombre de faux héros qui n’ont joué aucun rôle de pre­mier plan avec le peuple dans les rues, mais qui se sont van­tés devant le pays, le gou­ver­ne­ment et le par­ti, en disant sans ver­gogne qu’ils ont fait ceci, cela, l’autre chose, et ce n’est pas vrai.

À l’é­poque, beau­coup de per­sonnes qui ont fait des choses cru­ciales et sont res­tées ano­nymes à ce jour, elles n’ont pas été des vedettes publiques, elles n’ont pas uti­li­sé ce qui était à l’é­poque des tâches d’en­ga­ge­ment pour la patrie, pour obte­nir une posi­tion quel­conque, mais des per­sonnes qui sont très dis­crètes et qui conti­nuent à se battre et à lut­ter pour la construc­tion de la patrie rêvée. Mais ma plus grande recon­nais­sance va aux morts, à nos morts, parce qu’ils étaient nom­breux, à leurs familles, héri­tiers de vrais héros, qui méritent qu’on se sou­vienne d’eux chaque année, mais pas dans l’abs­trait, mais avec leurs noms, pré­noms, des pho­tos. Toutes ces per­sonnes ont don­né leur vie pour tout un pays et devraient être à une place d’hon­neur de la Patrie, dans mon cas per­son­nel, je ne suis pas satis­fait de la recon­nais­sance offerte jus­qu’à pré­sent à ces mar­tyrs. En par­tant du fait que les res­pon­sables de leur mort sont libres, qu’ils n’ont pas payé pour les crimes com­mis et dans cer­tains cas ont béné­fi­cié du par­don de leur culpa­bi­li­té, ils ont été acquit­tés sans être condam­nés pour que quelques mois et années plus tard ils puissent reve­nir conspi­rer et reve­nir arra­cher la vie de patriotes véné­zué­liens, cela mérite une pro­fonde réflexion et une rec­ti­fi­ca­tion de la part de nos dirigeants.

Je me sou­viens que chaque jour, entre 18 et 19 heures, la Mesa de la Uni­dad Demo­crá­ti­ca (coa­li­tion de l’op­po­si­tion) tenait une confé­rence de presse qui se trans­for­mait en une chaîne natio­nale de l’op­po­si­tion, puisque tous les médias pri­vés de radio et de télé­vi­sion relayaient avec obéis­sance et mili­tan­tisme. Ils y infor­maient des vic­toires obte­nues ce jour-là et annon­çaient au compte-gouttes les plans du len­de­main. Ce jour-là, le 10 avril, ils ont annon­cé une mobi­li­sa­tion depuis l’est de Cara­cas jus­qu’au siège de Petró­leos de Vene­zue­la à Chuao et que, selon eux, ils allaient s’y concen­trer à la fin de la marche.

Ce 11 avril, très tôt le matin, nous sommes des­cen­dus dans la rue armés de camé­ras et de micro­phones, je me sou­viens des cama­rades Wil­fre­do Váz­quez, Blan­ca Eekhout, Móni­ca Gil, Gabrie­la Fuentes, Iris et Gla­dys Cas­tillo, Miguel et Richard López, Efrén Aguirre, Maite et Bet­za­beth More­no, Ger­son Mal­do­na­do, Ligia Luque, Eri­ka Farias, Lea­far Gue­va­ra, San­dra Cor­tez, par­mi beau­coup d’autres cama­rades, nous étions à Catia TV. Le point de concen­tra­tion était le palais pré­si­den­tiel de Miraflores.

Nous avions tous peur de la bataille, le fait que nous quit­tions nos mai­sons et que nous ne savions pas à quelle heure nous allions reve­nir, ni même si nous allions reve­nir, parce que nous ris­quions le tout pour tout, sans même être ministres, conseillers, dépu­tés, sans être des fonc­tion­naires, il y avait chez nous un enga­ge­ment moral, il y avait un enga­ge­ment envers le pays, envers la révo­lu­tion, envers la Consti­tu­tion, envers le pré­sident Chá­vez, le lea­der qui a tou­ché notre amour le plus pro­fond pour la patrie.

Ce jour-là, le 11 avril, nous avons ins­tal­lé un point de concen­tra­tion sur l’a­ve­nue Baralt, tout près du Puente Lla­gu­no (situé à envi­ron 200 mètres du palais de Mira­flores), il s’a­gis­sait d’un petit auvent où les gens pas­saient et expri­maient leur opi­nion sur ce qui se pas­sait dans le pays. Vers 11h30 du matin, une rumeur cir­cu­lait selon laquelle l’op­po­si­tion appe­lait à une marche depuis Chuao (quar­tiers chics) pour se rendre au palais Mira­flores, nous savions que cela entraî­ne­rait une grande confron­ta­tion entre Véné­zué­liens et que cette mêlée ferait de nom­breux morts.

Beau­coup d’i­dées ont rapi­de­ment émer­gé chez les gens, entre autres que nous devions nous dif­fé­ren­cier de l’op­po­si­tion en nouant un dra­peau tri­co­lore sur un de nos bras, les femmes ont sor­ti leur rouge à lèvres et nous ont des­si­né des lignes rouges sur nos visages et il y a eu d’autres idées du genre. Tous ceux qui étaient là étaient pré­pa­rés pour le com­bat, ce que nous n’a­vions jamais ima­gi­né c’est que ces ban­dits avaient chi­rur­gi­ca­le­ment pla­cé des sni­pers sur les toits des hôtels et de cer­tains bâti­ments autour de Mira­flores et de l’a­ve­nue Baralt, et ont com­men­cé à tirer sur les gens. Ils ont com­men­cé à assas­si­ner des Véné­zué­liens du côté de l’op­po­si­tion et du côté des Cha­vistes, afin d’en­flam­mer défi­ni­ti­ve­ment  la haine des deux forces en présence.

L’i­mage, appa­rue dans plu­sieurs docu­men­taires au Vene­zue­la et dans le monde entier, d’une per­sonne mon­tée sur le toit d’un immeuble de l’a­ve­nue Baralt, der­rière le minis­tère des Finances, d’une per­sonne cou­rant d’un côté à l’autre et poin­tant du doigt, a été prise par une camé­ra de Catia TV. La véri­té est qu’à 2 heures de l’a­près-midi, toutes les per­sonnes pré­sentes de Pagui­ta à Marrón et de Puente Lla­gu­no à Capi­to­lio étaient en état de guerre.

La mis­sion de la police métro­po­li­taine avait pour objec­tif d’ou­vrir la voie à feu et à sang par­mi les Cha­vistes afin que l’op­po­si­tion puisse atteindre le palais de Mira­flores, n’a été exé­cu­tée qu’à moi­tié. Là, le peuple véné­zué­lien est deve­nu gigan­tesque et a stoï­que­ment résis­té aux assauts de la police métro­po­li­taine, des sni­pers du ciel et des médias du monde entier qui ont tiré sans pitié, les pre­mières balles assas­sines et les der­niers men­songes et calom­nies pour ten­ter de bri­ser mora­le­ment un peuple qui refu­sait de se rendre.

De cet épi­sode cruel de notre his­toire récente, je dis “ce fut une bataille impor­tante, je crois qu’il faut écrire cet exploit du 11 avril 2002 comme une bataille de plus par­mi celles dont on se sou­vient dans notre his­toire patrio­tique, comme la bataille de Cara­bo­bo, la bataille d’An­gos­tu­ra, la bataille navale du Lac Mara­caibo, des batailles qui nous ont per­mis de nous libé­rer du joug espa­gnol. Mais la bataille du 11 avril 2002 est l’une des grandes batailles modernes qui nous a libé­rés du joug grin­go, la bataille de Cara­cas, c’est la bataille pour la Paix, parce que l’op­po­si­tion venait assoif­fé de sang, ils vou­laient assas­si­ner, tuer.

Nous avons éga­le­ment vu les visages des traîtres de très près, je me sou­viens des géné­raux Cama­cho Kai­rus, Beli­sa­rio Lan­dis et Pogio­li qui sor­taient du bâti­ment de la vice-pré­si­dence, de ces 3 offi­ciers, un seul était loyal, Beli­sa­rio Lan­dis, les deux autres se sont avé­rés être des traîtres et des vas­saux des gringos.

Dans la rue, vers 16h, il y avait déjà une rumeur qui cir­cu­lait que Vene­zo­la­na de Tele­vi­sión (la chaine gou­ver­ne­men­tale) était assié­gée à Los Ruices et que le sou­tien des forces cha­vistes était néces­saire pour empê­cher que VTV soit reti­rée de l’an­tenne. Plu­sieurs cama­rades sont allés essayer d’empêcher ce qui était déjà un fait, VTV a ces­sé d’é­mettre au début de la nuit, celui qui était char­gé d’en­voyer la Garde natio­nale pour gar­der VTV était le géné­ral Kai­ruz (Alber­to Cama­cho Kai­ruz avait affir­mé que Cha­vez avait « aban­don­né ses fonctions »).

Ceux d’entre nous qui étaient dans les rues à cette époque avaient une vision tota­le­ment dif­fé­rente de ce qui était rap­por­té au pays, des cama­rades qui étaient à la mai­son nous racon­taient par des tex­tos ou des appels sur télé­phone por­table ce que les médias disaient, c’é­tait l’in­verse de ce que nous vivions, puis­qu’il n’y avait pas de What­sApp, il n’y avait pas de Tele­gram, pas d’ap­pels vidéo.

Lorsque la nou­velle a com­men­cé à se répandre que les cha­vistes mas­sa­craient l’op­po­si­tion dans le centre de Cara­cas, nous n’a­vions pas com­pris d’où venait cette infor­ma­tion puisque nous ramas­sions nos bles­sés et nos morts à l’A­ve­nue Baralt, de Puente Lla­gu­no et des envi­rons du Palais Mira­flores. Parce que n’im­porte quel de nos cama­rades tom­bait d’une balle dans la tête, dans la poi­trine, dans l’é­paule ou dans l’es­to­mac sans savoir d’où venaient ces tirs, c’é­tait vrai­ment quelque chose de trop confus, quelque chose d’i­nex­pli­cable à ce moment-là. C’est ce que le cama­rade Ángel Pala­cios a très bien sai­si dans son docu­men­taire “Claves de una masacre”, car une chose c’est de le vivre ou d’y être, autre chose est de pou­voir s’as­seoir et de regar­der un maté­riel comme celui-ci, où étape par étape et minute par minute, le moment exact est recons­ti­tué afin que vous puis­siez vous pla­cer par­mi ces images et contras­ter la façon dont les médias ont mon­té le men­songe pour jus­ti­fier le coup d’État.

Je me sou­viens qu’un membre de ma famille dans l’É­tat de Táchi­ra m’a appe­lé indi­gné pour me dire que les Cha­vistes tuent les oppo­sants au gou­ver­ne­ment dans le centre de Cara­cas, je lui ai dit que j’é­tais sur place, à l’a­ve­nue Baralt et que c’é­tait un men­songe, qu’au contraire, c’est eux qui tuent, ils nous tirent des­sus avec des tireurs d’é­lite. Bien sûr il ne m’a pas cru, il m’a dit que non, que c’é­tait nous parce qu’il regar­dait ça en direct à la télé­vi­sion. Par évi­dence, c’é­tait la par­tie fon­da­men­tale du plan, c’é­tait leur bou­lot que de confondre la popu­la­tion véné­zué­lienne, de la faire pen­ser d’une manière tota­le­ment dif­fé­rente et de la pro­vo­quer pour qu’elle nous juge immé­dia­te­ment. De cette façon ils ont fait d’une pierre deux coups, ils ont jus­ti­fié le coup d’é­tat et ils ont éli­mi­né la base cha­viste, en nous accu­sant d’être des assassins.

La cama­rade Blan­ca Eekhout, lors d’une réunion que nous avons eue quelques jours aupa­ra­vant à Catia TV, nous a dit : “Je sais que nous avons du sang dans les veines et que nous vou­lons défendre ce pays, même avec nos dents si néces­saire, bien sûr nous allons nous battre, mais pas avec nos mains, mais avec la véri­té, n’ou­bliez pas que notre objec­tif prin­ci­pal est d’en­re­gis­trer audio­vi­suel­le­ment ce qui se passe, c’est ce qui nous per­met­tra de dire au monde la réa­li­té de ce qui se passe ici au Vene­zue­la”. Des mots que je n’ou­blie­rai jamais parce qu’ils étaient tota­le­ment vrais, parce que nous ne pou­vions pas aban­don­ner la camé­ra, non, notre devoir était d’être là, de nous gar­der en sécu­ri­té pour vivre et de pou­voir gar­der très bien ces bandes où nous enre­gis­trions la véri­té de ce qui se pas­sait dans le pays. À cette époque, j’ai com­pris qu’il était très impor­tant de main­te­nir Catia TV en vie, de l’empêcher de dis­pa­raître, même si nous devrions nous battre dans la clandestinité.

Vers 8 heures du soir, le cama­rade Elías Jaua est mon­té sur une estrade qui se trou­vait dans le palais Mira­flores et a dit à la foule qui était encore là que le pré­sident Chá­vez nous deman­dait de ren­trer chez nous, s’il vous plaît, que cela avait été une jour­née de longue bataille et de longue attente, que nous devions ren­trer chez nous, que la nuit tom­bait, qu’il était dan­ge­reux de res­ter dans les rues, qu’à ce moment-là il n’y avait pas de com­mu­ni­ca­tion, Radio Nacio­nal de Vene­zue­la et Vene­zo­la­na de Tele­vi­sión étaient déjà hors antenne.

Nous avions des enre­gis­tre­ments des minutes cru­ciales de ce qui s’é­tait pas­sé, mais nous n’a­vions pas les moyens ou les réseaux pour envoyer ces infor­ma­tions. Nous avions été infor­més que le 5e étage de l’hô­pi­tal Lídice avait été inves­ti par la police métro­po­li­taine, nous n’a­vions pas les médias élec­tro­niques afin de pou­voir démas­quer la véri­té de ce qui se pas­sait, de ce qu’ils nous fai­saient en tant que peuple et nation, c’é­tait ter­rible d’être au secret à ce moment-là depuis un média communautaire.

Après avoir écou­té Elías Jaua et avec la rumeur qu’ils allaient bom­bar­der le Palais si le Com­man­dant ne se ren­dait pas, nous avons déci­dé d’al­ler à l’hô­pi­tal Lídice et de véri­fier si la Police était tou­jours là, sinon, de com­men­cer à démon­ter la sta­tion de télé­vi­sion parce que nous savions que la répres­sion la plus bru­tale allait arri­ver, nous avions en tête ce qui s’é­tait pas­sé au Chi­li en 1973.

Heu­reu­se­ment, nous avions gagné l’af­fec­tion, le res­pect et l’a­mi­tié de nom­breux tra­vailleurs. À notre arri­vée, une infir­mière et un col­lègue concierge nous ont accom­pa­gnés au cin­quième étage et nous ont infor­més que la police métro­po­li­taine était venue nous cher­cher. Le concierge a cher­ché un autre col­lègue et ils nous ont aidés à sor­tir le ser­veur, un mon­teur, l’é­met­teur et d’autres choses essen­tielles pour mettre la sta­tion de télé­vi­sion à l’an­tenne depuis un autre endroit sûr. Ces tra­vailleurs de l’hô­pi­tal nous ont éga­le­ment conseillé de faire atten­tion parce qu’ils allaient nous cher­cher et nous mettre en pri­son, “ils peuvent vous tuer, faites atten­tion”, cette soli­da­ri­té que nous avons res­sen­tie cette nuit du 11 avril a été une force énorme, cer nous n’é­tions pas seuls. Les tra­vailleurs de l’hô­pi­tal savaient que nous avions mis en place une sta­tion de télé­vi­sion com­mu­nau­taire là-bas avec beau­coup d’ef­forts pour mon­trer même des choses de l’hô­pi­tal lui-même, de la com­mu­nau­té de Catia, qui est étroi­te­ment liée à l’hô­pi­tal de Lídice, ces tra­vailleurs étaient soli­daires avec nous, avec notre cause, ce sou­ve­nir est très agréable, je l’ai encore très pré­sent aujourd’hui.

À l’aube, après une longue et angois­sante nuit, le coup d’É­tat était consom­mé. Le pré­sident Cha­vez ayant été arrê­té et le gou­ver­ne­ment démo­bi­li­sé, les médias ont assié­gé les Cha­vistes et mon­tré avec cru­di­té la per­sé­cu­tion et la déten­tion arbi­traire des diri­geants et cama­rades des mou­ve­ments sociaux. Nous, par­mi les per­sonnes en colère, frus­trées, tristes et effrayées, sommes des­cen­dus dans la rue à midi. Je me sou­viens que juste au moment où Pedro Car­mo­na se pro­cla­mait pré­sident dans le palais de Mira­flores, nous mar­chions le long de l’Av. Urda­ne­ta. Ils étaient sûrs d’a­voir le contrôle total et abso­lu du pou­voir, quand nous sommes retour­nés dans le quar­tier et que nous avons trou­vé les gens en colère qui nous deman­daient ce que nous allions faire, qu’il fal­lait libé­rer Chá­vez, je me sou­viens que les mes­sages ont com­men­cé à arri­ver par tex­tos appe­lant à un concert de cas­se­roles ce 12 avril à 8 heures du soir. Je ne sais pas com­ment c’é­tait dans d’autres endroits, mais entre La Pas­to­ra, Catia et 23 de Ene­ro, c’é­tait le bruit le plus assour­dis­sant que nous ayons res­sen­ti jus­qu’a­lors. Pour moi c’é­tait la clé, c’é­tait le déclen­cheur qui nous a dit intui­ti­ve­ment que nous sommes nom­breux et que nous sommes des putains de Chavistes !

Le 13 avril, nous nous sommes réveillés enhar­dis, nous avons com­men­cé à com­mu­ni­quer et à sen­tir qu’il était pos­sible de reve­nir. La pre­mière étape a été de sor­tir et de pas­ser des coups de fil pour empê­cher les pillages dans notre sec­teur, mais lorsque nous avons res­sen­ti un fort sou­tien et une conster­na­tion pour ce qui s’é­tait pas­sé, nous avons déci­dé vers 14 heures d’al­ler à Mira­flores pour voir ce qui se pas­sait. Un colo­nel nom­mé Morao nous a dit que les gardes d’hon­neur sou­te­nait Cha­vez et que nous devions ame­ner les gens au palais pour qu’ils agissent et qu’ils nous sou­tien­draient. Wil­fre­do a fil­mé cela avec la camé­ra Hi8 qu’il por­tait sur lui.

Je me sou­viens que nous allions à Catia et juste sur l’a­ve­nue Sucre, à l’en­trée de Mani­co­mio, il y avait un type avec un camion qui ven­dait des bananes avec un haut-par­leur, nous nous sommes appro­chés de lui et lui avons mon­tré la vidéo de Mira­flores où le colo­nel Morao nous dit d’emmener les gens au palais parce qu’ils ont sou­te­nu Cha­vez, ce type s’est exci­té et a com­men­cé à hur­ler dans son haut-par­leur “Allons à Mira­flores ! Nous devons sau­ver Chá­vez ! C’est un coup d’é­tat ! Les mili­taires du palais sou­tiennent le coman­dante ! Allons tous à Mira­flores ! Allons à Mira­flores, mais mange d’a­bord ta tranche de banane ! Prends tes bananes, mange vite et va à Mira­flores, madame, sau­vons Chá­vez !

C’é­tait beau la conjonc­tion des héros cham­pions d’une reprise offi­cielle impec­cable où per­sonne n’a été oublié et où cha­cun a fait sien le slo­gan “Sau­vons Cha­vez” qui était la tâche à accom­plir par tous. Je me sou­viens aus­si que nous sommes allés à une agence de tier­cé très connue à proxi­mi­té parce que c’é­tait un same­di et qu’il aurait plein de gens, ‑du délire‑, je viens de réa­li­ser qu’au milieu d’un coup d’É­tat il y avait des courses de che­vaux et une foule qui jouait, et nous avons mon­tré la même vidéo de Mira­flores… Cer­tains s’é­taient exci­tés, d’autres ont juste mon­tré de l’in­té­rêt mais per­sonne n’a fran­chi le pas, ils ne nous ont pas arrê­tés comme nous l’attendions.

Vers 19 heures, j’ai com­men­cé à voir et à rece­voir des salu­ta­tions de nom­breux  joueurs de tier­cé du Lídice, Mani­co­mio. À la fin des courses des che­veaux, du 23 de ene­ro et Pro­pa­tria ils sont allés à Mira­flores , c’est vrai­ment pit­to­resque et très drôle notre peuple et notre socié­té, mais c’est de ça qu’est fait un pays. Nous avons conti­nué à mon­trer la vidéo mais nous avons déci­dé de nous sépa­rer, nous avons donc envoyé quelques amis à moto pour mon­trer l’en­re­gis­tre­ment à des points stra­té­giques de la ville et d’autres sont allés cher­cher un camion et un ampli­fi­ca­teur audio pour l’a­me­ner à Mira­flores, il était vital d’a­voir une scène et un son pour l’agitation.

A 16 heures nous étions déjà ins­tal­lés à Mira­flores avec un camion comme scène et du son pour main­te­nir la foule en liesse, de ce “camion de la digni­té” nous coor­don­nions tous les cama­rades, Mar­cos Ford, Oscar Acos­ta, Car­los Caña, Arge­nis Már­quez, Wil­fre­do Vás­quez, Oscar Negrin, Aré­va­lo Gil. Un capi­taine de la garde d’hon­neur nous a infor­més qu’il y avait une pos­si­bi­li­té qu’il y ait encore des sni­pers qui pour­raient atta­quer le ras­sem­ble­ment. Nous avons déci­dé de prendre le risque et nous sommes res­tés dans une vraie et réelle union civique-mili­taire. La moi­tié du monde est pas­sée par ce camion pour par­ler à la foule, des ministres, des dépu­tés, des maires, des artistes, des conseillers, des vice-ministres, des généraux,des  sol­dats, des évan­gé­liques, des prêtres, des ivrognes, des cercles boli­va­riens, des chauf­feurs, des com­mer­çants, des femmes, des étu­diants, des coopé­ra­tives, par­mi beau­coup d’autres, il y avait des gens qui venaient à pied de Gua­re­nas, Gua­tire La Guai­ra, il y avait des gens pieds nus, des affa­més, des gens humbles, de la classe moyenne, etc. Tout un peuple qui a res­sen­ti le goût d’une vic­toire écla­tante contre le plus puis­sant de la moi­tié du monde qui avait osé s’en prendre au peuple de Bolivar.

Ce jour-là, par­mi toutes les choses que j’ai dites, il y en a deux que je n’ou­blie­rai jamais : quand j’ai lu le fax qu’on m’a­vait envoyé avec la lettre écrite de la main du com­man­dant Cha­vez disant qu’il n’a­vait pas démis­sion­né et quand j’ai signa­lé que le signal de VTV était de nou­veau sur les ondes, c’é­tait vrai­ment une joie sublime, je me suis sen­ti comme un vrai héros de ma patrie. Je me sou­viens éga­le­ment que le pré­sident actuel, Nico­las Madu­ro, qui était à l’é­poque membre du Congrès, est arri­vé avec Cilia Flores, éga­le­ment membre du Congrès, et qu’ils ont par­lé à la foule depuis ce camion. Il y avait des mil­liers de papiers de nom­breuses per­sonnes qui vou­laient dire au monde et faire savoir à tout le monde que leurs sec­teurs, quar­tiers, paroisses, muni­ci­pa­li­tés, groupes, mou­ve­ments, etc. étaient là pour sou­te­nir la Révo­lu­tion et Chávez.

Après minuit, lorsque les héli­co­ptères sont arri­vés avec le Coman­dante Hugo Chá­vez, l’eu­pho­rie et la joie ont enva­hi le palais et ses envi­rons. Larmes, rires, sou­pirs, béné­dic­tions, une accu­mu­la­tion d’é­mo­tions de vic­toire popu­laire. Et après le dis­cours, lorsque le com­man­dant est sor­ti au bal­con de Mira­flores pour saluer, le peuple a spon­ta­né­ment crié le slo­gan le ad hoc : “Pre­pa­ren el café que Chá­vez no se fue” (“Pré­pa­rez le café, Chá­vez n’est pas par­ti”).

Ain­si s’est ter­mi­née cette semaine où il y a eu 3 pré­si­dents, un coup d’É­tat qui n’a duré que 47 heures, beau­coup de morts et un peuple qui, dans l’u­nion civique-mili­taire, a vain­cu toutes les oli­gar­chies de ce conti­nent et au-delà, a vain­cu les grin­gos qui, par essence, étaient les com­man­di­taires du coup d’É­tat, a vain­cu une direc­tion mili­taire anti­pa­trio­tique et ser­vile aux inté­rêts étran­gers, elle a vain­cu toutes les canailles des médias natio­naux et inter­na­tio­naux qui ont été vain­cus aux pieds du bouche à oreille et du glo­rieux peuple véné­zué­lien et enfin elle a vain­cu le capi­ta­lisme mon­dial qui a parié sur un coup d’é­tat pour essayer de conti­nuer à piller les richesses d’un pays plein de héros et de libérateurs.