Bolivie : terreur et désinformation

Par Daniel Espi­no­sa

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ALAI


Tra­duit par ZIN TV

EN LIEN :

Le cas boli­vien, un autre exemple de pro­pa­gande de l’ex­trême droite.

Un rap­port de l’école de droit de la Har­vard Law School, ren­du public il y a quelques semaines (27/07), accuse le régime boli­vien de Jea­nine Áñez Chá­vez de pro­mou­voir la vio­lence d’É­tat, de res­treindre la liber­té d’ex­pres­sion et d’arrêter arbi­trai­re­ment des citoyens, favo­ri­sant un “cli­mat de ter­reur et de désinformation”.

Alors que la ter­reur est mise en place par le régime de fac­to — avec deux mas­sacres dans son his­toire brève mais intense — nous pou­vons remer­cier la presse cor­po­ra­tive habi­tuelle pour sa dés­in­for­ma­tion. Le cas boli­vien est un autre exemple clair de “fausses nou­velles” pro­ve­nant d’ins­ti­tu­tions offi­cielles — dans ce cas, l’Or­ga­ni­sa­tion des États amé­ri­cains (OEA) — et dif­fu­sées dans le monde par la presse tra­di­tion­nelle par le biais de ses actua­li­tés et de ses jour­naux, sans réac­tion. Une autre étude de cas sur la pro­pa­gande et la “fabri­ca­tion du consentement”.

Le rap­port de Har­vard est venu s’a­jou­ter à une longue liste de docu­ments condam­nant le régime Áñez que la presse inter­na­tio­nale a splen­di­de­ment igno­ré. Au cours des dix der­niers mois, nous avons été infor­més sur la Boli­vie par des euphé­mismes, des demi-véri­tés et des décla­ra­tions officielles.

Pour rap­pel, la police boli­vienne a déclen­ché une émeute dans les jours pré­cé­dant le départ d’E­vo Morales, le 10 novembre 2019, lorsque, au milieu des mani­fes­ta­tions et des vio­lences de rue, un géné­ral des forces armées nom­mé Kali­man est appa­ru à la télé­vi­sion et a “sug­gé­ré” au chef du Mou­ve­ment vers le socia­lisme (MAS) de quit­ter la pré­si­dence. Un coup d’É­tat en pleine force que de nom­breux jour­na­listes ont vou­lu nier ou mini­mi­ser en rai­son de l’ac­cu­sa­tion de fraude que l’OEA avait glis­sée quelques jours aupa­ra­vant. La logique employée était la sui­vante : « il le méri­tait », donc « ce n’est pas un coup d’État ».

Mais devant le fait accom­pli et le régime d’Áñez déjà au pou­voir, la véri­té allait len­te­ment se faire jour, sans obte­nir une grande cou­ver­ture média­tique ni pro­duire des effets poli­tiques com­pa­rables à ceux pro­duits par le men­songe de l’OEA. Le men­songe, donc, est lar­ge­ment dif­fu­sé, la rec­ti­fi­ca­tion ne l’est pas. En février, le Washing­ton Post a publié un article d’o­pi­nion signé par deux cher­cheurs, qui ont exa­mi­né les infor­ma­tions élec­to­rales et décla­ré qu’il n’y avait aucune preuve de fraude sus­pecte. L’OEA a com­mis une erreur dans son accu­sa­tion et a pro­duit un coup d’État.

Le New York Times (NYT) recon­naî­tra éga­le­ment — bien que seule­ment en juin de cette année — que l’OEA a “fait une erreur”. L’OEA s’est appuyée sur des don­nées “incor­rectes” et des “tech­niques sta­tis­tiques inap­pro­priées”, selon une étude cou­verte par le “jour­nal des records”. Bien sûr, ni le NYT ni le “Post” ne recon­naî­tront jamais leurs rôles res­pec­tifs en tant que prin­ci­paux dif­fu­seurs de la ver­sion de l’OEA “quand les braises brû­laient encore”, avant et après le coup d’É­tat de novembre : Le NYT nous don­nait alors une toute autre ver­sion. Le len­de­main de la réélec­tion de Morales, le NYT a pré­sen­té les para­mi­li­taires du coup d’É­tat qui com­met­taient des actes de vio­lence comme vic­times de la répres­sion poli­cière du gou­ver­ne­ment socialiste.

La même ver­sion a été reprise au Pérou par la plu­part des grands médias, ses fai­seurs d’o­pi­nion et ses édi­to­ria­listes, qui en ont pro­fi­té pour ren­for­cer leurs pré­ju­gés sur la gauche. On a beau­coup par­lé de “l’en­nui” des Boli­viens qui sont des­cen­dus dans la rue pour “dire non au dic­ta­teur”. De la pure pro­pa­gande d’une extrême droite mino­ri­taire et vio­lente — tou­jours pho­to­gra­phiée de près pour cacher son petit nombre — et mobi­li­sée pour pro­fi­ter de la panique. Bien­tôt, les mas­sacres de ceux qui sont des­cen­dus en masse dans la rue : les sym­pa­thi­sants du MAS.

Les mas­sacres de Sen­ka­ta et de Saca­ba seront fil­més et pho­to­gra­phiés par des jour­na­listes comme Nar­ci­so Contre­ras, qui enver­ra son maté­riel à des dizaines de médias sans résul­tat, car ils ne sont pas inté­res­sés par cette infor­ma­tion. Les mas­sacres seront qua­li­fiés de “confron­ta­tions” par la presse, mal­gré les décla­ra­tions d’or­ga­nismes tels que la Com­mis­sion inter­amé­ri­caine des droits humains, qui infor­ma en temps utile de l’u­ti­li­sa­tion de balles réelles pour répri­mer des mani­fes­tants paci­fiques, abat­tus par des forces de l’ordre qui avaient été pré­cé­dem­ment exo­né­rées de toute res­pon­sa­bi­li­té pénale. Un scandale.

Ni La Repú­bli­ca ni El Comer­cio n’ont consa­cré un seul article à la farce de l’OEA, pas plus qu’ils n’ont reven­di­qué la vic­toire légi­time du MAS aux élec­tions de novembre der­nier. Ils ont ten­té de paraître objec­tifs en condam­nant les déra­pages évi­dents et les pro­pos racistes de M. Áñez et de ses sbires, qui viennent d’une droite que per­sonne ne suit et pour laquelle per­sonne ne vote. Pre­nons en compte les effets colos­saux de l’ ”erreur” de l’OEA sur la démo­cra­tie boli­vienne lorsque nous nous deman­dons si l’é­vé­ne­ment mérite ou non des articles publiés.

Il se trouve que les faits à inté­grer dans le récit des médias, dans l’o­pi­nion “grand public”, doivent être sélec­tion­nés avec beau­coup de soin afin que la presse d’es­ta­blish­ment puisse conti­nuer à sou­te­nir les opé­ra­tions poli­tiques d’ins­ti­tu­tions comme celle de l’OEA à l’a­ve­nir. Si vous deviez révé­ler les faits tels qu’ils sont écrits ici, com­ment vous y pren­driez-vous pour vali­der et dif­fu­ser la ver­sion de l’OEA lors de votre pro­chain chan­ge­ment de régime ? Ce serait trop gênant, inco­hé­rent et lâche.

Des ver­sions contraires à celle de l’OEA ont en effet été publiées en temps utile par le jour­na­lisme indé­pen­dant mais ont été omises par le jour­na­lisme d’en­tre­prise. Par exemple, pour­quoi le NYT, ou El Comer­cio ici au Pérou, n’ont-ils pas écou­té des cher­cheurs comme Mark Weis­brot ?

L’ab­sence de sa ver­sion devient plus inté­res­sante si l’on consi­dère que le célèbre éco­no­miste amé­ri­cain était un contri­bu­teur régu­lier au NYT et à El Comer­cio. Weis­brot et son Centre pour la recherche éco­no­mique et poli­tique (CEPR) ont dénon­cé les décla­ra­tions infon­dées de l’OEA dans plu­sieurs études publiées début novembre 2019 — au plus fort de l’af­faire — et en mars de cette année, mais elles n’ont pas trou­vé d’é­cho dans la presse tra­di­tion­nelle. Com­ment expli­quer cela ?

Un autre média indé­pen­dant impor­tant, The Inter­cept, a éga­le­ment dénon­cé dès le début les actions de l’OEA en Boli­vie. Son direc­teur, Glenn Green­wald, a fait la remarque sui­vante sur l’af­fai­blis­se­ment du pres­tige de l’or­ga­ni­sa­tion pan­amé­ri­caine : « Que l’OEA soit un outil ser­vile du Dépar­te­ment d’É­tat amé­ri­cain est une chose bien connue en Amé­rique latine ».

Quel­qu’un pour­rait-il faire pas­ser le mot à El Comer­cio et au reste du jour­na­lisme péru­vien qui insiste pour sur­vivre le 20e siècle, alors qu’à cette époque les façades d’or­ga­ni­sa­tions comme l’OEA étaient (un peu) plus propres et que les défendre n’é­tait pas (tel­le­ment) hon­teux ? Des gens comme Rosa María Pala­cios, Juan Car­los Tafur ou Augus­to Álva­rez Rodrich vont-ils un jour entrer dans le 21e siècle, ou vont-ils conti­nuer leur pro­mo­tion méca­nique et répé­ti­tive du néo­li­bé­ra­lisme comme “seule alter­na­tive”, à la Thatcher ?

S’ils n’a­vaient pas joué à la rou­lette russe avec les sources, Jake Johns­ton, un cher­cheur du CEPR, aurait pu leur don­ner le scoop sui­vant en pre­mière page : “Pour ceux d’entre nous qui étaient atten­tifs aux élec­tions de 2019, il n’y a jamais eu aucun doute que les obser­va­tions de l’OEA étaient frau­du­leuses. Quelques jours après l’é­lec­tion, un haut fonc­tion­naire de l’OEA m’a dit en pri­vé qu’il n’y avait pas de chan­ge­ment “inex­pli­cable” dans la ten­dance [du vote]… et pour­tant l’or­ga­ni­sa­tion a conti­nué à répé­ter sa fausse opi­nion sans opposition…”.

Nous avons ici rap­por­té de nom­breuses fraudes jour­na­lis­tiques, les mêmes que celles de CNN ou le NYT — et ensuite tous les jour­naux d’actualités locaux, caisses de réso­nance auto­ma­tiques — ont fait exis­ter le “pré­sident par inté­rim” du Vene­zue­la, Mr Juan Guaidó, ayant décla­ré avoir pris le contrôle d’une impor­tante base mili­taire à Cara­cas, La Car­lo­ta, d’où il haran­guait le reste du Vene­zue­la en guise de célé­bra­tion. Pen­dant des heures, les médias ont par­lé de la chute du Cha­visme comme d’un fait accom­pli. Ricar­do Mon­ta­ner et autres stars lati­nos ont publié des mes­sages émo­tion­nels sur Twit­ter depuis Mia­mi, remer­ciant Dieu. En réa­li­té, Guaidó se trou­vait sur une route adja­cente à la base avec une dou­zaine de per­sonnes qui allaient bien­tôt cher­cher refuge dans dif­fé­rentes ambas­sades, comme son chef Leo­pol­do López. L’o­pé­ra­tion contre le Cha­visme com­pre­nait cette res­source pure­ment média­tique, une mise en scène des­ti­née à pro­duire des défec­tions au sein du régime et à ame­ner davan­tage d’op­po­sants dans les rues vénézuéliennes.

La recette d’Elon Musk

Le 24 juillet, en réponse à un com­men­taire sur Twit­ter sug­gé­rant que le coup d’É­tat en Boli­vie avait été cau­sé par le lithium, Elon Musk, direc­teur de la socié­té Tes­la qui conçoit, fabrique et vend des voi­tures élec­triques munie des bat­te­ries au lithium a répon­du « Nous ren­ver­se­rons qui nous vou­lons. ».

En réa­li­té, les coups d’É­tat sont de plus en plus coû­teux pour le pou­voir hégé­mo­nique. La rai­son est inter­net et la perte de cré­di­bi­li­té des médias tra­di­tion­nels. Les jour­naux et les ins­ti­tu­tions de l’es­ta­blish­ment ont per­du leur mono­pole sur le dis­cours et c’est pour­quoi on entend tant par­ler de “fake news” et de “dés­in­for­ma­tion”, mais aus­si de “théo­ries du com­plot”. Ils sont tou­jours liés à l’in­ter­net et aux réseaux sociaux, mais jamais à la presse ou aux ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles. On dit donc que si la pro­pa­gande et la dés­in­for­ma­tion pul­lulent sur le net, les médias tra­di­tion­nels en sont exempts, car ils ne font que des “erreurs hon­nêtes”, jamais de dés­in­for­ma­tion délibérée.

Cela explique pour­quoi le grand scan­dale des “fausses nou­velles” n’est appa­ru qu’a­vec la mon­tée des médias sociaux et le revers poli­tique que la vic­toire de Donald Trump a signi­fié pour cer­tains inté­rêts, et pas plu­sieurs décen­nies aupa­ra­vant, en rai­son des men­songes et de la pro­pa­gande dif­fu­sés régu­liè­re­ment par les médias grand public. Tant que le pro­prié­taire du récit avait rai­son, toute ques­tion de “dés­in­for­ma­tion” était tota­le­ment hors de propos.