Ces militants qui jouent avec « Avatar »

Par Hen­ry Jenkins

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LMD

Détour­ne­ment à des fins poli­tiques des réfé­rences de la culture de masse

De la tri­bu indienne des Don­gria Kondh, en lutte contre une com­pa­gnie minière bri­tan­nique, aux Pales­ti­niens des ter­ri­toires occu­pés, de nom­breux mani­fes­tants ont endos­sé l’identité des Na’vi, héros du film hol­ly­woo­dien « Ava­tar ». Ce phé­no­mène met en lumière le détour­ne­ment de plus en plus fré­quent, à des fins poli­tiques, des réfé­rences de la culture de masse.

Ancien direc­teur du pro­gramme d’études com­pa­rées des médias au Mas­sa­chu­setts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy (MIT), doyen du dépar­te­ment de com­mu­ni­ca­tion, jour­na­lisme et arts du ciné­ma à l’université de Cali­for­nie du Sud. Auteur notam­ment de Fans, Blog­gers and Gamers : Explo­ring Par­ti­ci­pa­to­ry Culture, New York Uni­ver­si­ty Press, 2006.

En février der­nier, cinq acti­vistes pales­ti­niens, israé­liens et inter­na­tio­naux défi­laient dans le vil­lage occu­pé de Bilin, le corps peint en bleu à l’image des Na’vi, le peuple héros du film de science-fic­tion de James Came­ron Ava­tar. L’armée israé­lienne a uti­li­sé des gaz lacry­mo­gènes et des gre­nades assour­dis­santes contre ces mani­fes­tants à la peau azur, habillés de kef­fiehs et de fou­lards, et affu­blés de queues et d’oreilles poin­tues. Des images vidéo de l’incident, jux­ta­po­sées à des séquences emprun­tées au film hol­ly­woo­dien, ont ensuite été dif­fu­sées sur You­Tube. On y entend des per­son­nages pro­cla­mer : « Nous allons mon­trer au Peuple du ciel qu’il ne peut pas s’emparer de tout ce qu’il veut ! Ceci, ceci est notre terre ! »

La fic­tion de James Came­ron a fait cou­ler beau­coup d’encre. Un cri­tique de ciné­ma du Vati­can y a vu une apo­lo­gie du « culte de la nature (1) » et des mili­tants éco­lo­gistes, « la plus grande épo­pée jamais cap­tée sur cel­lu­loïd à la gloire de l’environnement (2) ». A gauche, beau­coup ont tour­né en déri­sion les contra­dic­tions du film, qui à la fois condamne le colo­nia­lisme et repro­duit les fan­tasmes de culpa­bi­li­té des Blancs pro­gres­sistes : ils l’ont rebap­ti­sé « Danse avec les Schtroumpfs ». Pour le mili­tant de la com­mu­nau­té che­ro­kee Daniel Heath Jus­tice, le film attire l’attention sur le sort des peuples autoch­tones, même si Came­ron sim­pli­fie à outrance les maux du colo­nia­lisme, en créant une repré­sen­ta­tion du com­plexe mili­ta­ro-indus­triel qui donne beau­coup à détes­ter mais peu à com­prendre (3). Cepen­dant, cha­cune à sa manière, ces cri­tiques rompent avec la vision d’une culture de masse tri­viale et insi­gni­fiante, déri­va­tif aux pro­blèmes du monde réel.

Les mani­fes­tants de Bilin ont lié le com­bat des Na’vi pour leur éden à leurs propres ten­ta­tives de récu­pé­rer leurs terres (la vidéo dif­fu­sée sur You­Tube insiste sur le contraste entre les forêts luxu­riantes de Pan­do­ra et les terres arides et pous­sié­reuses des ter­ri­toires occu­pés). L’imagerie plus grande que nature d’Avatar leur a offert une repré­sen­ta­tion de leur propre com­bat. Et, grâce à la puis­sante machine publi­ci­taire hol­ly­woo­dienne, ces images sont doré­na­vant recon­nais­sables dans le monde entier. La vue d’une étrange créa­ture à la peau bleue se tor­dant de dou­leur dans la pous­sière, suf­fo­quant sous les gaz lacry­mo­gènes, a cho­qué, et a réac­ti­vé des mes­sages que l’on pré­fère ignorer.

En s’appropriant Ava­tar, les mili­tants ont neu­tra­li­sé cer­taines des objec­tions les plus cou­ram­ment oppo­sées au film. Des chro­ni­queurs conser­va­teurs lui repro­chaient d’encourager un sen­ti­ment anti­amé­ri­cain ; mais, dans la mesure où les images des Na’vi ont été reprises par des groupes pro­tes­ta­taires dans le monde entier, le mythe a été recen­tré sur les incar­na­tions locales du com­plexe mili­ta­ro-indus­triel. A Bilin, il met­tait aux prises les Pales­ti­niens et l’armée israé­lienne ; en Chine, les autoch­tones et le gou­ver­ne­ment de Pékin ; au Bré­sil, les Indiens d’Amazonie et les com­pa­gnies forestières.

Sans aller jusqu’à se peindre en bleu, des intel­lec­tuels comme la roman­cière indienne Arund­ha­ti Roy et le phi­lo­sophe slo­vène Sla­voj žižek ont pro­fi­té de débats autour d’Avatar pour rap­pe­ler la situa­tion cri­tique des tri­bus autoch­tones indiennes Don­gria Kondh, qui tentent d’empêcher l’accès à leurs ter­ri­toires sacrés, convoi­tés pour leurs res­sources en bauxite. L’Amérique n’est donc pas l’unique « empire du mal » sur la pla­nète Terre. Des cri­tiques de gauche crai­gnaient que l’accent mis sur les pro­ta­go­nistes humains blancs du film n’offre aux spec­ta­teurs l’occasion d’une iden­ti­fi­ca­tion facile. Mais c’est le cos­tume bleu des Na’vi que les contes­ta­taires cherchent à revêtir.

De fait, les « mili­tants “Ava­tar” » ne font qu’exploiter un très vieux lan­gage de la pro­tes­ta­tion popu­laire. Dans son essai deve­nu un clas­sique, « Woman on Top » (4), l’historienne de la culture Nata­lie Zemon Davis nous rap­pelle qu’à l’aube de l’Europe moderne les contes­ta­taires mas­quaient leur iden­ti­té der­rière des jeux de rôles, por­tant des cos­tumes de peuples, réels (les Maures) ou ima­gi­naires (les Ama­zo­niens), per­çus comme une menace pour la civi­li­sa­tion. Dans le Nou­veau Monde, les bons citoyens de Bos­ton per­pé­tuèrent cette tra­di­tion en se dégui­sant en Amé­rin­diens pour jeter des car­gai­sons entières de thé dans le port de la ville. Et à La Nou­velle-Orléans, les Noirs des Etats-Unis for­maient leurs propres tri­bus indiennes du Mar­di-Gras en recou­rant à l’imagerie du Wild West Show de Buf­fa­lo Bill pour expri­mer leur quête de res­pect et de digni­té — une cou­tume récem­ment remise en lumière par David Simon dans sa série « Treme », dif­fu­sée sur HBO.

Dans son livre Dream, le mili­tant Ste­phen Dun­combe affirme que la gauche amé­ri­caine a adop­té un lan­gage ration­nel, froid et éli­tiste, qui s’adresse à l’esprit plu­tôt qu’au cœur (5). Pros­cri­vant le voca­bu­laire trop sophis­ti­qué de la plu­part des dis­cours poli­tiques, elle pour­rait pui­ser sa force émo­tion­nelle dans des récits déjà appré­ciés par un public de masse.

Il y a peu, une équipe de cher­cheurs de l’école Annen­berg de com­mu­ni­ca­tion et de jour­na­lisme de l’université de Cali­for­nie du Sud a dres­sé une liste de groupes ayant réin­ves­ti la culture pop pour défendre la jus­tice sociale. Elle s’est plus par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sée à la « culture par­ti­ci­pa­tive » : à la dif­fé­rence des médias de masse, le numé­rique a per­mis à un grand nombre d’utilisateurs de s’approprier les moyens de com­mu­ni­ca­tion et de détour­ner la culture à leurs propres fins. Les récits par­ta­gés consti­tuent la base de réseaux sociaux puis­sants et génèrent des espaces où l’on peut débattre d’idées, pro­duire des connais­sances et créer une culture. Dans ce pro­ces­sus, les fans acquièrent des com­pé­tences et bâtissent une infra­struc­ture locale afin de par­ta­ger leurs pers­pec­tives sur le monde. De même que, dans les socié­tés de chas­seurs, les jeunes s’amusent avec leurs arcs et leurs flèches, dans une socié­té de l’information, ils s’entraînent au manie­ment de cette dernière.

Le fon­da­teur de l’Alliance Har­ry Pot­ter, M.Andrew Slack, qua­li­fie ce phé­no­mène d’« acu­punc­ture cultu­relle », sug­gé­rant que son orga­ni­sa­tion aurait iden­ti­fié un « point de pres­sion » vital de l’imaginaire com­mun, qu’il vou­lait relier à des pré­oc­cu­pa­tions sociales plus larges. L’Alliance Har­ry Pot­ter a déjà sen­si­bi­li­sé plus de cent mille jeunes dans le monde aux guerres en Afrique, aux droits des tra­vailleurs et au mariage gay, levé des fonds pour Haï­ti ou pour faire cam­pagne contre la concen­tra­tion des médias. Le jeune Har­ry Pot­ter, avance M. Slack, a com­pris que le gou­ver­ne­ment et les médias men­taient au public afin de cacher le mal tapi en leur sein, et a for­mé avec ses cama­rades l’armée de Dum­ble­dore pour chan­ger le monde. Il a donc deman­dé à ses dis­ciples quels maux de ce monde celle-ci devait com­battre. Dans le Maine, par exemple, l’Alliance a orga­ni­sé une com­pé­ti­tion entre les diverses mai­sons de Poud­lard — l’école de sor­cel­le­rie que fré­quente le jeune magi­cien —, dans laquelle les par­ti­ci­pants devaient réunir le plus grand nombre d’électeurs pour un réfé­ren­dum sur l’égalité des droits dans le mariage. Cette approche ludique du mili­tan­tisme per­met­trait par ailleurs de mobi­li­ser des jeunes qui se sentent exclus du pro­ces­sus politique.

De telles ini­tia­tives peuvent paraître cyniques (renon­ce­ment au pou­voir de la rai­son pour conver­tir les masses) ou naïves (atta­che­ment à des mythes plu­tôt qu’à la réa­li­té). Mais il y a tou­jours un moment où l’on s’arrache aux récon­forts de l’imaginaire pour se confron­ter aux dif­fi­cul­tés de la situa­tion sur le terrain.

Ce « mili­tan­tisme » ne requiert pas for­cé­ment que l’on se peigne en bleu ; il exige que l’on fasse preuve de créa­ti­vi­té face aux images dif­fu­sées par les médias. La droite recourt éga­le­ment à ce genre de démarche. Aux Etats-Unis, le des­sin ani­mé Dora the Explo­rer, qui raconte les aven­tures ima­gi­naires d’une petite fille lati­no-amé­ri­caine et de son singe, a été détour­né par les deux camps poli­tiques pour illus­trer les consé­quences de la nou­velle loi sur l’immigration votée en Ari­zo­na. Les membres ultra­con­ser­va­teurs des Tea Par­ties ont uti­li­sé une cari­ca­ture repré­sen­tant le pré­sident Barack Oba­ma sous les traits du Joker, le méchant dans The Dark Knight, l’un des films de la série Bat­man, comme une arme dans leur bataille contre sa réforme de la santé.

De telles ana­lo­gies ne rendent évi­dem­ment pas compte des sub­ti­li­tés de ces débats poli­tiques, de même que l’on ne sau­rait réduire les dif­fé­rences entre le Par­ti répu­bli­cain et le Par­ti démo­crate à celles qui séparent les élé­phants des ânes — leurs emblèmes res­pec­tifs, héri­tage des bandes des­si­nées poli­tiques d’une autre époque. Ava­tar ne peut faire jus­tice au vieux com­bat pour les ter­ri­toires occu­pés, et la vidéo sur You­Tube ne peut se sub­sti­tuer à un dis­cours infor­mé sur la ques­tion. Mais l’aspect spec­ta­cu­laire et « par­ti­ci­pa­tif » de ce mili­tan­tisme four­nit à cer­tains nou­veaux venus à la chose poli­tique l’énergie émo­tion­nelle néces­saire à la pour­suite du com­bat. Et pour­rait les mener à d’autres formes d’action.

(1) Fede­ri­co Lom­bar­di, L’Osservatore Roma­no, 10 jan­vier 2010.

(2) Harold Linde, « Is Ava­tar radi­cal envi­ron­men­tal pro­pa­gan­da ? », Mother Nature Net­work, 4 jan­vier 2010.

(3) « Guest Blog­ger : Daniel Heath Jus­tice on “Ava­tar” », First Peoples, 20 jan­vier 2010.

(4) Nata­lie Zemon Davis, « Women on top : Sym­bo­lic sexual inver­sion and poli­ti­cal disor­der in ear­ly modern Europe », dans Bar­ba­ra Bab­cock (sous la dir. de), The Rever­sible World : Sym­bo­lic Inver­sion in Art and Socie­ty, Cor­nell Uni­ver­si­ty Press, Itha­ca, 1978.

(5) Ste­phen Dun­combe, Dream : Re-ima­gi­ning Pro­gres­sive Poli­tics in an Age of Fan­ta­sy, The New Press, New York, 2007. Lire l’extrait paru dans Manière de voir, n° 111, « Culture, mau­vais genres », juin-juillet 2010.