Conversation entre Angela Davis et Naomi Klein

Par Lucía Sbriller & Sola­na de la Torre

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Anfi­bia


Tra­duit par ZIN TV

Des ima­gi­naires pour sor­tir du désastre.

Ange­la Davis et Nao­mi Klein se sont par­lées à tra­vers une vidéo­con­fé­rence en ligne, elles ont réflé­chi à l’op­por­tu­ni­té que repré­sente la crise du coro­na­vi­rus pour les mou­ve­ments sociaux et la gauche. Ces mou­ve­ments confrontent le pré­sent à d’autres moments clés de l’his­toire. Ils repensent un autre monde pos­sible basé sur moins de répres­sion, plus d’ac­ti­visme, d’i­ma­gi­na­tion et une pers­pec­tive féministe.

Nao­mi Klein et Ange­la Davis se sont ren­con­trées lors d’un évè­ne­ment en ligne orga­ni­sé par The Rising Majo­ri­ty : “Coro­na­vi­rus et la construc­tion d’un mou­ve­ment d’op­po­si­tion”. Plus de 200.000 per­sonnes ont écou­té la vidéo­con­fé­rence en direct, par­tout sur la pla­nète et dans toutes les langues dans une vision com­mune du monde. Elles ont par­lé de la crise mon­diale, de la pan­dé­mie, du fémi­nisme, des emplois essen­tiels, du racisme, des per­sonnes pri­vées de leur liber­té. Elles ont réflé­chi aux défis qui se pré­sentent pour l’ac­ti­visme et la gauche inter­na­tio­nale dans un scé­na­rio qui nous impose de défier les limites de l’i­ma­gi­na­tion du possible.

Ange­la Davis est une mili­tante anti­ra­ciste, anti­ca­pi­ta­liste et est une réfé­rence his­to­rique des luttes afro aux États-Unis, ancienne membre des Black Pan­thers. Elle est l’au­trice de Femmes, race et classe et La pri­son est-elle obso­lète ? Nao­mi Klein est une acti­viste anti­ca­pi­ta­liste et envi­ron­ne­men­tale, cinéaste et jour­na­liste. Elle a écrit No Logo et La Doc­trine du Choc. La conver­sa­tion est ani­mée par l’ac­ti­viste Then­kiwe Mcharris.

THENJIWE MCHARRIS : Cette conver­sa­tion tente de ras­sem­bler des visions trans­for­ma­trices et nous invite à par­ler des chan­ge­ments struc­tu­rels dont nous avons besoin. Que nous dit cette crise sur l’é­chec du capi­ta­lisme et le risque que le sys­tème applique ses propres solu­tions au désastre ?

NAOMI KLEIN : C’est une crise créée par le capi­ta­lisme. La pan­dé­mie elle-même est l’ex­pres­sion de notre guerre contre la nature, des mala­dies qui viennent du “sau­vage” dans la sphère humaine parce que nous entrons de plus en plus dans ce plan sau­vage. Nous voyons cette mala­die s’in­sé­rer dans des sys­tèmes immu­ni­taires faibles. Mais si nous pre­nons du recul et élar­gis­sons notre pers­pec­tive, nous consta­tons que notre sys­tème éco­no­mique, qui repose sur la volon­té de sacri­fier des vies pour le pro­fit, a créé les condi­tions préa­lables pour que cette crise devienne encore plus pro­fonde, affai­blis­sant notre sys­tème immu­ni­taire col­lec­tif et créant les condi­tions d’un déve­lop­pe­ment incon­trô­lé du virus.

Cela s’ex­prime de nom­breuses manières : par le biais des sys­tèmes médi­caux pri­vés, par le déni­gre­ment du tra­vail de soins — en ne four­nis­sant pas d’é­qui­pe­ments de pro­tec­tion adé­quats — et par le déni­gre­ment du tra­vail de ser­vice : les per­sonnes qui pro­duisent et livrent de la nour­ri­ture sont trai­tées comme des per­sonnes jetables. Tout cela rend le virus incontrôlable.

En outre, nous avons un capi­ta­lisme de catas­trophe. Nous voyons la même chose depuis tou­jours : face à tant de dou­leur et de besoins, l’op­por­tu­nisme des entre­prises ne demande pas com­ment appor­ter des solu­tions mais com­ment s’en­ri­chir davan­tage. Citons par exemple les régle­men­ta­tions envi­ron­ne­men­tales sus­pen­dues en Chine et aux États-Unis au nom de l’aide à l’é­co­no­mie, et la taxe sur la régle­men­ta­tion finan­cière. Ces décla­ra­tions d’in­ten­tion ali­mentent des crises cachées, elles sont des attaques expli­cites contre nos démo­cra­ties déjà faibles. On voit donc un Vik­tor Orban en Hon­grie, un Jair Bol­so­na­ro au Bré­sil, un Ben­ja­min Neta­nya­hou en Israël, un Trump aux États-Unis… Ce sont les mêmes pra­tiques. Ils uti­lisent tous l’au­to­ri­té pour obte­nir un plus grand pou­voir de surveillance.

ANGELA DAVIS : En t’é­cou­tant, Nao­mi, je pense à ce qui se passe en Pales­tine, à ce qui se passe en Syrie et au Kur­dis­tan, je pense aux popu­la­tions qui sont expo­sées à des situa­tions de répres­sion comme réponse man­quée au Coronavirus.

THENJIWE MCHARRIS : Ange­la, pen­dant des années, vous nous avez par­lé du sys­tème car­cé­ral. Pou­vons-nous y réflé­chir dans une pers­pec­tive abolitionniste ?

ANGELA DAVIS : Lorsque nous avons exa­mi­né l’im­pact et les ten­ta­tives d’at­té­nua­tion du virus, nous avons pen­sé à la situa­tion des per­sonnes contraintes de res­ter enfer­mées. On s’in­quié­tait pour ceux qui étaient confi­nés sur les bateaux de croi­sière. Mais nous devrions nous pré­oc­cu­per — et même plus — des per­sonnes qui sont en pri­son ou dans les centres de déten­tion pour immi­grés. Ici, aux États-Unis, ces per­sonnes sont déte­nues pour une période de un à six mois, pas plus d’un an. Tou­te­fois, dans ce contexte, une peine de trois mois peut signi­fier la peine de mort. De nom­breuses orga­ni­sa­tions ici — Cri­ti­cal Resis­tance, No New Jails, All Of Us or None, Trans­gen­der Gen­der-Variant & Inter­sex Jus­tice Pro­ject — demandent la libé­ra­tion des pri­son­niers. Il y a 2,3 mil­lions de per­sonnes der­rière les bar­reaux aux États-Unis. Nous appe­lons notam­ment à la libé­ra­tion des per­sonnes âgées. Et comme la pri­son accé­lère le vieillis­se­ment, il s’a­git de per­sonnes de plus de 50 ans. Les appels demandent éga­le­ment la libé­ra­tion des enfants qui sont dans des ins­ti­tu­tions pour mineurs.

Je lisais un article de Mike Davi­sis dans le “Jaco­bin”, où il men­tionne la “crise du coro­na” comme un monstre ali­men­té par le capi­ta­lisme. Selon lui, cette pan­dé­mie élar­git l’ar­gu­ment selon lequel le capi­ta­lisme mon­dial semble bio­lo­gi­que­ment non viable en l’ab­sence d’une infra­struc­ture mon­diale de san­té publique. Une telle infra­struc­ture n’exis­te­ra jamais si les mou­ve­ments sociaux ne brisent pas le pou­voir des grandes entre­prises phar­ma­ceu­tiques et du sys­tème de san­té pri­vé”, dit-il. Le point de vue abo­li­tion­niste nous oblige à pen­ser lar­ge­ment et à nous sou­ve­nir, par exemple, de ceux qui sont sans abri. Même s’il y a une décé­lé­ra­tion du nombre de per­sonnes der­rière les bar­reaux, beau­coup n’au­ront que la rue comme lieu de refuge. Par consé­quent, nous devons éga­le­ment réflé­chir à l’ac­cès au loge­ment et à la nour­ri­ture. Si l’I­ran a pu libé­rer 70.000 pri­son­niers, soit un tiers de sa popu­la­tion car­cé­rale, les États-Unis devraient pou­voir faire de même.

THENJIWE MCHARRIS : Cela nous amène à la ques­tion sui­vante : com­ment savoir ce qu’il est pos­sible de trans­for­mer ? Dans quelle mesure devons-nous encore nous impliquer ?

NAOMI KLEIN : Il faut beau­coup d’en­ga­ge­ment. Nous n’en sommes qu’à la pre­mière étape de cette for­mi­dable crise. Une fois que nous recon­nais­sons que nous sommes dans une situa­tion d’ur­gence, un grand enga­ge­ment est pos­sible. Aujourd’­hui, par exemple, tous ceux d’entre nous qui par­tagent cette conver­sa­tion passent pro­ba­ble­ment leur vie à essayer de convaincre le monde que le sta­tu quo mène au désastre. Les États-Unis n’ont pas consi­dé­ré cette pan­dé­mie comme une crise. C’est ce qu’a fait FOX News : que les per­sonnes âgées et les malades meurent tran­quille­ment, au nom du mar­ché. La seule rai­son d’une mobi­li­sa­tion de cette ampleur est liée au dépla­ce­ment géo­gra­phique qui a don­né nais­sance au virus, et au fait qu’a­vant de frap­per les États-Unis, il a frap­pé des socié­tés au tis­su social plus solide. Ensuite, nous avons eu des pré­si­dents comme celui de la Chine, et cer­tains du sud de l’Eu­rope, qui ont fer­mé leurs éco­no­mies pour sau­ver des vies, et cela a per­mis de sur­mon­ter les mesures de Trump qui a été en quelque sorte for­cé de prendre des déci­sions simi­laires. La crise ouvre des pers­pec­tives sur ce qui est possible.

Lorsque j’ai écrit La doc­trine du choc, j’ai cité Mil­ton Fried­man : “Seul une véri­table pro­cé­dure de crise pro­duit un véri­table chan­ge­ment, et lorsque la crise se pro­duit, elle dépend des idées qui sont sur le mar­ché”. Mil­ton Fried­man s’est atta­ché à mettre en place une infra­struc­ture intel­lec­tuelle de pré­pa­ra­tion aux catas­trophes pour la droite, pour les entre­prises, car il a com­pris que lorsque le capi­ta­lisme pro­duit sa propre crise et que les injus­tices du sys­tème sont expo­sées, comme ce fut le cas pen­dant la Grande Dépres­sion, la gauche a une grande oppor­tu­ni­té. Mil­ton Fried­man a écrit une lettre au géné­ral Pino­chet dans les années 70 et a décla­ré : “Tout a mal tour­né dans votre pays, tout comme dans le mien dans les années 30, lorsque les gens ont eu l’i­dée qu’ils pou­vaient faire de bonnes choses avec l’argent des autres”. Donc, en d’autres termes, toute la stra­té­gie qu’ils déploient pour aller si vite face à une crise, pour pous­ser leur liste de sou­haits, c’est parce qu’ils ont peur que nous pous­sions la nôtre, ils ont peur que nous exi­gions exac­te­ment ce dont Ange­la a par­lé. Que nous allons vider les pri­sons, que nous allons exi­ger des mai­sons pour tout le monde, que nous allons dire : “Atten­dez une minute. Vous avez gagné 6 mil­liards de dol­lars ? Avec cet argent, nous pour­rions prendre un bon départ pour un nou­veau contrat vert”. Je veux dire que si vous pou­vez payer les gens pour qu’ils res­tent chez eux, vous pou­vez payer les gens pour qu’ils se recyclent en dehors du sec­teur des com­bus­tibles fos­siles. Si les entre­prises sont à genoux pour deman­der des ran­çons, les sec­teurs les plus pol­luants de la pla­nète, les com­pa­gnies pétro­lières, les com­pa­gnies gazières, les com­pa­gnies aériennes, les construc­teurs auto­mo­biles, les com­pa­gnies de croi­sière, cela signi­fie que nous pou­vons prendre le contrôle de ces sec­teurs, que nous pou­vons leur faire subir des chan­ge­ments ; s’ils sont en guerre avec la vie sur terre, nous pou­vons prendre soin de leurs tra­vailleurs. Ce dont nous avons besoin, pour citer mes col­lègues de The Leap, qui est une orga­ni­sa­tion que j’ai cofon­dée, c’est de défon­cer les portes, de leur ouvrir la pos­si­bi­li­té d’une radi­ca­li­té aus­si lar­ge­ment et aus­si long­temps que possible.

Nous sommes en meilleure posi­tion dans cette crise qu’en 2008, lorsque l’é­co­no­mie mon­diale s’est effon­drée et qu’il était clair pour nous que nous devions payer pour sau­ver les ban­quiers. Nous avons pris le relais et avons dit : “Non ! Mais à cette époque, nous n’a­vons pas pous­sé nos alter­na­tives radi­cales avec cou­rage et suf­fi­sam­ment de force. C’est ce que nous devons faire main­te­nant. Je suis tel­le­ment ins­pi­rée par les tra­vailleurs d’A­ma­zon, de Hole Foods, d’Ins­ta­card, de GI et les infir­mières. Ce sont tous des tra­vailleurs de pre­mière ligne, mais leur tra­vail est déni­gré et ils doivent lit­té­ra­le­ment uti­li­ser des sacs pou­belles pour se pro­té­ger du virus. C’est ain­si que le capi­ta­lisme les voit, comme des déchets. Mais ils se lèvent : “Non, nous ne sommes pas des ordures. Nous sou­te­nons le monde”. C’est l’éner­gie qu’il nous faut pour construire. Nous devons exer­cer notre droit d’ar­rê­ter, de rete­nir cette main-d’œuvre. Nous devons ouvrir la porte à coups de pied et la gar­der ouverte !

THENJIWE MCHARRIS : Nous devons être auda­cieux et confiants, mais aus­si élar­gir le champ des pos­si­bi­li­tés dans notre ima­gi­na­tion. Alors, com­ment évo­luer vers un niveau de demande plus élevé ?

NAOMI KLEIN : C’est une course contre la montre car nous n’a­vons pas encore vu leurs pires idées. Les habi­tants de Gaza nous disent qu’ils sont un labo­ra­toire pour le reste du monde. Aujourd’­hui, à Mum­bai, les pre­miers cas de Coro­na ont été diag­nos­ti­qués, dans un bidon­ville. C’est inquié­tant, car Ange­la parle de l’im­pos­si­bi­li­té pour les gens de s’i­so­ler quand ils n’ont nulle part où aller. Quelle est la réponse d’un État pri­son­nier ? Il ferme le bidon­ville, le trans­forme en Gaza. A moins que nous soyons là à dire : “Non ! Tout le monde a droit à une mai­son, il y a beau­coup d’hô­tels vides”. Je pense que nous allons voir des images pires que celles que nous voyons actuellement.

THENJIWE MCHARRIS : Et vous, Ange­la, que pen­sez-vous que cette crise nous demande ?

ANGELA DAVIS : Je suis d’ac­cord avec Nao­mi, nous devons réflé­chir aux simi­li­tudes entre les années 1930 et aujourd’­hui. Beau­coup de gens se rendent compte que le capi­ta­lisme n’est pas prêt à répondre aux besoins des gens et des autres êtres sur cette pla­nète. Le capi­ta­lisme mon­dial est res­pon­sable de l’é­chec de la lutte contre cette pan­dé­mie. Elle est éga­le­ment res­pon­sable du grand nombre de per­sonnes en pri­son, du coût éle­vé des soins de san­té, du loge­ment et de l’é­du­ca­tion. Les gens d’au­jourd’­hui ont la pos­si­bi­li­té de se rendre compte qu’il n’é­tait pas néces­saire qu’il en soit ainsi.

La crise révèle la nature du capi­ta­lisme racial, du racisme diri­gé contre les Amé­ri­cains d’o­ri­gine asia­tique, pour suivre l’exemple de… com­ment s’ap­pelle l’ac­tuel occu­pant de la Mai­son Blanche ? Nous recon­nais­sons et avons la capa­ci­té de nous orga­ni­ser contre le racisme des ins­ti­tu­tions, le racisme quo­ti­dien. Et nous avons la capa­ci­té de géné­rer une orga­ni­sa­tion fémi­niste, ce que nous pour­rions appe­ler l’or­ga­ni­sa­tion fémi­niste abo­li­tion­niste, parce que ce sont tous des sujets fémi­nistes. Le racisme est une ques­tion fémi­niste, le sans-abrisme est une ques­tion fémi­niste, l’a­bo­li­tion des pri­sons est une ques­tion fémi­niste. Nous devons éga­le­ment tenir compte du fait qu’un grand nombre des per­sonnes qui sont au centre de cette crise, en pre­mière ligne, sont des femmes. Et je tiens à dire une chose à pro­pos de la vio­lence sexiste et de la mal­trai­tance des enfants : de nom­breuses femmes sont contraintes de pas­ser 24 heures sur 24 avec leurs agres­seurs, inca­pables de se connec­ter avec celles et ceux qui ont été leur bouée de sauvetage.

Nous devrions sai­sir cette occa­sion pour créer le type d’or­ga­ni­sa­tion qui met en évi­dence le besoin de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, et qui a la capa­ci­té de nous sor­tir de notre som­meil, de recon­naître que nous pou­vons accep­ter le lea­der­ship de per­sonnes qui s’or­ga­nisent dans d’autres par­ties du monde.