Côte d’Ivoire : Pour la défense d’une “démocratie parfaite” ?

L'Appel à la CEDEAO, d' Aminata Traoré, Demba Moussa Dembelé et Taoufik Ben Abdallah

Source : Centre Tri­con­ti­nen­tal (CETRI) | www.cetri.be/spip.php?article2033

Côte d’Ivoire : Pour la défense d’une “démo­cra­tie parfaite” ?

un “Appel à la CEDEAO”, signé par d’importantes per­son­na­li­tés dont Ami­na­ta Trao­ré (Forum pour un Autre Mali), Dem­ba Mous­sa Dem­be­lé (Forum Afri­cain des Alter­na­tives) et Taou­fik Ben Abdal­lah (Enda Tiers-Monde).

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10 jan­vier 2011. La situa­tion inso­lite et inédite de deux « Pré­si­dents » et « deux gou­ver­ne­ments » à la tête de la même Côte‑d’Ivoire est cer­tai­ne­ment décon­cer­tante. Mais bien plus pré­oc­cu­pante est la confor­mi­té de vues, entre les diri­geants des pays membres de la Com­mu­nau­té Eco­no­mique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et le reste de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » sur les sanc­tions à infli­ger au Pré­sident Laurent Gbag­bo, dont le recours à la force, s’il refuse de céder le pou­voir à Alas­sane Dra­mane Ouattara.

La CEDEAO met­tra-t-elle cette der­nière menace à exé­cu­tion en assu­mant ain­si, de manière ouverte, le rôle de bras armé de l’impérialisme col­lec­tif qui se cache der­rière l’appellation pom­peuse et trom­peuse de « com­mu­nau­té internationale » ?

La paix en Côte d’Ivoire et en Afrique, d’une manière géné­rale, est au prix de la luci­di­té, de la soli­da­ri­té et du cou­rage poli­tique dont nos diri­geants feront preuve dans un monde glo­ba­li­sé injuste et violent. Nous tenons à rap­pe­ler aux chefs d’Etat afri­cains qu’ils se trompent d’ennemi et de guerre pour les rai­sons sui­vantes, valables pour la qua­si-tota­li­té de nos pays :

1 — L’échec notoire du sys­tème élec­to­ral prôné :

Il y a dix ans, dans la Décla­ra­tion de Bama­ko sur la Démo­cra­tie, les Droits et les Liber­tés, en date du 03 novembre 2000, les Ministres et les Chefs de délé­ga­tion des Etats et gou­ver­ne­ments ayant le fran­çais en par­tage rele­vaient en plus des « acquis indé­niables », des insuf­fi­sances et des échecs qui, ont pris aujourd’hui des pro­por­tions alar­mantes. Ils ont pour noms : « récur­rence des conflits, inter­rup­tion de pro­ces­sus démo­cra­tiques, géno­cide et mas­sacres, vio­la­tions graves des droits de l’Homme, per­sis­tance de com­por­te­ments frei­nant le déve­lop­pe­ment d’une culture démo­cra­tique, manque d’indépendance de cer­taines ins­ti­tu­tions et contraintes de nature éco­no­mique, finan­cière et sociale, sus­ci­tant la désaf­fec­tion du citoyen à l’égard du fait démocratique ».

Y a‑t-il lieu d’envisager une inter­ven­tion mili­taire en Côte d’Ivoire, au nom d’un sys­tème élec­to­ral si défaillant ?

2 — Les pièges du sys­tème néolibéral :

Ce sys­tème élec­to­ral inadap­té et cruel­le­ment dépen­dant de l’« exper­tise » et de finan­ce­ments exté­rieurs est au ser­vice d’un modèle éco­no­mique par­ti­cu­liè­re­ment désas­treux en Afrique. Il rime avec pillage des richesses du conti­nent, chô­mage endé­mique, pau­vre­té, injus­tices, cor­rup­tion et vio­lences. Les taux de crois­sance salués par la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » n’ont pas d’incidence sur la situa­tion de l’immense majo­ri­té des Africains.

Alors au nom de quel pro­jet de socié­té, la CEDEAO devrait-elle s’engager dans une inter­ven­tion mili­taire en Côte d’Ivoire ?

3 — Des « démo­cra­ties » minoritaires :

L’enthousiasme et les espé­rances que les pre­mières élec­tions sus­ci­tèrent ne sont plus au ren­dez-vous comme l’attestent les taux de par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions pré­si­den­tielles géné­ra­le­ment infé­rieurs à 50%, sauf dans les pays en crise (Gui­née, Côte d’Ivoire par exemple) où les popu­la­tions caressent l’illusion d’instaurer la paix par le vote.

Au lieu du rôle de gen­darme que la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » lui confie au risque de la dis­cré­di­ter, la CEDEAO ne devrait-elle pas cher­cher d’abord à confé­rer à la démo­cra­tie un sens qui récon­ci­lie les Afri­cains avec la politique ?


4 — Des graves régres­sions politiques :

L’Etat post­co­lo­nial qui se vou­lait sou­ve­rain est deve­nu l’Etat sous-tutelle des ins­ti­tu­tions de Bret­ton Woods, char­gé de libé­ra­li­ser, de pri­va­ti­ser et de gérer ensuite les consé­quences sociales dra­ma­tiques de cette poli­tique. L’impopularité des gou­ver­nants démo­cra­ti­que­ment élus tient en grande par­tie aux réformes contrai­gnantes et sou­vent erro­nées du FMI et de la Banque mon­diale qui dégagent leur res­pon­sa­bi­li­té en cas de sou­lè­ve­ment des populations.

Faut-il que la CEDEAO, au nom d’une démo­cra­tie que les argen­tiers foulent au pied, ajoute davan­tage à l’injustice et à la souf­france du peuple ivoirien ?


5 — Dépo­li­ti­sa­tion, per­son­na­li­sa­tion et ethnicisation :

Pour ou contre Untel ou Untel sont les termes de la démo­cra­tie au rabais qui est ser­vie aux peuples mineurs que nous sommes dans l’imaginaire de l’Occident. Et, mal­heu­reu­se­ment, ça marche.

Rares sont les acteurs poli­tiques qui se donnent la peine de fami­lia­ri­ser l’électorat avec les enjeux éco­no­miques, pétro­liers, miniers, géo­po­li­tiques et mili­taires qui engagent le des­tin de notre continent.

Qu’y a‑t-il d’étonnant si à par­tir de ce moment les élec­teurs se sai­sissent de repères tels que l’ethnie et la religion ?

6 — L’imposture de la « com­mu­nau­té internationale » :

On n’aura jamais autant enten­du par­ler de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » en Afrique que ces der­nières semaines. Alors, le citoyen ordi­naire se demande : « qui est-elle ? »

Elle est une dan­ge­reuse construc­tion de l’après guerre froide qui se pose en garant du droit inter­na­tio­nal, mais ses exi­gences varient selon les lieux et les cir­cons­tances. Ses membres sont, entre autres, le Conseil de Sécu­ri­té — une ins­ti­tu­tion non démo­cra­tique dont les réso­lu­tions sont igno­rées par l’Etat d’Israël, pro­té­gé par les Etats-Unis -, les Etats-Unis d’Amérique — qui ont enva­hi l’Irak au nom d’armes de des­truc­tion mas­sive qui n’existaient pas -, l’Union Euro­péenne (UE) — dont les des­seins sont clairs à tra­vers les Accords de Par­te­na­riat Eco­no­mique (APE) qu’elle tient à impo­ser aux pays ACP‑, la France — dont les for­faits sont brillam­ment illus­trés par le docu­men­taire de Patrick Ben­quet : La Fran­ça­frique -, le FMI et la Banque mon­diale — qui dans un monde autre que celui-ci devraient être tra­duits devant la jus­tice inter­na­tio­nale pour crime contre l’Afrique.

Quant à l’Union Afri­caine (UA) et la CEDEAO, leur fonc­tion­ne­ment est à l’image des Etats qui les com­posent : fri­leuses, finan­ciè­re­ment dépen­dantes, elles sont plus à l’écoute des grandes puis­sances et des ins­ti­tu­tions de Bret­ton Woods que de leurs peuples, de plus en plus désem­pa­rés et en danger.

Aux consé­quences incom­men­su­rables des sanc­tions éco­no­miques, faut-il ajou­ter celles désas­treuses de la vio­lence mili­taire en Côte d’ Ivoire ?

7 — L’instrumentalisation de la souf­france et du désar­roi des Africains :

Les élec­teurs et les élec­trices ivoi­riens et afri­cains sont, en somme, des vic­times col­la­té­rales de la guerre éco­no­mique qui fait rage à l’échelle de la pla­nète. La pau­vre­té que le modèle éco­no­mique domi­nant leur impose, et leur souf­france sont ins­tru­men­ta­li­sés dans le cadre d’élections dites « trans­pa­rentes », « régu­lières » et « démo­cra­tiques » qui, comme nous l’avons déjà sou­li­gné, ne répondent en rien à leur quête légi­time de dignité.


8 — L’opacité des enjeux :

Per­sonne ne peut croire un seul ins­tant que l’auteur du dis­cours de Dakar sur l’homme afri­cain et père de l’immigration choi­sie se sou­cie des droits des Afri­cains et de la démo­cra­tie en Afrique. L’ancienne puis­sance colo­niale a sur­tout besoin de pré­ser­ver ses inté­rêts en Côte d’Ivoire qui, aujourd’hui comme au len­de­main des indé­pen­dances, lui sert de point d’ancrage ain­si que de trem­plin dans la sous région. Quant aux Etats Unis d’Amérique, une par­tie de la réponse à leur demande, consi­dé­rable, en pétrole se trouve dans le Golfe de Guinée.

Y a‑t-il un lien quel­conque entre ces des­seins et la démo­cra­tie que les peuples d’Afrique appellent de tous leurs vœux ?


9 — La crise sys­té­mique du capitalisme :

Les diri­geants afri­cains sont vic­times du dis­cours men­son­ger du « win-win » qui pré­tend que tout le monde peut gagner dans la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale, dont la faillite est désor­mais évi­dente. Aus­si s’efforcent-ils d’entrer dans le moule pré­fa­bri­qué de « la crois­sance accé­lé­rée », de la « bonne gou­ver­nance » et de la « démo­cra­tie » etc.

L’histoire qui est train d’être écrite, à coup de larmes et de sang, en Côte d’Ivoire, n’est pas qu’une crise poli­tique et ins­ti­tu­tion­nelle grave, dont l’issue dépen­drait des seuls acteurs ivoi­riens. Elle est l’une de ces guerres de « basse inten­si­té » que l’ordre cynique du monde impose aux peuples domi­nés, tout en ne jurant que par la « démo­cra­tie », les « droits de l’homme » et les « libertés ».

10 — La crise de lea­der­ship mon­dial et la ques­tion de l’éthique :

Face à la crise struc­tu­relle et sys­té­mique du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, il n’y a pas d’homme pro­vi­den­tiel en Côte‑d’Ivoire, ni même aux Etats-Unis où l’élection de Barack Oba­ma a pu faire croire le contraire. Le Pré­sident amé­ri­cain et son homo­logue fran­çais, Nico­las Sar­ko­zy, qui visi­ble­ment n’ont que des cer­ti­tudes quand il s’agit de la démo­cra­tie en Afrique, sont confron­tés aux pires dif­fi­cul­tés dans leurs propres pays, du fait de la nature inique de ce sys­tème éco­no­mique dans lequel les afri­cains sont embar­qués à leur insu. La dé-pro­tec­tion de nos éco­no­mies, la concur­rence déloyale et sur­tout la mise en échec déli­bé­ré de l’Etat au nom de la crois­sance et de la com­pé­ti­ti­vi­té sont autant d’options qui n’ont rien d’éthique.

L’ordre actuel du monde n’a pas besoin d’Alassane Dra­mane Ouat­ta­ra et encore moins de Laurent Gbag­bo, mais des richesses et de la posi­tion géos­tra­té­gique de la Côte‑d’Ivoire en Afrique de l’Ouest.

Espé­rons que cette réa­li­té cruelle, qui n’est un secret pour per­sonne, contri­bue­ra à dépas­sion­ner le débat et à inci­ter les pro­ta­go­nistes de la crise ivoi­rienne, et de manière géné­rale les déci­deurs poli­tiques afri­cains, à plus de luci­di­té et de matu­ri­té politique.


DECLARATION

Face à cette offen­sive sans pré­cé­dent de « la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » contre un Etat sou­ve­rain au nom de la démo­cra­tie et face à l’instrumentalisation de la CEDEAO, Nous exprimons :

- Notre soli­da­ri­té avec le peuple frère et meur­tri de Côte d’Ivoire qui est le véri­table per­dant de la « démo­cra­tie » for­melle, dic­ta­to­riale et bel­li­queuse que les puis­sances occi­den­tales imposent aux autres à coups de chan­tage au finan­ce­ment et de corruption.

- Notre pro­fond désac­cord avec l’usage de la force contre un Etat sou­ve­rain au mépris des vies humaines, de la cohé­sion sociale et la paix, déjà malmenées.

- Notre convic­tion que la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » n’est qu’une coa­li­tion de puis­sances et d’intérêts qui fait la loi à tra­vers le Conseil de Sécu­ri­té, les ins­ti­tu­tions finan­cières et autres instances.

- Notre désap­pro­ba­tion de l’alignement de l’Union Afri­caine (UA) et la CEDEAO sur des posi­tions com­pro­met­tantes et dangereuses.

- Notre indi­gna­tion face à l’ingérence arro­gante et décom­plexée des Nations Unies, qui outre­passent leur rôle en Côte d’Ivoire, et face aux pres­sions et aux sanc­tions, dont celles scan­da­leuses du Fond Moné­taire Inter­na­tio­nal (FMI) et de la Banque mon­diale — qui oublient qu’ils ont une part consi­dé­rable de res­pon­sa­bi­li­té dans la situa­tion dra­ma­tique de l’Afrique.

- Notre conster­na­tion face à la vio­la­tion des droits poli­tiques des Afri­cains, qui devraient être les seuls juges de l’état de leurs pays et de la conduite de leurs diri­geants et face à l’infantilisation de l’électorat afri­cain par un sys­tème qui érige le vote en une fin en soi.

- Notre révolte face aux super­che­ries des puis­sants de ce monde, notam­ment la France et les Etats-Unis, qui inversent les rôles en Côte d’Ivoire en s’érigeant en sau­veurs des peuples et fai­seurs de paix, alors qu’ils sont fau­teurs de guerre. L’Irak, l’Afghanistan, le Pakis­tan, pour ne citer que les faits plus récents sont deve­nus de véri­tables bour­biers attes­tant que la démo­cra­tie ne s’exporte pas.

- Notre dépit vis à vis de la Cour Pénale Inter­na­tio­nale (CPI) qui ignore que les vic­times des mas­sacres pré et post élec­to­raux sont d’abord des hommes et des femmes que le sys­tème, dont elle est l’une des armes, affame, exclut et tue à petit feu par millions.

- Notre convic­tion que la réforme en pro­fon­deur du sys­tème des Nations Unies, que les mou­ve­ments sociaux appellent de leurs vœux, s’impose non pas seule­ment en termes de repré­sen­ta­tion du conti­nent, mais d’éthique.

- Notre convic­tion que la situa­tion dra­ma­tique en Côte d’Ivoire jus­ti­fie l’évaluation dans les meilleurs délais des pra­tiques démo­cra­tiques en Afrique.

- Notre déter­mi­na­tion à éveiller les consciences, notam­ment celles des femmes et des jeunes, de telle sorte que le vote influe sur les poli­tiques éco­no­miques qui sont à l’origine du chô­mage, de la faim et de l’exil.

- Notre volon­té de faire du Forum Social Mon­dial (FSM) de Dakar (du 6 au 11 février 2011) le lieu par excel­lence de la confron­ta­tion des idées sur les alter­na­tives au capi­ta­lisme mon­dia­li­sé et destructeur.

Per­sonne ne doit mou­rir en Côte d’Ivoire, ni ailleurs en Afrique, au nom d’une démo­cra­tie décré­di­bi­li­sée et dévoyée parce que conçue, finan­cée et éva­luée de l’extérieur par des puis­sances d’argent en quête de diri­geants « sûrs ».

Alors, trêve d’ingérence, d’arrogance et d’humiliation ! Chaque peuple s’indigne, résiste et se libère en se réfé­rant à son his­toire et son propre vécu des injus­tices et d’asservissement.

Puissent les souf­frances infli­gées aux peuples d’Afrique ser­vir de levain pour l’émergence de valeurs, de struc­tures et d’institutions démo­cra­tiques, paci­fiques et huma­nistes ici et de par le monde.