Covid-19 : Non, tout ne va pas changer

Par Joël Chandelier

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Quelques leçons à tirer de l’histoire

« Quelques années aupa­ra­vant, la mala­die s’était décla­rée dans les pays orien­taux, où elle avait enle­vé une innom­brable quan­ti­té de vivants ; puis, pour­sui­vant sa marche d’un lieu à un autre, sans jamais s’arrêter, elle s’était mal­heu­reu­se­ment éten­due vers l’Occident. Ni la science, ni aucune pré­cau­tion humaine, ne pré­va­lait contre elle. »

 

Albrecht Dürer, L’apocalypse, détail (1496 – 1498)

Voi­là com­ment le grand écri­vain ita­lien Boc­cace décrit, dans son Déca­mé­ron rédi­gé quelques années après l’événement, la Grande Peste noire de 1347 – 1348 qui frap­pa Flo­rence, empor­tant la moi­tié de la popu­la­tion. Or, quand il en vient à évo­quer les réac­tions des indi­vi­dus face à la pan­dé­mie, par­mi des scènes de panique ou des appels à la misé­ri­corde divine, il relate cer­taines atti­tudes que l’on croi­rait sur­ve­nues il y a quelques semaines en France ou ailleurs en Europe : « N’ayant sou­ci de rien autre que d’eux-mêmes, beau­coup d’hommes et de femmes aban­don­nèrent la cité, leurs mai­sons, leurs demeures, leurs parents et leurs biens, et cher­chèrent un refuge dans leurs mai­sons de cam­pagne ou dans celles de leurs voi­sins ». En est-on reve­nu à cette époque consi­dé­rée comme révo­lue, comme semble le prou­ver ce confi­ne­ment qua­li­fié par cer­tains de « solu­tion moyenâgeuse » ?

LES ÉPIDÉMIES, DE VIEUX COMPAGNONS DE L’HUMANITÉ

Ce qui ne peut man­quer de frap­per, c’est le carac­tère excep­tion­nel de cette crise dans notre monde moderne, mais sa bana­li­té à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Les graves épi­sodes épi­dé­miques ayant eu lieu dans la seconde moi­tié du XXe siècle, comme la grippe asia­tique de 1956 – 1958 ou celle de Hong Kong en 1968 – 1969, avaient fait des cen­taines de mil­liers de morts dans le monde, mais n’avaient pas pro­vo­qué un tel bou­le­ver­se­ment de l’organisation sociale ; les der­nières alertes, comme celles du SRAS en 2003 ou de la grippe H1N1 en 2009, n’avaient fina­le­ment entraî­né qu’un nombre réduit de décès ; et la der­nière grande pan­dé­mie, celle du SIDA, bien qu’ayant pro­ba­ble­ment tué plus de 30 mil­lions de per­sonnes dans le monde, fut le résul­tat d’une mala­die d’un genre dif­fé­rent, tuant len­te­ment. Or, le COVID-19 semble faire revivre des scènes et des atti­tudes que l’on croyait dis­pa­rues dans les limbes d’une his­toire ancienne. Qua­ran­taine, fer­me­tures des fron­tières, scènes de panique, accu­mu­la­tions de den­rées de pre­mière néces­si­té, ali­gne­ments de cer­cueils enter­rés à la hâte : voi­là des faits qui sem­blaient ne plus devoir exis­ter dans des socié­tés consi­dé­rées comme avan­cées. Pour­quoi main­te­nant ? Pour­quoi ainsi ?

Michael Sweerts, Peste dans une cité antique (v. 1652, Los Angeles Coun­ty Museum of Art)

Si de nom­breux aspects scien­ti­fiques res­tent, bien sûr, à éclair­cir sur la mala­die, des réponses peuvent être four­nies sur le seul plan de l’histoire. En effet, bien que les pro­grès de la méde­cine aient pu faire croire, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, à la dis­pa­ri­tion des grands épi­sodes épi­dé­miques, on sait que ces der­niers sont de vieux com­pa­gnons de l’humanité. De la pre­mière « peste » docu­men­tée his­to­ri­que­ment (en réa­li­té pro­ba­ble­ment un typhus exan­thé­ma­tique), celle d’Athènes tou­chant la Grèce en 430 – 426 avant notre ère, jusqu’à la grippe espa­gnole de 1918 – 1919 qui tua près de 50 mil­lions de per­sonnes dans le monde, en pas­sant par la Peste Noire de 1347 – 1352 (qui éli­mi­na près de la moi­tié de la popu­la­tion en Europe mais fit aus­si des ravages dans le monde arabe et en Asie), ou les pan­dé­mies de cho­lé­ra au XIXe siècle, les mor­ta­li­tés bru­tales ont scan­dé à de nom­breuses reprises l’histoire du monde. À chaque fois, les mêmes réac­tions : fuite, peur, mise en place de mesures sani­taires par les auto­ri­tés publiques. À chaque fois, la sur­prise face à sou­dai­ne­té et à la nou­veau­té de la mala­die, et des expli­ca­tions sur­na­tu­relles ou com­plo­tistes, condui­sant à la dési­gna­tion de boucs émis­saires et la réfé­rence à un châ­ti­ment divin : accu­sa­tion de l’empoisonnement des puits par les Juifs ou les vaga­bonds en 1348, évo­ca­tion de sup­po­sées mani­pu­la­tions géné­tiques aujourd’hui. De telles atti­tudes, bien que mino­ri­taires à toutes les époques, ne sont pas si éton­nantes : car com­ment expli­quer ces explo­sions subites, sem­blant sur­ve­nir comme des éclairs dans un ciel bleu, sans signe annon­cia­teur et sans cause immé­diate apparente ?

UN MOMENT DE RUPTURE… SANITAIRE AVANT TOUT

C’est pour­tant pos­sible. Pour mieux com­prendre l’histoire des mala­dies, le grand his­to­rien de la méde­cine Mir­ko Grmek a pro­po­sé dans les années 1960 et 1970 d’introduire, sur le modèle de la bio­cé­nose, le concept de patho­cé­nose. La bio­cé­nose, c’est l’idée qu’il existe, dans un envi­ron­ne­ment éco­lo­gique don­né, une inter­ac­tion entre tous les êtres vivants, indi­vi­dus comme espèces, et qui forme avec l’environnement (le bio­tope) un éco­sys­tème géné­ra­le­ment en équi­libre. La patho­cé­nose, c’est la même idée appli­quée aux mala­dies : celles-ci forment un ensemble le plus sou­vent en équi­libre, qui dépend des inter­ac­tions des mala­dies entres elles mais consti­tue aus­si un éco­sys­tème dans l’environnement des socié­tés humaines qui les accueillent. Ain­si, les can­cers ont tou­jours exis­té ; mais ils ne sont deve­nus une mala­die domi­nante qu’à par­tir du moment où les mala­dies infec­tieuses vio­lentes ont été maî­tri­sées — pour le dire crû­ment, on a aujourd’hui plus de chance de mou­rir d’un can­cer que de la peste, alors que c’était très pro­ba­ble­ment l’inverse à la fin du Moyen Âge.

Mir­ko D. Grmek (1924 – 2000)

Par cette idée, Mir­ko Grmek a pu iden­ti­fier deux phases se suc­cé­dant à inter­valles irré­gu­liers dans le mou­ve­ment glo­bal de l’histoire des mala­dies. Les unes sont mar­quées par un équi­libre dans la patho­cé­nose : les prin­ci­pales mala­dies sont alors endé­miques, mais rela­ti­ve­ment stables ; les autres, cor­res­pon­dant à une rup­ture de l’équilibre, voient l’apparition de mala­dies émer­gentes qui touchent bru­ta­le­ment des popu­la­tions non pré­pa­rées, cau­sant de nom­breux décès. Une fois ce pre­mier choc sur­ve­nu, les socié­tés, les corps et les mala­dies elles-mêmes s’adaptent, pour par­ve­nir, len­te­ment, à une nou­velle forme d’équilibre, une nou­velle patho­cé­nose. Ain­si, après la peste de 1348, l’Europe connut de nom­breux « retours de peste », jusqu’au début du XVIIIe siècle ; de même, on compte six pan­dé­mies de cho­lé­ra de la pre­mière en 1817 jusqu’au début du XXe siècle. Dans les deux cas, ces mala­dies dominent la patho­cé­nose pen­dant plu­sieurs décen­nies ou siècles, avant de s’effacer len­te­ment. Depuis, ces mala­dies n’ont pas dis­pa­ru ; elles sub­sistent sim­ple­ment à l’état endé­mique, pro­vo­quant à l’occasion des mani­fes­ta­tions plus loca­li­sées, que les socié­tés par­viennent géné­ra­le­ment à conte­nir. Le concept de patho­cé­nose per­met ain­si de mieux com­prendre ce qui se passe aujourd’hui : nous sommes, pro­ba­ble­ment, à un de ces moments de rup­ture. Comme dans les cas pré­cé­dem­ment cités, des épi­dé­mies telles que celle du COVID-19 vont cer­tai­ne­ment reve­nir dans les pro­chaines années ou décen­nies. Nos socié­tés y seront bien sûr à chaque fois mieux pré­pa­rées, mais elles devront aus­si s’adapter en pro­fon­deur, hors des épi­sodes épi­dé­miques, à la nou­velle donne : ima­gi­ner, donc, que la vie repren­dra comme si de rien était après l’épisode de 2020, sans mesures sani­taires durables, est illusoire.

Regar­der l’histoire des mala­dies comme une par­tie de l’histoire des hommes per­met d’insister sur le fait que celles-ci ne doivent pas être dis­so­ciées de l’évolution des socié­tés elles-mêmes : en un mot, les mala­dies et leurs consé­quences ne sont que les reflets de ces socié­tés dans les­quelles elles se pro­duisent. De même que le cho­lé­ra avait pros­pé­ré du fait des échanges avec l’Asie d’où il est ori­gi­naire et des condi­tions sani­taires déplo­rables des villes euro­péennes, de même que la dif­fu­sion du SIDA avait été favo­ri­sée par la libé­ra­tion sexuelle, l’usage des drogues et des trans­fu­sions san­guines, de même le COVID-19 est la consé­quence de chan­ge­ments pro­fonds dans nos socié­tés au cours des der­nières décen­nies, dont nous n’avons pas tou­jours pris la mesure : dépla­ce­ments aériens deve­nus rou­ti­niers et mas­sifs favo­ri­sant la dis­per­sion de la mala­die ; mon­dia­li­sa­tion des échanges fai­sant que la pla­nète est tou­chée en quelques semaines ; allon­ge­ment de l’espérance de vie, qui rend para­doxa­le­ment la pan­dé­mie plus mor­telle du fait du dan­ger de la comor­bi­di­té avec des mala­dies chro­niques (dia­bète, hyper­ten­sion, …). La réac­tion des socié­tés est aus­si le signe d’un chan­ge­ment pro­fond de notre rap­port à ce type de cala­mi­té. Désor­mais, et c’est heu­reux, la réponse consiste à empê­cher les mala­dies de se répandre, non à les accep­ter comme une fata­li­té en se conten­tant d’en limi­ter les dégâts — bien que ce fût, jusqu’à il y a quelques jours encore, la ten­ta­tion de cer­tains gou­ver­ne­ments. Il y a là le signe d’un rap­port dif­fé­rent à la mort, une volon­té farouche d’en pro­té­ger les plus fra­giles, dont nous pou­vons nous enor­gueillir. Car si l’épidémie nous choque tant, c’est aus­si que nous vivons encore, mal­gré ou plu­tôt à cause des épi­dé­mies évi­tées ces der­nières années, dans le mythe de la fin des mala­dies infec­tieuses et de leur rem­pla­ce­ment défi­ni­tif par des mala­dies chro­niques, au déve­lop­pe­ment plus lent — ce que cer­tains his­to­riens ont appe­lé la tran­si­tion épi­dé­mio­lo­gique. Cette der­nière ne va pas dis­pa­raître ; sim­ple­ment, la pan­dé­mie actuelle est un rap­pel que les socié­tés sont tou­jours dans un équi­libre épi­dé­mio­lo­gique instable, sus­cep­tible de ruptures.

L’ILLUSION D’UNE “PRISE DE CONSCIENCE” OU D’UNE RÉVOLUTION NATURELLE

Le regard sur le pas­sé per­met en tous cas de rela­ti­vi­ser les pré­dic­tions apo­ca­lyp­tiques que l’on peut entendre aujourd’hui. Si l’on observe les grandes pan­dé­mies du pas­sé, on est éton­né de voir à quel point elles n’ont, fina­le­ment, que très rare­ment bou­le­ver­sé en pro­fon­deur les socié­tés. La plus meur­trière, celle de la peste en 1348, n’a pas mis à bas le sys­tème social, ni dans l’Europe féo­dale, ni dans le monde musul­man, ni en Asie ; les épi­dé­mies de cho­lé­ra du XIXe siècle, tout en entraî­nant ponc­tuel­le­ment révoltes et crises, n’ont pas non plus détruit le dyna­misme des espaces qu’elles ont tra­ver­sés. Fait peut-être excep­tion l’introduction en Amé­rique des germes euro­péens, qui ont entraî­né la mort de mil­lions d’Amérindiens. Mais, même dans ce der­nier cas, attri­buer aux seules épi­dé­mies l’effondrement des socié­tés pré­co­lom­biennes serait exces­sif. En fait, comme la plu­part des catas­trophes dites natu­relles, les pan­dé­mies sont un grand révé­la­teur des soli­di­tés, des fra­gi­li­tés et des contra­dic­tions des socié­tés — et, par­ti­cu­liè­re­ment, de leurs inéga­li­tés. Ceux qui en ont les moyens peuvent trou­ver des condi­tions de confi­ne­ment moins dif­fi­ciles et avoir accès à un sys­tème de san­té per­for­mant, quelle que soit l’époque : ain­si, en 1347 – 1348, seuls 21% des 450 membres de la Curie pon­ti­fi­cale d’Avignon meurent de la peste, quand envi­ron 50% de la popu­la­tion de la ville en décède.

Les épi­dé­mies ne changent donc que rare­ment le cours de l’histoire, mais elles l’accélèrent. Aujourd’hui, la pan­dé­mie de COVID-19 fait voir à tous la fra­gi­li­té de notre éco­no­mie mon­dia­li­sée, dépen­dante d’un sys­tème de flux ten­dus inadap­té aux besoins d’une crise ; elle met à nu les consé­quences d’une poli­tique de com­pé­ti­ti­vi­té dans le domaine de la san­té et, plus lar­ge­ment, dans le ser­vice public ; elle montre à qui en dou­te­rait l’importance fon­da­men­tale des Etats et d’une cou­ver­ture sociale solide face à des crises qui ne peuvent être, par défi­ni­tion, pré­vues. On peut pen­ser que l’épidémie pro­vo­que­ra une prise de conscience chez beau­coup ; qu’elle entraîne une inflexion, en bien ou en mal dans la marche de l’histoire, cela est moins cer­tain : car cela ne dépen­dra que des hommes et des femmes qui sau­ront agir après elle, et à cause d’elle.