Le destin de la Bolivie n’est pas encore écrit

Par Mario San­tu­cho / Álva­ro García Linera

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Cri­sis


Tra­duit par ZIN TV

Réflexion intense sur le sens de l’his­toire boli­vienne, les chan­ge­ments de la poli­tique contem­po­raine et la situa­tion tur­bu­lente qui s’annonce.

Après l’im­pres­sion­nante vic­toire élec­to­rale du Mou­ve­ment vers le socia­lisme (MAS), nous nous sommes entre­te­nus à Bue­nos Aires avec Alva­ro Gar­cia Line­ra, l’an­cien vice-pré­sident de la Boli­vie en exil. Pour­quoi reviennent-ils si vite au pou­voir après deux ans ? Que va faire le lea­der­ship his­to­rique d’E­vo Morales dans cette nou­velle étape ? Peut-on s’at­tendre à un retour à la nor­ma­li­té perdue ?

Gar­cia Line­ra Jubile. Non seule­ment en rai­son d’une vic­toire élec­to­rale de leur can­di­dat dont il ne s’at­ten­dait pas à une telle ampleur (55%!), mais aus­si parce qu’à Bue­nos Aires, la cha­leur oppres­sante s’est atté­nuée quelques jours. Des signes sans équi­voque d’un retour immi­nent chez lui, après onze mois d’exil et d’in­cer­ti­tudes. Cepen­dant, mal­gré sa foi infaillible dans le dérou­le­ment de l’his­toire, l’an­cien vice-pré­sident sait que rien ne sera plus jamais comme avant.

La ren­contre a eu lieu le mar­di 20 octobre à la mai­son d’é­di­tion Siglo XXI et nous avons abor­dé les rai­sons du triomphe, les leçons du dan­ger vécu, les défis du pro­chain gou­ver­ne­ment et les grands dilemmes de la gauche dans la période que nous vivons, sont quelques-uns des thèmes ras­sem­blés dans cette inter­view, qui a culmi­né au moment où la nuit com­men­çait à tomber.

Quelle est la signification historique de cette victoire électorale ? Avez-vous été surpris ?

J’ai été sur­pris par le volume du triomphe. Nous savions que nous allions gagner, mais nous n’a­vons pas cal­cu­lé la dimen­sion de la vic­toire. Lorsque les pre­mières don­nées ont com­men­cé à arri­ver, j’ai été ému et très heu­reux. Le sens, pour la Boli­vie, est que le pro­jet popu­laire natio­nal que le MAS a pos­tu­lé conti­nue d’être l’ho­ri­zon insur­pas­sable de notre époque. L’an­née der­nière, ce pro­jet n’a pas été bat­tu, il a été para­ly­sé. On défait quelque chose quand on lui retire sa force morale ou son éner­gie. Et cela ne s’est pas pro­duit. Ils l’a­vaient empor­té, grâce à des pro­blèmes évi­dents et avec un vote pas très éle­vé. Mais le pro­jet qu’ils ont ten­té de para­ly­ser et de le cou­per par la force l’an­née der­nière, renaît avec une verve impres­sion­nante, car son éner­gie n’est pas encore épui­sée, il n’a pas été achevé.

En ce sens, le MAS conti­nue d’être le pro­jet d’in­clu­sion sociale, de crois­sance éco­no­mique et de dis­tri­bu­tion des richesses, c’est l’ho­ri­zon pour cette nou­velle décen­nie qui s’an­nonce. Je pense que la leçon est que si vous pariez sur des pro­ces­sus qui pro­fitent fon­da­men­ta­le­ment aux per­sonnes les plus simples, les plus néces­si­teuses et les plus tra­vailleuses, vous n’é­chouez pas. Vous pou­vez avoir des pro­blèmes, vous pou­vez avoir des dif­fi­cul­tés, des revers, ces rebon­dis­se­ments qui se pro­duisent, mais c’est un pari qui va avec le sens de l’his­toire. Contrai­re­ment à ces pro­jets qui parient sur le fait de prendre le par­ti de l’en­tre­prise, des riches, des pri­vi­lé­giés, et qu’ils vont entraî­ner le reste de la socié­té ; ce pro­jet se montre épui­sé, de plus en plus endur­ci, autoritaire.

En revanche, si au moment de prendre posi­tion, vous pariez sur les tra­vailleurs, si vous vous accro­chez pour conti­nuer à parier sur l’é­man­ci­pa­tion, la lutte, le bien-être, l’a­mé­lio­ra­tion des classes ouvrières, vous pou­vez céder tem­po­rai­re­ment, mais l’his­toire est en marche. Et c’est une bonne chose en cette période où le monde entier est dans une sorte de stu­peur pla­né­taire dans laquelle les diri­geants poli­tiques et sociaux et l’in­tel­li­gent­sia ne savent pas vers où le monde se dirige.

J’ai entendu trois interprétations de la raison pour laquelle la victoire du MAS était si large. Le premier dit que la majorité de la population a voté pour revenir à ces douze années du gouvernement précédent, qui selon votre idée est encore l’horizon insurpassable de l’époque. Un deuxième argument affirme que le gouvernement d’Añez était si mauvais que les gens ont voté contre et ont donc profité au MAS. Et une troisième réflexion met l’accent sur la formule du candidat Arce-Choquehuanca, qui aurait apporté la richesse électorale que la formule d’Evo et vous n’a plus. Qu’en pensez-vous ?

Toutes les trois inter­pré­ta­tions sont des aspects dif­fé­rents du même fait social. Il ne s’a­git pas de points de vue alter­na­tifs, mais com­plé­men­taires. La mémoire qu’a lais­sé l’ad­mi­nis­tra­tion pré­cé­dente a bien sûr eu une influence, elle a per­mis aux gens de faire recon­naître leur voix, d’in­té­grer leur iden­ti­té, d’a­mé­lio­rer leurs condi­tions de vie et lorsque le gou­ver­ne­ment d’Añez vient et tente de mon­trer une nou­velle voie, il le fait sans inté­grer les gens, sans recon­naître leur iden­ti­té, en les mal­trai­tant et en les appau­vris­sant. Ain­si, les gens ont pu rapi­de­ment com­pa­rer. Cela aurait été dif­fé­rent si nous avions chu­té à cause d’une mau­vaise ges­tion, si nous avions conduit le pays à une crise éco­no­mique, à un chô­mage géné­ra­li­sé et à une para­ly­sie pro­duc­tive, ce n’est pas de cela que l’on se relève en ce moment. Si c’é­tait sim­ple­ment une mau­vaise ges­tion, mais que la pré­cé­dente était tout aus­si mau­vaise, alors vous ne com­pa­rez rien, vous voyez sim­ple­ment une continuité.

Le fait qu’il y ait une can­di­da­ture comme celle de Luis Arce et de David Cho­que­huan­ca a éga­le­ment signi­fié que, dans le cadre du pro­jet géné­ral de trans­for­ma­tion de l’é­co­no­mie, de l’É­tat et de la socié­té appor­té par les syn­di­cats et les orga­ni­sa­tions sociales, il y a la capa­ci­té d’in­cor­po­rer d’autres voix. Et puis il montre que c’est un pro­jet qui conti­nue à se déve­lop­per, qu’il est capable de conser­ver la source de ses racines, et son épine dor­sale très popu­laire, et d’a­voir la force de chan­ger les diri­geants sans que cela soit le pro­duit de scis­sions ou de rup­tures entre une nou­velle géné­ra­tion et la pré­cé­dente, mais il est plu­tôt pré­sen­té comme un pro­ces­sus d’articulation.

Notre géné­ra­tion, celle qui a fran­chi toute une étape, accom­pagne la nou­velle géné­ra­tion. En d’autres occa­sions en Boli­vie, il s’a­gis­sait d’une rup­ture, entre l’an­cien et le nou­veau, qui s’af­fron­tait. Et ici non, c’est une arti­cu­la­tion orga­nique. C’est pour­quoi je pense que ce sont trois élé­ments du même fait social. Notre vic­toire est stra­té­gi­que­ment garan­tie et conti­nue­ra à l’être tant qu’un pro­jet alter­na­tif d’é­co­no­mie, d’É­tat et de socié­té n’au­ra pas émergé.

C’est pour­quoi en 2019, nous vous avons dit : tant que vous n’au­rez pas éla­bo­ré un nou­veau pro­jet d’é­co­no­mie, d’É­tat et de socié­té qui dépasse celui-ci et qui génère des attentes, vous per­drez tou­jours, vous conti­nue­rez à perdre. Vous pou­vez perdre avec un peu moins ou un peu plus, mais vous conti­nue­rez à perdre. Et voi­ci la vali­da­tion de cette hypo­thèse géné­rale : aujourd’­hui en Boli­vie, un pro­jet alter­na­tif d’é­co­no­mie, d’É­tat et de socié­té n’a pas émer­gé des forces d’op­po­si­tion, des forces conser­va­trices. Et c’est là sa limite. Cela les condamne à l’é­chec. Et si cela ne change pas en 2025, cela continuera.

Ce que font les forces conser­va­trices, c’est sim­ple­ment prendre l’an­cien et le dur­cir. Ils ajoutent un peu plus d’au­to­ri­ta­risme, un peu plus de racisme, une dose de haine, une dose de méchan­ce­té, une dose de vio­lence. Ce n’est pas un pro­jet, même tem­po­raire, pour géné­rer une convic­tion durable d’un hori­zon pré­dic­tif. La poli­tique est en par­tie la façon dont vous diri­gez l’ho­ri­zon pré­dic­tif des gens. C’est une lutte pour le mono­pole de l’ho­ri­zon pré­dic­tif de la socié­té. Et ils l’ont per­du. Ils essaient de le faire revivre avec des chocs élec­triques de haine, de ran­cœur, de racisme, mais on obtient un Fran­ken­stein. Ils n’ob­tiennent pas un pro­jet de socié­té orga­nique. Je pense que c’est une mau­vaise période pour les forces conser­va­trices du monde entier. Ils peuvent conti­nuer à gou­ver­ner, et ils gou­vernent la majeure par­tie, mais c’est un mau­vais moment. Chaque jour, ils perdent une nou­velle part de cette capa­ci­té à orien­ter l’ho­ri­zon pré­dic­tif de la société.

L’ho­ri­zon pré­dic­tif c’est quand vous vous réveillez, vous savez ce que vous allez faire. Et ce que votre enfant, votre femme et votre frère vont faire, ce que vous avez en tête pour le len­de­main, ou le mois sui­vant, ou les six mois sui­vants. Il s’a­git de quelque chose de concret, et non d’une abs­trac­tion phi­lo­so­phique : la façon dont les gens pré­voient leur des­tin immé­diat. Lorsque vous ne pou­vez pas diri­ger cela, comme c’est le cas actuel­le­ment avec les forces conser­va­trices, ce pro­ces­sus chao­tique se pro­duit. Le pro­gres­sisme est une réponse à l’é­pui­se­ment de l’ho­ri­zon pré­dic­tif du néo­li­bé­ra­lisme. C’est un pari qui avance, a des pro­blèmes, tombe et remonte. Regar­dez ce qui s’est pas­sé avec la Bolivie.

La reprise du com­man­de­ment par les forces néo­li­bé­rales ces der­nières années est tem­po­raire. Vous dites, mais enten­dez-vous ce qui s’est pas­sé avec Bol­so­na­ro ? Et bien sûr, c’est un néo­li­bé­ra­lisme, mais c’est déjà un Fran­ken­stein, avec des doses de racisme, de sexisme, de vio­lence. Et il peut gagner des élec­tions, mais ne contrôle pas l’ho­ri­zon pré­dic­tif. Ils l’a­vaient, dans les années 80, ils ont dit au monde “il n’y a pas d’al­ter­na­tives”. La phrase de Tat­cher. Ce que M. Fukuya­ma a écrit plus tard dans un lan­gage phi­lo­so­phique, “c’est la fin de l’his­toire”. Ils ne peuvent pas le dire main­te­nant, ils n’osent plus le dire. Per­sonne ne sait ce qui va se pas­ser dans le monde.

Que pensez-vous des deux autres arguments et qui sont moins confus : la confortable victoire de la formule Arce — Choquehuanca, ne confirme-t-elle pas que c’était une erreur d’avoir insisté la dernière fois avec une nouvelle réélection d’Evo ? La seconde interprétation est différente, elle affirme que le but du coup d’État était de détruire le leadership historique et que sans Evo hors, le MAS peut devenir une force plus digeste pour le pouvoir en place.

Sur la ques­tion de savoir si cette for­mule aurait pu être répé­tée aupa­ra­vant, on peut bien sûr dire “c’est pos­sible”. Ce qui est inté­res­sant, c’est que lorsque la déci­sion est prise sur ce qu’il faut faire à pro­pos du réfé­ren­dum, ce n’est pas un décret pré­si­den­tiel qui ordonne la réélec­tion d’E­vo, mais plu­tôt une grande réunion des orga­ni­sa­tions sociales qui a lieu à San­ta Cruz, à Mon­te­ro. Une option consis­tait à recher­cher d’autres diri­geants et, en fait, plu­sieurs noms com­men­çaient déjà à sor­tir. Et une autre posi­tion a dit non, nous devons cher­cher une sorte de consul­ta­tion juri­dique. Il y a eu un débat intense pen­dant trois jours, et à la fin de cette assem­blée du MAS, qui com­prend des diri­geants syn­di­caux, des res­pon­sables de syn­di­cats et des diri­geants de pay­sans, il a été déci­dé d’al­ler dans cette direc­tion. Parce que l’on crai­gnait que si Evo n’apparaissait pas, il en résul­te­rait une sorte d’ex­plo­sion des nou­veaux lea­der­ships, avec le risque que nous soyons divi­sés, comme c’est le cas dans les grands par­tis avant, voire dans la gauche elle-même. Lorsque le chef prin­ci­pal n’est plus là, par exemple Mar­ce­lo Qui­ro­ga de San­ta Cruz au Par­ti Socia­liste, alors appa­raissent les PS1, PS2, PS3, PS4 et PS5.

Luis Arce vient de ce parti socialiste, n’est-ce pas ?

Oui, du PS1. Et dans le cas du MNR, il n’y a pas de chef, donc le MNRI, le MNRA, le MNRR, le MNRZ émergent. C’est cette peur qui appa­raît dans le débat entre les cama­rades. Nous ne vou­lons pas que cette chose qui a mis tant de temps à se construire, et qui n’est pas un par­ti d’in­tel­lec­tuels mais un par­ti de syn­di­cats auquel adhèrent des sec­teurs intel­lec­tuels, repro­duise le vieux fac­tion­na­lisme d’a­vant. C’est cette pré­oc­cu­pa­tion de nos cama­rades qui nous a conduits sur cette voie. Aurait-on pu ten­ter cette autre for­mule ? Qui sait ? Qui sait si, à l’é­poque, cela n’au­rait pas signi­fié que les Inter­cul­tu­rels du CSCIB auraient mon­té leur propre can­di­da­ture, et que la CSUTCB (Confé­dé­ra­tion syn­di­cale des tra­vailleurs pay­sans de Boli­vie) aurait mon­té sa propre for­mule, et que la COB aurait mon­té la sienne. Pour­quoi cela a‑t-il pu fonc­tion­ner main­te­nant ? Parce qu’il y a eu un appel de la direc­tion his­to­rique qui a contri­bué à ras­sem­bler, mais aus­si la per­sé­cu­tion d’un gou­ver­ne­ment qui a pous­sé le peuple à se cacher, il a été har­ce­lé, pous­sé à l’exil ou ont subis des mas­sacres. Ain­si, la pos­si­bi­li­té que la COB aille avec son propre can­di­dat, que le Pacte de l’u­ni­té opte pour son can­di­dat, ou qu’El Alto fasse de même, était fer­mée, parce que nous étions tous atta­qués. C’est pour­quoi je pense que cette for­mule a fonc­tion­né, en rai­son de ces condi­tions par­ti­cu­lières. Qui sait si cette for­mule aurait fonc­tion­né en 2019 ? J’y met­trais mes doutes.

Et que vous suggère l’interprétation qui regrette le déplacement du leadership historique ?

Evo, et dans mon cas infi­ni­ment moins en termes de lea­der­ship, nous venons d’une orga­ni­sa­tion popu­laire. Avant de deve­nir des gou­ver­ne­ments, nous avons pas­sé par vingt ou trente ans de tra­vail de base, d’or­ga­ni­sa­tion, de for­ma­tion poli­tique, c’est ce que nous savons faire, c’est vrai­ment là d’où nous venons, c’est notre iden­ti­té, notre être poli­tique. Et le fait que nous devions main­te­nant y reve­nir est presque évident. En véri­té, c’est là que se construisent les leaderships.

Le lea­der­ship d’E­vo n’a pas été construit à par­tir de l’É­tat.

C’est une erreur que la droite a com­mise de le croire, ils affirment que “La direc­tion d’E­vo dépend de l’État, s’ils n’ont pas de res­sources publiques, il n’y a pas de MAS”. C’est ce qu’ils pen­saient, et c’est pour­quoi, en février, lorsque les élec­tions sont convo­quées, Tuto Qui­ro­ga et Doria Medi­na se sont ins­crits, pen­sant qu’il n’y aurait pas de MAS. Ce n’est pas vrai, car Evo n’est pas l’État, son lea­der­ship s’est for­mé à l’ex­té­rieur, dans ses mani­fes­ta­tions, dans ses mobi­li­sa­tions, dans son accom­pa­gne­ment des luttes en milieu rural à la ville, avec les tra­vailleurs. Et l’É­tat s’est ren­for­cé, mais sans l’É­tat, il y a tou­jours ce lea­der­ship construit à par­tir de la base.

Je pense que le lea­der­ship d’E­vo va se pour­suivre, car sa force n’est pas due au fait qu’il a été pré­sident pen­dant un cer­tain temps, mais parce qu’il a su tis­ser à par­tir du bas. Et cela a été mis à l’é­preuve main­te­nant. Le fait que les orga­ni­sa­tions sociales n’aient pas été divi­sées avec les autres can­di­dats est un élé­ment impor­tant d’E­vo. L’un d’entre eux est par­ti, les membres de la coopé­ra­tive, qui ont tou­jours été avec nous depuis 2006, en 2019 aus­si, mais en 2020 ils ont main­te­nant mon­té leur propre can­di­da­ture et ont obte­nu 0,4% je pense. Mais le reste des orga­ni­sa­tions qu’E­vo a aidées recol­ler, à coudre les alliances, et c’est là qu’il sera déci­dé si la direc­tion d’E­vo sera main­te­nue, acquer­ra d’autres carac­té­ris­tiques ou sera diluée, selon ce que fera Evo dans les années à venir au sein des orga­ni­sa­tions sociales.

Quel rôle comptez-vous jouer dans la période qui s’ouvre ?

Je me vois là aus­si. C’est ce que je vou­lais faire à par­tir de 2016. Pour les élec­tions de 2019, je ne vou­lais pas y aller, publi­que­ment je n’ai pas accep­té, et puis mes col­lègues ont insis­té. Parce que je vois en nous un défi­cit, qui est la for­ma­tion poli­tique des nou­velles géné­ra­tions, des nou­veaux lea­der­ships. La for­ma­tion poli­tique n’est pas seule­ment la lec­ture d’un livre, mais c’est une façon de com­prendre la vie et de com­prendre le des­tin per­son­nel dans le des­tin poli­tique. C’est une lutte, un débat, un plan men­tal, un plan moral et un plan logique.

Les treize années de gou­ver­ne­ment que nous avons eues ont été très stables, mais en même temps, elles ont été mar­quées par une grande réno­va­tion de la direc­tion. À l’ex­cep­tion d’E­vo et de moi-même, le reste a chan­gé, et chaque élec­tion apporte 98% de nou­veaux dépu­tés, de nou­veaux séna­teurs, de nou­veaux maires et conseillers, qui viennent du monde syn­di­cal, du monde agricole.

Il n’y a pas de bureau­cra­ti­sa­tion, mais cette grande vola­ti­li­té des niveaux de direc­tion fait éga­le­ment que les per­sonnes qui accèdent à des postes de direc­tion, au niveau social ou au niveau de l’É­tat, le font par la voie la plus simple : je viens de la base, je deviens diri­geant syn­di­cal, la pro­chaine étape est de deve­nir légis­la­teur, puis maire, ou gou­ver­neur ou ministre, presque comme une car­rière de mobi­li­té sociale. Pas mal, parce que de cette façon, vous voyez des indi­gènes, des tra­vailleurs, des ministres, des dépu­tés, des séna­teurs, des femmes en jupe, alors qu’au­pa­ra­vant, c’é­tait une classe blanche endo­gène qui se sen­tait pro­prié­taire de ces espaces. Mais votre ori­gine sociale ne suf­fit pas ; elle doit aus­si être mar­quée par un esprit, une série de convic­tions, qui vous per­mettent d’af­fron­ter avec jus­tice les adver­si­tés, qui vous per­mettent d’af­fron­ter la ten­ta­tion de la cor­rup­tion, de sup­por­ter les chutes, les défaites, de vous rele­ver. Ce qui vous élève, c’est votre convic­tion, et pas seule­ment votre ori­gine sociale. Et pen­dant long­temps, elle s’est en quelque sorte ramollie.

Nous venons de voir un échan­tillon de ce dont l’aile droite est capable.

La droite est capable de frei­ner vio­lem­ment un pro­jet qui a le pou­voir de se déployer ; et la défense n’est pas seule­ment une ques­tion d’ap­pa­reil, c’est une ques­tion d’es­prit col­lec­tif. Ce genre d’élé­ments doit être ren­for­cé, et je m’y vois, j’ai envie de le faire depuis long­temps. Et main­te­nant, cette année dure, ter­rible et san­glante a été une école parce qu’elle nous a redon­né une éner­gie mys­tique. Dans la nou­velle géné­ra­tion de jeunes qui se sont pré­sen­tés, il y a une éner­gie mys­tique que nous n’a­vons plus à cause du gou­ver­ne­ment. C’est avec cette éner­gie mys­tique que se sont for­més les anciens lea­der­ships, ce sont les per­sé­cu­tés des années 90, ceux des grandes marches avec arres­ta­tions, là s’est for­mée une mys­tique du popu­laire, puis c’est deve­nu la ges­tion de l’É­tat, et ce qui renaît cette année de lutte sociale doit être ren­for­cé, afin que la nou­velle géné­ra­tion qui va diri­ger le pays amé­liore et dépasse ce que nous avons fait et trans­mette à la géné­ra­tion sui­vante, dans une sorte de sédi­men­ta­tion enri­chie de l’ex­pé­rience de lutte des sec­teurs populaires.

beaucoup d’entre nous avaient de sérieux doutes sur le fait que le gouvernement de facto rende le pouvoir au MAS. Pensez-vous que ce qui s’est passé cette année en termes de mise en veille de la démocratie et des règles du jeu est une leçon qu’il ne faut pas oublier si vite ? Ou était-ce simplement un accident que nous pouvons rapidement mettre derrière nous ?

Non, le sen­ti­ment qu’il me reste est que la démo­cra­tie est de plus en plus pré­sen­tée comme un obs­tacle aux forces conser­va­trices. Dans les années 80 et 90, ils ont inté­gré la démo­cra­tie dans le pro­jet de l’é­co­no­mie de mar­ché et main­te­nant, en ces temps d’é­pui­se­ment hégé­mo­nique néo-libé­ral, la démo­cra­tie est pré­sen­tée comme une entrave.

Cela ne va pas chan­ger. La Boli­vie est un exemple qui montre que si vous devez tirer une balle et s’é­chap­per par la fenêtre du gou­ver­ne­ment, alors vous devez le faire. Et la droite, dans son déses­poir, com­mence à miser de plus en plus sur ça. Aux États-Unis avec un pré­sident qui doute de pou­voir trans­mettre le gou­ver­ne­ment s’il perd était impen­sable dans une démo­cra­tie aus­si ancienne. L’hy­po­thèse est qu’un moment arrive où les por­teurs de cette hégé­mo­nie fati­guée sentent que la démo­cra­tie est un obs­tacle et, para­doxa­le­ment, comme la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive a été vidée des outils de légi­ti­ma­tion du pro­jet néo-libé­ral, les pos­si­bi­li­tés de trans­for­ma­tion et d’é­man­ci­pa­tion sociale ont absor­bé la démo­cra­tie comme l’un de ses outils, de ses sédi­ments et de ses inévi­tables pré­ju­gés, de son bon sens. Ce n’est pas que la démo­cra­tie soit une éman­ci­pa­tion, c’est à son sujet que l’on peut pen­ser à des pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion plus pous­sée. Ou encore de pro­lon­ger l’acte démo­cra­tique exer­cé une fois tous les cinq ans, dans quelque chose que vous exer­cez chaque année, chaque mois, chaque semaine.

Alors que le peuple s’ap­pro­prie l’acte démo­cra­tique, les forces conser­va­trices perdent le contrôle et s’é­loignent de l’acte démo­cra­tique, car il ne sert plus leurs inté­rêts. Elle les a ser­vi dans la mesure où il y avait un consen­sus géné­ral, même par­mi les classes popu­laires : libre mar­ché, mon­dia­li­sa­tion, pri­va­ti­sa­tion, esprit d’en­tre­prise. À l’é­poque, les pro­jets ne fai­saient pas l’ob­jet d’une contes­ta­tion, ce qui était déci­dé, c’é­tait quelle élite allait diri­ger le pro­jet géné­ral. Mais quand un autre pro­jet émerge et com­mence à gagner des voix, ils disent alors “c’est trop de démocratie”.

En 2016, vous avez donné une conférence à l’université de Buenos Aires où vous avez mentionné cinq faiblesses d’un cycle de gouvernements progressistes qui avaient commencé à s’essouffler : l’économie et la nécessité de mettre au premier plan les plus négligés, malgré la pression des élites et des classes moyennes ; une révolution culturelle, étroitement liée à ce que vous avez mentionné à propos de la formation ; une réforme morale, liée à l’aspect de la corruption ; vous avez également parlé des leaderships historiques ; et enfin, le manque de profondeur dans l’intégration régionale. Vu ce qui s’est passé en Bolivie, ne devrions-nous pas ajouter la question militaire et la manière de traiter le monopole de la force dans les États contemporains ?

Oui, c’est ce que cette his­toire nous a appris, et nous ne l’a­vons pas vu assez clai­re­ment en 2016. Cette régres­sion auto­ri­taire du néo­li­bé­ra­lisme, ce néo­li­bé­ra­lisme 2.0 plus enra­gé, plus violent, prêt sans limite morale ni remords à recou­rir à la vio­lence, aux coups d’É­tat, aux mas­sacres pour s’im­po­ser. C’est un fait nou­veau que les forces de gauche doivent savoir valo­ri­ser à leur manière, dans le cadre d’une conquête du pou­voir qui se fait par la démo­cra­tie élec­to­rale, au moins pour l’ins­tant. Les forces de gauche doivent débattre, doivent assu­mer le risque et réflé­chir à la manière dont il fau­dra les conte­nir, les vaincre, faire face aux ten­ta­tives de coup d’É­tat et même aux para­mi­li­taires, avec les­quels ils sont capables d’es­sayer de reprendre vio­lem­ment le pouvoir.

Et puis il n’y a pas de solu­tion unique. Cer­tains vieux débats de gauche reviennent, mais main­te­nant dans un contexte de mobi­li­sa­tion de masse, de gou­ver­ne­ments popu­laires, de retard élec­to­ral, de pos­si­bi­li­té réelle de prendre le pou­voir par des moyens élec­to­raux. Je ne peux pas aller plus loin dans mes réflexions. Nous devons récu­pé­rer ce vieux pro­blème dans les nou­velles condi­tions et dans ce contexte qui nous per­met d’at­teindre le gou­ver­ne­ment par la voie élec­to­rale, et de défendre les conquêtes des gou­ver­ne­ments éga­le­ment par la voie élec­to­rale, et autre chose. Qu’est-ce que c’est que cette autre chose ? Je ne sais pas, c’est à cha­cun de nous de réfléchir.

le parcours électoral du MAS : en 2005, ils sont arrivés au gouvernement avec 53,7 % contre 28,5 % ; réélection en 2009 avec 64,2 % contre 26,4 %, et en 2014, réélus avec 61,3 % contre 24,2 %. L’année dernière, c’était le vote le plus faible avec 47% contre 36%. Et maintenant, on revient à des chiffres presque identiques à ceux de 2005. On pourrait interpréter que nous sommes au début d’une nouvelle vague, ou on pourrait penser que nous revenons au point de départ. Et pas seulement à cause des chiffres des élections, mais aussi à cause des défis que le prochain gouvernement devra relever : une fois de plus, nous devons faire face à des forces armées et de sécurité qui ont réprimé et tué le peuple ; une fois de plus, le bloc à l’Est du pays semble être hégémonisé par les secteurs oligarchiques et d’extrême droite. Ne pensez-vous pas que cela remet un peu en question votre croyance dans un mouvement de l’histoire qui est toujours sur la voie du progrès ?

Ce qui se passe, c’est que vous ne reve­nez jamais en arrière, bien que dans cer­tains aspects vous puis­siez trou­ver un iso­mor­phisme avec ce qui s’est pas­sé il y a quinze ans, mais ce sont d’autres cir­cons­tances. Parce qu’en 2005, nous avons obte­nu 54%, mais la droite de Tuto Qui­ro­ga, très dure, néo­li­bé­rale, proa­mé­ri­cain, était à près de 30%. Main­te­nant, la droite dure a obte­nu 15 %. Il y a Mesa, mais il est un peu tout, comme son per­son­nage. Un peu d’i­ci, un peu de là et un peu d’ailleurs. Un peu conser­va­teur, mais aus­si un peu pro­gres­siste. C’est nou­veau. Ce sec­teur était aupa­ra­vant repré­sen­té par Doria Medi­na, qui a obte­nu 15 % en 2005.

Il y a eu une sorte d’in­ves­tis­se­ment. Tuto Qui­ro­ga c’est Cama­cho, mais en plus intel­li­gent. Il y a ce sec­teur conser­va­teur, dont il faut se méfier. C’est un put­schiste, régio­na­liste, un risque pour la démo­cra­tie. Mais il est mis de côté, pour l’ins­tant. Ce n’est plus la droite que nous avions en 2005, quelque chose a chan­gé. Et j’ose dire que voi­ci ce qui s’est pas­sé : en 2005, l’a­gro-indus­trie orien­tale a expor­té 900 mil­lions de dol­lars, alors que les expor­ta­tions de la Boli­vie étaient de 3 mil­liards ; en 2019, nous avons expor­té envi­ron 9 mil­liards de dol­lars et ils ont contri­bué pour 1 mil­liard. Avant, c’é­tait un tiers, main­te­nant c’est un neu­vième. C’est un sec­teur impor­tant, nous devons en tenir compte, mais ce n’est pas un sec­teur décisif.

Aupa­ra­vant, le sec­teur agri­cole de San­ta Cruz était arti­cu­lé ver­ti­ca­le­ment : agri­cul­teur, four­nis­seur d’in­trants, trans­for­ma­tion et expor­ta­tion de soja. Aujourd’­hui, le sec­teur pay­san, qui rece­vait aupa­ra­vant des cré­dits des hommes d’af­faires, a son propre four­nis­seur d’in­trants dans l’É­tat. La chaîne ver­ti­cale a été bri­sée. Et puis il y a la pré­sence d’un autre sec­teur d’ac­ti­vi­té lié au gou­ver­ne­ment, qui assure un tiers de la trans­for­ma­tion du soja.

Très concrè­te­ment, qu’est-ce que cela signi­fie ? Si, en 2005, ce sec­teur déci­dait de ne pas vendre de soja aux pro­duc­teurs, en une semaine, le prix dou­ble­rait, et vous aviez des gens en colère contre le gou­ver­ne­ment à cause de l’in­fla­tion qui aug­men­tait. L’a­li­men­ta­tion est un fac­teur majeur dans le taux d’in­fla­tion du pays. Aujourd’­hui, si l’in­dus­trie cesse de vendre du soja aux pro­duc­teurs, l’É­tat peut lui vendre. C’est tou­jours un sec­teur impor­tant et puis­sant, mais il n’a plus ce contrôle éco­no­mique car l’É­tat y est intervenu.

Si vous vous adres­sez au sec­teur pri­vé pour faire des affaires, vous devez le faire avec un État fort, et non un État mendiant.

Parce que sinon vous deve­nez un fonc­tion­naire de plus dans ce sec­teur éco­no­mi­que­ment puis­sant. Si l’é­co­no­mie était de 8 mil­liards de dol­lars et que ce sec­teur en gérait 1 mil­liard, eh bien c’est dif­fi­cile. Il en gère encore un mil­liard, mais l’é­co­no­mie du pays est pas­sée à 42 mil­liards. Et l’É­tat est pas­sé du contrôle de 12 % à 35 % du PIB en Boli­vie. Donc, quand vous par­lez à l’homme d’af­faires, vous ne par­lez plus de la base au som­met. Vous pou­vez conclure un accord parce que vous avez besoin de ce sec­teur d’ac­ti­vi­té, mais plus comme un fac­teur de domi­na­tion, de pou­voir et de commandement.

Ce que vous ne pou­vez pas per­mettre, si vous êtes un gou­ver­ne­ment très pro­gres­siste, c’est que le pou­voir éco­no­mique se trouve dans le sec­teur pri­vé. C’est dan­ge­reux. Vous devez éta­blir une rela­tion d’é­gal à égal, ou de haut en bas avec le sec­teur des affaires, sans avoir à vous battre avec lui. C’est là que vous obte­nez une rela­tive auto­no­mie par rap­port à l’É­tat. Mais si l’É­tat n’a pas de pou­voir éco­no­mique, l’au­to­no­mie rela­tive de l’É­tat ne fonc­tionne pas. Ce que vous avez, c’est une subor­di­na­tion géné­rale de l’É­tat au grand fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie, car ce sont eux qui vont défi­nir s’il y a ou non de l’in­fla­tion, s’il y a ou non de l’emploi et des inves­tis­se­ments. Vos poli­tiques pro­gres­sistes vont devoir être apai­sées, car le pou­voir éco­no­mique est tou­jours géré par les gens ordi­naires. Pour être pro­gres­siste, un gou­ver­ne­ment doit tôt ou tard don­ner le pou­voir éco­no­mique aux struc­tures de l’É­tat. Pas abso­lu : nous n’a­vons jamais pen­sé ni ne croyons que le socia­lisme consiste à tout natio­na­li­ser. Mais j’ose dire que l’É­tat doit dis­po­ser de 30 % du PIB. Moins de 50 % mais plus de 30 %, afin de dis­po­ser d’une marge de déci­sion poli­tique et sociale qui ne soit pas subor­don­née au tem­pé­ra­ment des grands blocs d’entreprises.

Le cycle progressif du début du siècle a bénéficié de conditions internationales très favorables, mais aujourd’hui la situation est très compliquée et pas seulement à cause de la pandémie. Le nouveau gouvernement du MAS ne sera pas en mesure d’offrir de bonnes nouvelles économiques à court terme. Dans ce contexte, ne craignez-vous pas qu’il faille faire trop de concessions pour parvenir à une certaine stabilité politique ?

Une paren­thèse à votre ques­tion, pour reprendre quelque chose sur la ques­tion de la coer­ci­tion et de la vio­lence. Avec l’UNASUR en place, il n’y aurait pas eu de coup d’É­tat en 2019. Le contexte inter­na­tio­nal contri­bue éga­le­ment à régu­ler la force poli­tique de la coer­ci­tion. C’est très impor­tant. En 2008, nous avons connu une situa­tion simi­laire, encore plus radi­ca­li­sée par les conser­va­teurs. Mais il y avait une neu­tra­li­té poli­cière et mili­taire, très influen­cée par le contexte conti­nen­tal, qui veillait à ce que l’É­tat de droit ne soit pas trans­gres­sé ou igno­ré. Et cela a suf­fi, mal­gré l’argent qui a dû cir­cu­ler à l’é­poque par­mi les com­man­dants mili­taires. Il faut en tenir compte lors de l’é­va­lua­tion géné­rale de ce qui est fait de ces impul­sions des forces conser­va­trices. Un contexte régio­nal pro­gres­siste et plus démo­cra­tique vous aide énor­mé­ment. Avec la pré­sence de l’U­NA­SUR, la police et l’ar­mée n’au­raient pas osé mener un coup d’É­tat. Parce que c’é­tait une mobi­li­sa­tion typique de la classe moyenne, une des mobi­li­sa­tions clas­siques qui a eu lieu en 2008, 2011, 2017. Ajus­table dans le cadre des théo­ries de l’ac­tion col­lec­tive en Amé­rique latine. Mais si vous pla­cez la police et l’ar­mée dans un autre contexte, ce n’est plus une action col­lec­tive, c’est un coup d’É­tat. Cela n’est pos­sible qu’à l’é­poque des gou­ver­ne­ments très conser­va­teurs du continent.

Une parenthèse dans cette parenthèse : en 2019, il y avait un contrôle de l’OEA dans le processus électoral, mais en 2020, l’ONU avait plus de poids et l’Europe était très présente, déplaçant d’une certaine manière les États-Unis. pourquoi ?

Ce qui se passe, c’est que notre tâche avec Evo a été de deman­der à l’Eu­rope, à la Fon­da­tion Car­ter et aux ins­ti­tu­tions conti­nen­tales d’al­ler obser­ver. Non pas pour pro­té­ger quoi que ce soit, mais sim­ple­ment pour obser­ver et signa­ler toute irré­gu­la­ri­té. Ensuite, l’OEA a débar­qué avec toutes ses troupes, mais il y avait un cer­tain nombre d’ob­ser­va­teurs de l’U­nion euro­péenne, des par­le­ments des pays d’A­mé­rique latine et d’Eu­rope, la Fon­da­tion Car­ter, la Fon­da­tion des anciens pré­si­dents, déployant une struc­ture logis­tique pour qu’il n’y ait pas d’ir­ré­gu­la­ri­tés. C’est pour­quoi la pré­sence de l’OEA a été diluée. Le contexte inter­na­tio­nal mobi­li­sé pour la trans­pa­rence des élec­tions en Boli­vie a beau­coup aidé pour que l’OEA ne se l’ap­pro­prie pas comme en 2019.

le nouveau gouvernement va entrer en fonction dans un contexte de crise économique, craignez-vous qu’il soit obligé de faire trop de concessions pour atteindre la stabilité politique ?

Lors de notre prise de fonc­tion en 2005, nous avons consta­té un contexte défa­vo­rable, mais nous avons pu prendre une série de déci­sions spé­ci­fiques qui nous ont per­mis de sur­mon­ter cette adver­si­té à moyen terme. L’une d’entre elles consis­tait à natio­na­li­ser les zones à forte ren­ta­bi­li­té et à ne pas natio­na­li­ser les zones à faible ren­ta­bi­li­té. Nous aurions pu natio­na­li­ser la com­pa­gnie aérienne, qui a coû­té 200 mil­lions de dol­lars. Pour­quoi pas ? C’é­tait un far­deau, vous n’a­vez pas besoin de natio­na­li­ser cela, autant que vous vou­lez la sou­ve­rai­ne­té aérienne. Ne traî­nez pas un cadavre. Nous avons natio­na­li­sé le pétrole parce qu’il y avait un sur­plus. D’autres mines que nous n’a­vons pas natio­na­li­sées parce qu’elles n’é­taient pas ren­tables. Cela semble très prag­ma­tique, mais que faites-vous ensuite de votre bud­get réduit ? Le dépen­sez-vous pour rem­bour­ser des dettes pri­vées ? Il ne s’a­git pas de natio­na­li­ser, mais de pri­va­ti­ser davan­tage de res­sources publiques. Concen­trez-vous là où il y a des res­sources : nous pre­nons les hydro­car­bures et les télé­com­mu­ni­ca­tions. Cela a per­mis à l’É­tat d’a­voir un excé­dent l’an­née sui­vante. Nous avons natio­na­li­sé les télé­com­mu­ni­ca­tions avec 100 mil­lions de dol­lars, ce qui génère des pro­fits par année. Dans les hydro­car­bures, nous avons payé envi­ron 600 mil­lions de dol­lars en plu­sieurs années, mais vous aviez un reve­nu pétro­lier de 1500 dol­lars par an, ce qui était plus tard 2000 et lorsque le prix du gaz a aug­men­té, le reve­nu a atteint 4500 mil­lions de dol­lars de pro­fit liquide pour l’É­tat. Cela vous per­met de géné­rer des poli­tiques publiques.

Il n’y a pas beaucoup de place pour cela maintenant.

C’est un autre contexte évi­dem­ment, mais nous devons voir quels sont les domaines qui génèrent des excé­dents. S’il n’y en a pas, alors met­tez en œuvre d’autres options. Nous l’a­vons pro­po­sé dans le pro­gramme du gou­ver­ne­ment : nous n’al­lons pas payer la dette exté­rieure pen­dant quelques années, comme l’Ar­gen­tine l’a fait. Il s’a­git de 600 mil­lions de dol­lars par an pour la Boli­vie. Cela ne construit pas un super inves­tis­se­ment public, nous le lais­sons à 8 mil­liards par an, mais c’est déjà quelque chose. L’autre chose est l’im­pôt sur les grandes for­tunes, qui n’existe pas en Boli­vie. Il est des­ti­né aux per­sonnes dont le reve­nu annuel est supé­rieur à cinq mil­lions de dol­lars. Elle doit être appli­quée parce que ce n’est pas que vous allez leur enle­ver leurs entre­prises, mais que les richesses qu’elles ont accu­mu­lées doivent être injec­tées dans le pays.

Ensuite, vous avez de l’argent qui est appa­ru dans des para­dis fis­caux. Com­ment fonc­tionne le para­dis fis­cal ? Vous êtes expor­ta­teur de soja, vous le ven­dez aux États-Unis à 400 dol­lars la tonne, mais en Boli­vie, vous décla­rez que vous l’a­vez ven­du à 200 : ce sup­plé­ment reste au Pana­ma, dans les îles Vierges. Mais il y a une trace de cela. En fait, la famille de Cama­cho appa­raît dans la toile des Pana­ma Papers : son père est en cavale, c’est un cri­mi­nel. Vous pou­vez donc faire une sorte d’am­nis­tie. Si vous retour­nez au pays et que vous le réin­ves­tis­sez, il est à vous et il n’y a pas de puni­tion. Si vous ne le rapa­triez pas, les dettes et les péna­li­tés com­mencent à cou­rir. Et vous payez ou vous payez. Ensuite, il faut redi­ri­ger l’argent des banques.

Ce que nous avons fait est une sorte de fusion léni­niste du capi­tal ban­caire avec le capi­tal pro­duc­tif : 60% de l’argent des banques, selon la loi, est prê­té au sec­teur pro­duc­tif à un taux fixe de 5%. Cela per­met d’in­jec­ter de l’argent dans l’é­co­no­mie, pour créer des emplois, à des taux raisonnables.

Ensuite, il y a les poli­tiques de redis­tri­bu­tion via les salaires et les trans­ferts dans des pays comme le nôtre, où les sec­teurs popu­laires dépensent 48% pour nour­rir les pro­duc­teurs locaux. Cet argent est remis en cir­cu­la­tion, il dyna­mise l’é­co­no­mie. Une bonne par­tie du salaire des gens revient, c’est un réin­ves­tis­se­ment. Quand on dit que le salaire est infla­tion­niste, ce n’est pas vrai, dans les sec­teurs popu­laires, ce n’est pas seule­ment un fait de jus­tice, cela fait aus­si par­tie de la dyna­mique du mar­ché inté­rieur du petit et moyen pro­duc­teur. Ce que le gou­ver­ne­ment actuel a fait, c’est don­ner de l’argent aux banques, à l’a­mé­ri­caine, pour qu’elles s’in­filtrent dans le sec­teur. Il faut bais­ser, pour que d’en bas, ça remonte. Et non l’inverse.

Pensez-vous donc qu’il existe une possibilité d’amélioration économique à court terme qui soit palpable pour la population ?

Oui, pour rat­tra­per ce qui a été per­du pen­dant cette année désas­treuse non seule­ment à cause de la pan­dé­mie mais aus­si à cause de la très mau­vaise ges­tion de ces per­sonnes. Mais, bien sûr, les outils sont plus limi­tés que ceux que nous connais­sons depuis 2008, 2009, 2010. L’im­por­tant est que les gens voient que ce que vous faites, le peu, le moyen ou le beau­coup que vous faites, donne la prio­ri­té aux per­sonnes les plus néces­si­teuses et que vous ne pri­vi­lé­giez pas quelques per­sonnes. Parce qu’il peut y avoir des périodes de pénu­rie et de pro­blèmes, mais si vous uti­li­sez le peu d’argent pour le don­ner à ceux qui en ont plus, alors vous avez tort.

Ne pensez-vous pas qu’il y a un problème dans la structure économique qui devient un corset, de sorte que vous atteignez une limite où il n’y a pas d’autre choix que de ralentir l’élan égalitaire, et ensuite vous faites marche arrière ou vous remettez en question la structure ?

Le pro­blème du post-capi­ta­lisme ne se règle pas par un décret, il ne s’a­git pas de tout natio­na­li­ser et vous êtes déjà dans le socia­lisme. Ce n’est pas vrai. Vous allez voir un sys­tème dif­fé­rent du capi­ta­lisme car la socié­té démo­cra­tise la pro­prié­té et les rela­tions de pro­duc­tion. Et on ne fait pas ça par décret. Les gou­ver­ne­ments ne font pas le socia­lisme, la capa­ci­té du socia­lisme à émer­ger va dépendre de la démo­cra­ti­sa­tion effec­tive des rela­tions de pro­prié­té et des rela­tions de pro­duc­tion par la socié­té. Et un gou­ver­ne­ment pro­gres­siste peut soutenir.

Bien sûr, il y a l’i­mage que le socia­lisme est un fait de déci­sion, avec l’a­vant-garde qui réoriente l’his­toire. Cela ne fonc­tionne pas. La seule façon est que la socié­té soit obli­gée par cer­taines cir­cons­tances de socia­li­ser, d’oc­cu­per, de contrô­ler, de gérer. Et si cela se pro­duit, vous y allez tête bais­sée ; mais si ce n’est pas le cas, si ce qui existe est une lutte pour la recon­nais­sance, pour la redis­tri­bu­tion, pour la par­ti­ci­pa­tion, vous allez avec cette lutte. Les limites d’un gou­ver­ne­ment pro­gres­siste sont les limites de la socié­té elle-même. Et si la socié­té doit se radi­ca­li­ser, espé­rons-le, vers des hori­zons post-capi­ta­listes, un gou­ver­ne­ment pro­gres­siste doit accom­pa­gner cette expé­rience et la sou­te­nir. La ques­tion est la sui­vante : l’ac­tion col­lec­tive, le mou­ve­ment social, sou­lève-t-il la pos­si­bi­li­té de construire un hori­zon socia­liste en Amé­rique latine aujourd’hui ?

Non. Mais il y a des horizons post-capitalistes qui sont apparus au cours de ce siècle et ils ne sont pas les héritiers du socialisme.

Par exemple ?

Les féminismes, l’environnementalisme, les économies populaires, les mouvements qui remettent en cause la domination du capital, la logique du productivisme et de la modernisation, même lorsqu’ils sont posés de manière pluraliste comme vous l’avez fait. D’autre part, j’ai été impressionné par un de vos récents articles sur “les pititas”, où vous affirmez que les classes moyennes sont porteuses de fascisme. C’est un problème très répandu dans les gouvernements progressistes : la perte de la capacité de dialogue avec les secteurs urbains, en particulier dans les grandes villes.

Il s’a­git d’une ques­tion très impor­tante et com­plexe. Chaque socié­té a sa propre his­toire des sec­teurs inter­mé­diaires. Le cas boli­vien est très récent. Les classes moyennes, les tra­di­tion­nelles, sont appa­rues il y a 52 ans, nous par­lons d’une his­toire de cin­quante ans. L’Ar­gen­tine a une his­toire de plus de cent ans. Et cela sédi­mente. Et vous éta­blis­sez un autre type de lien. Dans le cas de la Boli­vie, une par­tie de ces sec­teurs inter­mé­diaires parie beau­coup sur le néo­li­bé­ra­lisme, sur ce récit, sur cette illu­sion de moder­ni­té, de mon­dia­li­sa­tion, de bonnes vibra­tions, de new-age, d’un cer­tain fémi­nisme, d’un cer­tain mul­ti­cul­tu­ra­lisme, d’un cer­tain éco­lo­gisme. Et il a beau­coup misé sur ce néo­li­bé­ra­lisme pro­gres­siste qui a émer­gé par­tout dans le monde. Et lors­qu’elle a com­men­cé à mon­trer des fis­sures, des fai­blesses, de l’é­pui­se­ment, une par­tie de ce sec­teur qui a misé sur l’an­cien pré­sident San­chez de Loza­da, sur le pro­jet le plus glo­ba­li­sant, a com­men­cé à regar­der avec beau­coup d’in­té­rêt la chose popu­laire qui émergeait.

Et ce que notre pro­jet a fait, c’est ras­sem­bler ce sec­teur, l’in­cor­po­rer, mais sans pri­vi­lé­gier la classe moyenne, quelle que soit son influence, qui pri­vi­lé­gie les poli­tiques de mobi­li­té sociale des sec­teurs les plus pauvres et les plus mar­gi­na­li­sés. Je vais vous mon­trer : alors que le salaire mini­mum pour un tra­vailleur, un employé de mai­son ou un tra­vailleur dans un petit ate­lier était de 50 dol­lars en 2005, il était de 300 dol­lars dans l’en­semble de notre gou­ver­ne­ment. La classe moyenne n’a pas dimi­nué, mais elle a aug­men­té dans une moindre mesure. Son éco­no­mie n’a pas été tou­chée, mais elle s’est amé­lio­rée davan­tage pour ceux qui se trou­vaient au bas de l’é­chelle. Et au moment des charges fis­cales, ce sec­teur venant d’en bas n’a pas vu sa charge fis­cale aug­men­ter ; tan­dis que ceux qui ont de meilleurs reve­nus n’ont pas vu leur charge fis­cale aug­men­ter, mais le res­pect de leurs charges fis­cales a été ajus­té. Cela a donc dyna­mi­sé ce sec­teur de la classe moyenne. Leurs obser­va­tions ne sont pas tant un fait idéo­lo­gique que matériel.

Ce malaise a été accu­mu­lé, conden­sé, ver­ba­li­sé, et a consti­tué des récits contre le gou­ver­ne­ment extrac­tif. De plus, dans un sou­ci d’aus­té­ri­té, il réduit le salaire et éta­blit un décret selon lequel per­sonne dans le sec­teur public ne peut gagner plus. En Boli­vie, un pré­sident gagnait 35.000 boli­via­nos, Evo l’a réduit à 15.000, soit plus de la moi­tié. Et puis les uni­ver­si­taires l’ont fait pas­ser à 20.000, mais il y avait une limite. Tan­dis que le sec­teur infé­rieur aug­men­tait de plus en plus. Le tra­vailleur de base, avec une édu­ca­tion moyenne, a accu­mu­lé une aug­men­ta­tion de 400% en douze ans, lorsque l’in­fla­tion a atteint 50% de ces douze ans.

Ain­si, les pro­ces­sus d’a­mé­lio­ra­tion sociale ont eu une géo­mé­trie dif­fé­ren­tielle ou une vitesse dif­fé­ren­tielle : la baisse a été plus rapide et la hausse plus lente. Que s’est-il pas­sé ? Les sec­teurs inter­mé­diaires ont connu une recru­des­cence. En fait, on estime qu’en douze ans, le même nombre de per­sonnes ayant des reve­nus a été créé qu’au cours des 50 années pré­cé­dentes. Il y avait trois mil­lions de per­sonnes repré­sen­tant 30 % de la popu­la­tion, et 30 % de per­sonnes à reve­nu moyen ont été créées en une décen­nie. Donc votre posi­tion, qui n’a pas bais­sé, a été déva­lué. Parce que main­te­nant, vous êtes en concur­rence avec d’autres pour l’en­semble des options de tra­vail, des conseils, des petites entre­prises pour four­nir des intrants aux muni­ci­pa­li­tés. Et vous êtes même un peu désa­van­ta­gés parce que les nou­veaux sont por­teurs d’un capi­tal eth­nique et indi­gène, qui est main­te­nant plus valo­ri­sé au niveau de l’É­tat, que la blan­cheur. Un fils du diri­geant syn­di­cal, ou un fils d’un tra­vailleur, ou d’un membre de la com­mu­nau­té, qui est entré à l’u­ni­ver­si­té et a créé une petite entre­prise pour four­nir du papier au minis­tère du tra­vail, avait une meilleure option pour ce contrat parce que son père connaît le ministre qui est un diri­geant syndical.

Ce que vous avez vu en novembre est un rejet de l’é­ga­li­té, une mobi­li­sa­tion contre l’é­ga­li­té, contre les Indi­gènes, parce que les Indi­gènes devraient conti­nuer à être des Indi­gènes, à être des tra­vailleurs, des ven­deurs, des domes­tiques, des por­teurs dans les rues, des ven­deurs sur les mar­chés, mais pas avec leurs enfants dans les uni­ver­si­tés, même pri­vées, et pas en ache­tant un appar­te­ment dans votre propre immeuble, qui est celui où vivent les gens bien, les gens qui portent le nom de famille. Cela s’est accu­mu­lé et a explo­sé. Dans ce contexte, la ques­tion de l’en­vi­ron­ne­ment était un dis­cours, disons, ins­tru­men­ta­li­sé. Car en ces mois de 2020, la forêt boli­vienne est brû­lée dans la même mesure que l’an­née der­nière. C’est un scan­dale, mais vous n’a­vez pas les marches, vous n’a­vez pas les influen­ceurs qui appellent à la lutte contre ce gou­ver­ne­ment pré­da­teur. Il y a évi­dem­ment une ques­tion envi­ron­ne­men­tale que la gauche doit sor­tir et reprendre. On ne peut pas évo­quer des faits de gauche si on ne s’in­té­resse pas à la ques­tion de l’en­vi­ron­ne­ment. Mais il y a aus­si un envi­ron­ne­men­ta­lisme conser­va­teur et de nom­breuses fois de pose, cer­tains sec­teurs de la gauche, les ong, qui l’an­née der­nière ont mis le feu aux réseaux, ont mis le feu à la dis­cus­sion contre un gou­ver­ne­ment extrac­tif qui brû­lait les forêts de Boli­vie, mais cette année ils se sont fichés que la même quan­ti­té de forêts soit brû­lée et ils ne réclament rien.

Mais un gouvernement productiviste peut-il vraiment relever le défi de la question environnementale à partir de l’État ?

Vous devez le faire. Parce que la ques­tion envi­ron­ne­men­tale vous relie à votre héri­tage indi­gène qui est lié à la nature en tant qu’en­ti­té vivante, dont vous extra­yez aus­si des choses mais dont vous négo­ciez et renou­ve­lez le cycle du don­ner et du rece­voir pour les géné­ra­tions sui­vantes. Il ne peut donc y avoir un gou­ver­ne­ment d’empreinte indi­gène qui ne récu­père pas ce thème de façon per­ma­nente. Et en même temps, c’est une ques­tion sen­sible pour les nou­velles géné­ra­tions urbaines. Mais je pense que dans notre cas, elle a été sur­di­men­sion­née. Je vais vous don­ner une infor­ma­tion : on dit que nous dépouillons les forêts pour les conver­tir en terres pour l’a­gro-indus­trie. La quan­ti­té de terres uti­li­sées pour l’a­gri­cul­ture en Boli­vie est de 3%, y com­pris l’a­gro-indus­trie et le sec­teur pay­san. L’Al­le­magne, qui vit de son indus­trie, qui est l’u­sine de l’Eu­rope, qui uti­lise 15% de ses terres pour l’a­gri­cul­ture, est un pays vert, qui dis­pose des tech­no­lo­gies les plus puis­santes du monde. Si nous vou­lions uti­li­ser 4% de l’a­gri­cul­ture, ce qui est beau­coup moins que n’im­porte quel autre pays d’A­mé­rique latine, cela serait pré­sen­té comme un holo­causte de la nature. Il y a une qua­li­fi­ca­tion exa­gé­rée de l’extractivisme.

Je m’op­pose à ce sen­ti­ment de culpa­bi­li­té d’un pays et d’une popu­la­tion qui émettent des gaz à effet de serre, car mesu­rés en tonnes, soit un dixième de ce que fait un éco­lo­giste en Europe, avec les tech­no­lo­gies vertes, les voi­tures, l’élec­tri­ci­té, parce que leur mode de vie émet dix fois plus de gaz à effet de serre que celui de son col­lègue de Boli­vie, d’Ar­gen­tine ou de Colom­bie, qui a un niveau de vie moyen nor­mal à la baisse. Vous ne pou­vez pas lui faire por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de sau­ver le monde. Pre­nez vos res­pon­sa­bi­li­tés, rem­pla­cez votre éner­gie fos­sile par une éner­gie alter­na­tive. 13% en Boli­vie pro­viennent déjà d’éner­gies alternatives.

Mais pas­ser de 0 à 13% en dix ans est un bon pas. Et notre objec­tif en 2025 est que 25 % de l’éner­gie consom­mée en interne soit alter­na­tive. Elle voit des sub­sti­tuts aux expor­ta­tions de gaz et de pétrole, sans perdre les reve­nus néces­saires pour créer des condi­tions mini­males de san­té et d’é­du­ca­tion. Mais n’im­po­sons pas à nos peuples la res­pon­sa­bi­li­té de por­ter sur leur dos un effort qui doit être par­ta­gé par le monde entier. Vous ne pou­vez pas deman­der à un pays entier d’ar­rê­ter de pro­duire du pétrole demain parce que vous êtes com­plice de la des­truc­tion du monde. Com­ment puis-je arrê­ter d’ex­por­ter du pétrole, qui génère deux mil­liards de dol­lars de reve­nus, parce que par quoi puis-je le remplacer ?

Nous avons au moins besoin d’une période de tran­si­tion envi­ron­ne­men­tale, afin que la ques­tion éco­lo­gique soit accom­pa­gnée et non pas dis­so­ciée de la ques­tion sociale.

Il existe une approche envi­ron­ne­men­ta­liste qui a fos­si­li­sé le social et se concentre sur l’en­vi­ron­ne­ment. Ce sont les petits Indiens des cartes pos­tales et c’est ain­si qu’ils vou­draient que les choses soient tou­jours. Mais cet ami indi­gène veut son école, veut sa route, veut son hôpi­tal, veut son inter­net, veut son élec­tri­ci­té. Il veut des condi­tions aux­quelles vous devez contri­buer pour y par­ve­nir. Il faut pour cela arti­cu­ler les mesures envi­ron­ne­men­tales avec les mesures sociales. Vous ne pou­vez pas don­ner la prio­ri­té aux mesures envi­ron­ne­men­tales en lais­sant de côté le social. Oui, un envi­ron­ne­men­ta­lisme, mais avec des réponses aux besoins sociaux.

Pour conclure, comment voyez-vous les prochains mois, les prochaines années, dans quelle étape allons-nous vivre dans l’immédiat ? Je ne vous demande pas de transmettre votre désir, mais votre analyse.

C’est une période très chao­tique pour le monde entier. C’est une époque qui n’a pas de des­tin écrit. C’est tou­jours un peu comme ça, mais les hégé­mo­nies vous font croire que ce qui arrive est déjà écrit. (…) Il peut y avoir une issue très conser­va­trice, en réécri­vant l’ho­ri­zon de la pré­dic­tion dans le cer­veau des gens ; ou il peut y avoir des issues beau­coup plus pro­gres­sistes. C’est alors une époque ambi­va­lente, car elle peut être mar­quée par beau­coup de dou­leur, par beau­coup de souf­france, par des tra­gé­dies ; mais elle peut aus­si être mar­quée par de grands actes d’hé­roïsme, d’in­ven­tion col­lec­tive qui font avan­cer le monde de manière posi­tive. Je crois que c’est ain­si que ces temps très tur­bu­lents seront, et c’est un grand défi pour les forces de la gauche et les pro­gres­sistes de savoir que les temps nor­maux ne vien­dront pas. Ne cher­chez pas la nor­ma­li­té, il n’y en aura pas. Dans la tur­bu­lence, vous devez créer des lignes d’ac­tion, vous devez vous pla­cer sur la crête de la vague pour ne pas cou­ler et paraître détruit par la vague elle-même. Cela demande beau­coup de créa­ti­vi­té et le fait d’a­voir conscience que tout est très instable. Je ne pense pas que vous puis­siez reve­nir sur ces dix années, 2005 – 2015, avec le vent dans les voiles, cela n’ar­ri­ve­ra à per­sonne dans le monde. Ni pour les forces conser­va­trices, ni pour les forces de gauche. Et vous allez devoir tes­ter en per­ma­nence votre capa­ci­té à sai­sir le temps en inno­vant dans les pro­po­si­tions, les ini­tia­tives, les dis­cours. C’est une période très pro­duc­tive qui vaut la peine d’être vécue. Il n’y a pas de meilleur moment pour quel­qu’un qui est enga­gé dans l’his­toire que ceux-ci. De petites actions, bien diri­gées et sys­té­ma­ti­sées, peuvent géné­rer de grands effets pour les dif­fé­rentes par­ties. Si l’on vient de l’en­ga­ge­ment de la gauche, pro­gres­siste, révo­lu­tion­naire, c’est son heure. Non pas à cause des vic­toires à venir, car il peut y avoir des vic­toires extra­or­di­naires ou des défaites effrayantes. Il y a un an, lorsque nous avons quit­té la Boli­vie le 12 novembre 2019, qui aurait cru le len­de­main que nous gagne­rions les élec­tions un an plus tard ?

Selon vos calculs, l’exil allait-il être beaucoup plus long ?

Oui, oui. On savait que c’é­tait à court terme, mais pas à ce point. Ce n’é­tait pas un pro­jet, il n’y avait pas d’ho­ri­zon, c’é­tait une revanche courte mais qui aurait pu durer quatre ou cinq ans. Il s’a­vère que non. Ce genre de modi­fi­ca­tion de la scène poli­tique pour­rait être une norme pla­né­taire, des États-Unis à la Chine… bien que la Chine soit peut-être l’en­droit le plus stable, mais elle va aus­si avoir des pro­blèmes. C’est un monde comme ça. Je pense que c’est un bon moment pour s’en­ga­ger, pour se battre, pour s’or­ga­ni­ser, pour inven­ter, pour être jeune. Alors je vous envie vrai­ment les gars parce que d’une cer­taine manière le temps est aus­si aujourd’­hui. Le moment est venu. Mais nous ne savons pas où il ira.

Qu’allez-vous faire maintenant ?

Comme d’ha­bi­tude, je suis un com­mu­niste, un conspi­ra­teur. Orga­ni­ser et for­mer. Je pense que je peux trans­mettre cer­taines choses aux gens, aux nou­velles géné­ra­tions. Ce que nous avons à faire main­te­nant n’a rien à voir avec une répé­ti­tion de ce que nous avons fait, mais quelque chose peut aider à ne pas com­mettre les nom­breuses erreurs que l’on a pu faire tout ce temps. Et pour se faire un peu entendre pour l’a­ve­nir. Je me vois dans une fonc­tion que j’ai exer­cée avant de deve­nir vice-pré­sident : écrire, don­ner des confé­rences, suivre des cours, for­mer des cadres poli­tiques, s’or­ga­ni­ser dans le monde syn­di­cal, s’or­ga­ni­ser dans le monde de l’a­gri­cul­ture pay­sanne, faire de la télé­vi­sion, faire de la radio, lut­ter pour le bon sens, pour de nou­veaux sens com­muns. Je le fais depuis que j’ai 14 ans et je sup­pose que je vais mou­rir en le faisant.

Vous voulez retourner en Bolivie ?

Oui, nous devons retour­ner en Boli­vie. Nous devons attendre les condi­tions mini­males de l’É­tat de droit pour pou­voir reve­nir en tant que citoyen ordi­naire, et me défendre en tant que tel, sans craindre d’être empri­son­né pour le fait d’a­voir un nom et un pré­nom, ce qui est le cas depuis tout ce temps. Dès que ces condi­tions mini­males de l’É­tat de droit seront rem­plies, nous revien­drons à faire ce que nous avons tou­jours fait.