Emory Douglas, la folie de s’attaquer à l’ennemi

Par Kala­ka

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elka­la­ka / Utopix_CC


Tra­duit par ZIN TV

EMORY DOUGLAS

Né en 1943. Vit et tra­vaille à San Francisco.

Connu à la fois comme acti­viste poli­tique et artiste, Emo­ry Dou­glas a été le Ministre de la Culture du Black Pan­ther Par­ty de 1967 aux années 1980, lorsque le groupe a été dis­sous. En tant que direc­teur artis­tique et prin­ci­pal illus­tra­teur du “The Black Pan­ther“, le jour­nal heb­do­ma­daire de l’or­ga­ni­sa­tion, il a dif­fu­sé son art gra­phique depuis la ville d’Oakland à un public de lec­teurs natio­nal et inter­na­tio­nal. Ses lignes épaisses, qui rap­pellent la gra­vure sur bois, et la façon dont il a décrit les oppres­sés, non pas en vic­times mais comme des révol­tés prêts à prendre les armes, ont ren­du son style unique. La dif­fu­sion de ses des­sins à grande échelle par la presse lui a per­mis d’imprimer l’imaginaire col­lec­tif, ren­dant son oeuvre à la fois popu­laire et iconique.

Emo­ry Dou­glas a reçu une for­ma­tion en desi­gn gra­phique au City Col­lege de San Fran­cis­co. En 2007, l’ar­tiste Sam Durant a orga­ni­sé l’exposition rétros­pec­tive d’Emory Dou­glas au MOCA Paci­fic Desi­gn Cen­ter à Los Angeles, inti­tu­lée “Black Pan­ther : The Revo­lu­tio­na­ry Art of Emo­ry Dou­glas”. Simul­ta­né­ment, Riz­zo­li a publié un livre du même titre com­pre­nant des textes et des entre­tiens sur le tra­vail de l’artiste et ses rela­tions avec le Black Pan­ther Par­ty. Son art a été expo­sé au New Museum de New York. En 2008, il a pré­sen­té une expo­si­tion solo à Urbis, dans la ville de Man­ches­ter. Son tra­vail a été aus­si pré­sen­té à la Bien­nale de Syd­ney en Aus­tra­lie la même année. Son art a été expo­sé à l’African Ame­ri­can Art & Cultu­ral Com­plex à San Fran­cis­co, au Rich­mond Art Cen­ter et au Sta­tion Museum of Contem­po­ra­ry Art de Hous­ton. Il a par­ti­ci­pé à plu­sieurs expo­si­tions à tra­vers le monde. Depuis la réin­tro­duc­tion de ses pre­mières œuvres auprès de nou­veaux publics, Emo­ry Dou­glas conti­nue de créer de nou­velles œuvres, d’ex­po­ser et d’in­te­ra­gir avec des spec­ta­teurs du monde entier.

Lire > Entre­tien avec Emo­ry Dou­glas, artiste révo­lu­tion­naire.

EN LIEN :

Kala­ka est né à San­tia­go du Chi­li en 1975 et, à cause de la dic­ta­ture mili­taire, a été exi­lé avec ses parents au Vene­zue­la, le pays où il a gran­di et fait sa vie. Il a étu­dié la lit­té­ra­ture à l’UCV et l’illus­tra­tion et la pein­ture à Bar­ce­lone, en Cata­logne. Il est peintre et muraliste.
Il a fait des expo­si­tions à Cara­cas, Bar­ce­lone, San­tia­go du Chi­li et Min­nea­po­lis. Par­mi ces expo­si­tions figurent Cara Can­de­la, Puro Corazón, au Celarg, 2010, et Cues­tión Caribe, au Musée d’art contem­po­rain de Cara­cas, 2016. Il a par­ti­ci­pé à des fes­ti­vals d’art mural : Kos­mo­po­lite, Paris, 2008 ; Karu­pa­na, Vene­zue­la, 2013, Cro­ma­sur, à Bogotá, 2015, La Puer­ta del sur, à San­tia­go du Chi­li, 2018, entre autres. Il a par­ti­ci­pé à la pre­mière et à la deuxième bien­nale du Sud. Pue­blos en Resis­ten­cia, Cara­cas, 2015, et Cara­cas, 2017. Il a réa­li­sé des pein­tures murales à Cuba, au Vene­zue­la, au Mexique, en Colom­bie, en Argen­tine, au Chi­li, en Espagne, en Alle­magne, en France et aux États-Unis.

Tableau gra­phique de la révolte raciale à Minneapolis

Le meurtre de George Floyd dans la ville de Min­nea­po­lis aux mains de la police a déclen­ché une révolte dont nous pou­vons à peine entre­voir les dimen­sions his­to­riques. On ne peut que contem­pler l’é­touf­fe­ment voi­lé qui se trouve bien en des­sous du mirage de la soi-disant “Nice du Minnesota“qui s’est réveillée dans une vio­lence tel­lu­rique, prête à ne lais­ser aucun pavé sur le sol. On vit un moment de ras-le-bol et de ran­cune que plus rien ne pou­vait contenir.

Et je n’ar­rête pas de pen­ser au jour où j’ai eu l’hon­neur de ren­con­trer Maître Emo­ry Dou­glas. Nous sommes allés avec Dani Bian­chi­ni à l’u­ni­ver­si­té où il devait don­ner une confé­rence. Là, nous avons pu échan­ger avec lui.

L’his­toire de Dou­glas est presque paral­lèle à celle du mou­ve­ment des Black Pan­thers. Il a été leur ministre de la culture, a éta­bli leur dyna­mique de com­mu­ni­ca­tion et leur a don­né une esthé­tique qui allait être gra­vée dans la peau du mouvement.

Ses fortes lignes noires, ses cadres, ses traces bico­lores, tout un gra­phisme réa­li­sé dans la pré­ci­pi­ta­tion et l’ur­gence, l’é­co­no­mie extrême des res­sources, offrent cette marque de la mai­son qu’on appel­le­rait aujourd’­hui l’i­den­ti­té d’en­tre­prise. Dans l’art d’E­mo­ry, l’ur­gence mili­tante, la stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion, une puis­sante expres­si­vi­té et la remar­quable per­son­na­li­té esthé­tique qui rend ses pièces si faci­le­ment recon­nais­sables convergent avec une totale trans­pa­rence. Il était le bras gra­phique d’un corps esthé­tique et dis­cur­sif que les Black Pan­thers ont déve­lop­pé pour incul­quer l’es­time de soi aux com­mu­nau­tés noires. black is beau­ti­ful, tel était le mot d’ordre. Être noir ou noire était désor­mais une ques­tion de fier­té, de fier­té militante.

C’était une autre époque. Ils n’ont pas eu peur

La folie de s’at­ta­quer à l’en­ne­mi, comme dirait Sil­vio. Il fal­lait le révé­ler et le rendre mani­feste. Beau­coup de ses images seraient reje­tés en ces temps d’a­li­bis ultra­con­ser­va­teurs du poli­ti­que­ment cor­rect. Dans ses des­sins, ses per­son­nages sont armés. Ses enfants armés ne sont pas une excuse pour la guerre, mais la cer­ti­tude brute que si la guerre sociale qu’ils n’ont pas recher­chée n’est pas assu­mée, ils ne sur­vi­vront pas en tant que race ou en tant que peuple. Par ailleurs, ils ont orga­ni­sé les com­mu­nau­tés : que les enfants mangent, que la popu­la­tion soit édu­quée, que les adultes soient alpha­bé­ti­sés, qu’ils connaissent leur his­toire et s’y recon­naissent. Qu’ils s’aiment eux-mêmes. Emo­ry exprime tout cela avec une sim­pli­ci­té belle et empha­tique. C’est cette beau­té râpeuse, directe comme une balle, rude et noble, mais qui n’a pas peur de pro­blé­ma­ti­ser la réa­li­té, comme l’a fait le rap des années plus tard.

Leur black is beau­ti­ful n’est pas idéa­li­sé. Ses per­son­nages ne sont pas des noirs sor­tis des maga­zines ou des défi­lés de mode. Ils sont en colère, les dames ont les che­veux ébou­rif­fés, les enfants sont habillés de façon désor­don­née, les traits forts qu’ils des­sinent sur leurs visages dénotent la fatigue, la rage. 

La beau­té vient de la digni­té de cette rage consciente de soi, du cou­rage d’as­su­mer l’i­né­vi­table confron­ta­tion et de se mon­trer pré­pa­ré à celle-ci.

Leurs per­son­nages armés veulent-ils la guerre ? J’en doute. Ils n’ont pas l’air de jouer, leurs visages portent un poids indi­cible. Nous savons ce qu’ils veulent parce qu’ils l’ont arti­cu­lé en dix points au Par­ti. Il y a un pro­gramme, il y a un hori­zon, il y a une piste. Leurs per­son­nages n’ex­priment que le poids, la rage et la contes­ta­tion qui orga­nisent tous ces cha­grins dans le mili­tan­tisme, dans la posi­tion défen­sive d’a­bord et fina­le­ment offensive.

Les Black Pan­thers ont su être inter­na­tio­na­listes. Ils ont appris des insur­rec­tions du monde entier et ont pro­je­té cet appren­tis­sage dans leur pays. Ils se sont alliés aux mou­ve­ments de résis­tance et de libé­ra­tion des com­mu­nau­tés lati­nos, qui à leur tour ont appris à s’or­ga­ni­ser. Ils ont com­pris qu’ils devaient se jume­ler avec des com­mu­nau­tés qui sont éga­le­ment oppri­mées. Je me sou­viens que M. Emo­ry en a par­lé dans sa confé­rence. Et je l’ai écou­té attentivement.

Lorsque les pro­grammes sociaux des Black Pan­thers ont com­men­cé à pros­pé­rer et que la menace de les voir atteindre le pou­voir poli­tique natio­nal est deve­nue réelle, ils ont été déci­més, comme nous le savons. Infil­trés, conspi­ra­tions, assas­si­nats, cri­mi­na­li­sa­tion et per­sé­cu­tion. Emo­ry est entrée dans la clan­des­ti­ni­té et a fini par émer­ger, comme Bob­by Seale, comme Ange­la Davis, comme les autres sur­vi­vants de ces vio­lentes années de mas­sacre et d’extermination.

Que s’est-il pas­sé au fil des ans ? La police conti­nue de tuer des Noirs dans une impu­ni­té scan­da­leuse. A Min­nea­po­lis, la rage semble incon­trô­lable. La ville brûle, les mili­taires débarquent, la popu­la­tion se trouve entre ahu­ris­se­ment, com­pré­hen­sion et à bout de souffle. Le mou­ve­ment Black Lives Mat­ter est un mur de conten­tion face à un racisme struc­tu­rel qui semble impos­sible à déman­te­ler sans décons­truire l’i­dée que ce pays se fait de sa propre nation. Cer­taines voix répondent en mesu­rant leur per­for­mance poli­tique dans un moment où être contraire vous rend fas­ci­nant. Ces voix dis­jointes, soli­taires, ont peur de his­ser des dra­peaux anciens ou nou­veaux. La peur de sor­tir la tête hors des tran­chées esseu­lées. La révolte semble n’être rien d’autre qu’une explo­sion de colère énorme qui ne mène à aucun des­tin poli­tique ou social. C’est une colère débor­dante. Pas de pro­gramme, pas d’ob­jec­tif appa­rent, pas de volon­té. Que se pas­se­ra-t-il après l’in­cen­die des postes de police ? Que signi­fie l’in­cen­die des entre­prises amé­rin­diennes et lati­nos, des ate­liers d’ar­tistes, de la taque­ria de Don Chepe ou du mar­ché des pro­duits hispaniques ?

Et je n’ar­rête pas de pen­ser aux per­son­nages armés, orga­ni­sés, fati­gués de tant de répres­sion mais sans peur et prêts à se battre de front, avec des cri­tères et une conscience de ce qui s’en vient et avec une clar­té de ce qui doit être fait pour obte­nir un ave­nir pré­mé­di­té. Je vois clai­re­ment ces êtres orga­ni­sés, qui res­sentent leur rage, qui savent sur­tout où et vers qui diri­ger leur vio­lence parce qu’ils savent très bien qui est l’en­ne­mi et ce qu’ils espèrent gagner à chaque pas qu’ils font. Leur rage est poli­tique. Je pense que cette clar­té est plus néces­saire et plus valable que jamais. Nous devons regar­der Emo­ry à nou­veau et com­prendre ce qu’il disait. Pas un jour ne s’est écou­lé depuis cette époque.