Entretien avec Youssouf Tata Cissé

La confrérie des chasseurs de l'Ouest-Africain, une histoire plus que millénaire.

Nous repro­dui­sons ici, un entre­tien publié au départ chez Africultures
Youssouf_Tata_Cisse.bin

Source :
http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=1620

La confré­rie des chas­seurs de l’Ouest-Afri­cain, une his­toire plus que millénaire 

entre­tien d’A­lexandre Men­sah avec Yous­souf Tata Cissé

Ses racines plongent au plus pro­fond de la mémoire des peuples afri­cains et de leurs migra­tions. Le moindre pas­sage de son his­toire suf­fit à révé­ler qu’il s’a­git d’une gigan­tesque “ins­ti­tu­tion” des civi­li­sa­tions d’A­frique de l’Ouest. Yous­souf Tata Cis­sé, eth­no­logue et cher­cheur au CNRS, est spé­cia­liste des civi­li­sa­tions mandingues.

En tant qu’eth­no­logue malien, quel est votre rap­port à l’u­ni­vers des chas­seurs traditionnels ?

Je suis moi-même membre de la confré­rie des chas­seurs depuis mai 1959. C’é­tait à Kinié­gué, au sud du Mali, à 130 km de Bama­ko. Les chas­seurs, sachant que j’é­tais un ancien de la colo­niale, m’y ont fait adhé­rer à mon corps défen­dant, car un peu par­tout en Afrique de l’Ouest, tous les anciens com­bat­tants, même ceux qui comme moi n’ont pas com­bat­tu, sont intro­duits dans la confré­rie des chas­seurs. On gra­ti­fie d’ailleurs ceux qui ont com­bat­tu du titre de mafa don­so, chas­seurs tueurs d’hommes. C’est le titre que l’on donne à Bit­ton Cou­li­ba­ly. Vous savez, dans la guerre, c’est l’en­ne­mi qui devient le gibier. Vous le tuez ou il vous tue. On m’a donc ame­né au dan­kun, ce tri­angle des chas­seurs, à l’oc­ca­sion de la levée de deuil d’un très grand chas­seur de Kinié­gué. C’é­tait le chef de la confré­rie de ce vil­lage, un Trao­ré, des­cen­dant de Tira­ma­kan, le géné­ral en chef des armées de Sound­ja­ta. Comme j’ha­bi­tais chez eux, je ne pou­vais pas m’y sous­traire. Par la suite, ils ont su que dans ma famille, mes oncles, mon père, mes grands-frères avaient chas­sé, et que moi-même, je chas­sais comme ça au petit bon­heur la chance. Et depuis, je n’ai pas arrê­té de suivre les chas­seurs. Je me suis inté­res­sé à leur musique, à leurs croyances et à leurs rituels qui sont vrai­ment emprunts de sagesse et de savoir. Je ne peux pas depuis lors échap­per aux lois des confré­ries de chas­seurs. Par­tout où je vais en mis­sion, je fais en sorte d’al­ler rendre visite aux maîtres de la chasse, chose que beau­coup de chas­seurs ne font plus, et cela, même si je ne chasse plus depuis longtemps.

Est-ce cela qui vous a moti­vé dans la publi­ca­tion de votre ouvrage sur les confré­ries de chas­seurs traditionnels ?

J’ai écrit cet ouvrage pour m’ac­quit­ter d’une dette envers un vieux chantre des chas­seurs, Bou­go­ba Dji­ré, de Tjé­ba­la, qui m’a trans­mis le récit ini­tia­tique de Boli Nya­nan. Je l’ai fait aus­si pour hono­rer la mémoire d’une femme de chas­seur, Ba-Bin­tou Doum­bia qui, la pre­mière, m’a racon­té le mythe de Sânè­nè et Kòn­tròn, les divi­ni­tés tuté­laires de la chasse. Mon pro­jet ini­tial était d’y mettre tous les aspects des confré­ries Malin­ké, Bam­ba­ra et Dogon. Je me suis aus­si inté­res­sé à la chasse chez les Peul, les Bozo, les chas­seurs du Bélé­dou­gou, du Was­sou­lou et chez les Néma­did. Mais pour étu­dier ces der­niers, il fal­lait aller jus­qu’à Tishit, ce qui m’é­tait impos­sible à l’é­poque. Oui, je n’ai pas pu tout faire et j’ai dû alors pous­ser d’autres jeunes à la roue. En ce qui me concerne, j’ai recher­ché les ori­gines de la chasse les plus recu­lées qui soient : ce qui est ensei­gné aux jeunes chas­seurs par les maîtres. Car on ne peut pas par­ler des confré­ries sans par­ler de ce qui se pas­sait avant. Puis j’ai abor­dé la fon­da­tion de la confré­rie des chas­seurs, le don­so tòn, telle qu’elle est évo­quée de nos jours. Ce n’est pas un culte, que l’on appelle djo et qui est lié au mys­tère, mais un tòn, c’est-à-dire une asso­cia­tion de per­sonnes ten­dant vers un même but. J’ai étu­dié ensuite son fonc­tion­ne­ment, son ensei­gne­ment et ses dif­fé­rentes mani­fes­ta­tions, telles que les musiques et céré­mo­nies, le conte­nu phi­lo­so­phique, poli­tique, spi­ri­tuel, bref, tout ce qui se fait et se dit au niveau de la confré­rie des chas­seurs. Dans cet ouvrage, j’ai com­men­cé par les Dia­ruw, les chas­seurs iti­né­rants qui, il y a six mille ans et même avant, allaient de la val­lée du Nil vers celles du Niger et du Séné­gal. Ils sui­vaient tou­jours cette fameuse étoile qu’est Sirius, au cou­cher et au lever. A l’é­poque, l’ac­ti­vi­té prin­ci­pale n’é­tait pas l’a­gri­cul­ture mais la chasse. Hommes, femmes, enfants chas­saient à cer­taines époques de l’an­née sous formes de bat­tues. Cette forme de chasse a per­du­ré jusque dans les années 50 où elle fut inter­dite, notam­ment dans la région du centre du Mali qui la pra­ti­quait encore. Ces Dia­ruw se dépla­çaient par clans. Ils se connais­saient et fré­quen­taient les mêmes grands centres de célé­bra­tions, sur l’é­ten­due d’une très grande région. Vous n’a­vez pas idée de la dis­tance qu’un chas­seur pou­vait par­cou­rir. Aujourd’­hui, les chas­seurs du centre du Mali se rendent encore jus­qu’au bord de la mer en Gam­bie. D’autres allaient jus­qu’au cœur du Bur­ki­na actuel. D’autres remon­taient jusque dans le grand nord chas­ser l’é­lan der­by, les biches robert et les girafes. Il n’y a pas long­temps, c’é­tait encore comme ça. Le chas­seur était nomade, d’où son titre diou­la. “Diou­la” ne veut pas dire com­mer­çant, comme d’au­cuns cher­cheurs le croient, mais chas­seur iti­né­rant. On appli­quait l’ap­pel­la­tion aux chas­seurs Sonin­ké iti­né­rants qui par­taient de l’ac­tuelle Mau­ri­ta­nie, où se trou­vait l’Em­pire du Gha­na, pour aller cher­cher la noix de cola au nord de la Côte d’I­voire. Cer­tains d’entre eux ont d’ailleurs fini par s’y séden­ta­ri­ser il y a 1500 ans. Le Woro­dou­gou et le Diou­la­dou­gou en Côte d’I­voire sont de leur fon­da­tion, alors que les Baou­lé ain­si que les ancêtres du géné­ral Guei n’y étaient pas encore. Ces gens ont défri­ché des pays comme Sama­ti­gui­la, Kòro ou Kon. Mais reve­nons aux Dia­ruw. On retrouve des cercles de pierres levées, depuis l’E­gypte et l’E­thio­pie jus­qu’à l’o­céan atlan­tique, qui marquent leurs iti­né­raires. Ils réa­li­saient de même dans des auvents des pein­tures parié­tales. Celles du sud algé­rien ont incon­tes­ta­ble­ment pour auteurs les Dia­ruw. Leurs des­cen­dants directs sont les Kakòlò au Mali, cer­tains Senou­fo, Dogon et Gabi­bi. Ces peuples de chas­seurs sont, au fur et à mesure des séche­resses, des­cen­dus vers le sud. C’est pour­quoi on constate une uni­té cultu­relle indé­niable dans tous les rituels de chasse d’A­frique de l’Ouest, à tra­vers les tenues, les coif­fures, la musique et la mythologie.

Qu’est ce qui a ame­né ces peuples de chas­seurs à la sédentarisation ?

Ce sont ces grandes séche­resses dont on parle tant. Nous, Sonin­ké, nous nous situions dans la val­lée du Nil, d’où nous sommes ori­gi­naires. C’é­tait il y a six mille et quelques années, avec Mâmy, un roi chas­seur deve­nu guer­rier, au lieu dit Saï, une métro­pole de l’é­poque. D’autres grands centres s’é­che­lon­naient de là jus­qu’en Afrique de l’Ouest. C’est pour­quoi les chas­seurs de l’ouest afri­cain sont les seuls à pou­voir inter­pré­ter toutes les pein­tures parié­tales datant de cette époque, dont celles du sud algé­rien. Ham­pa­té Bâ les a étu­dié en se foca­li­sant sur l’exemple des vaches. Les eth­no­logues s’in­ter­ro­geaient sur l’ab­sence des pattes dans la repré­sen­ta­tion des vaches. Pour nous qui sommes nés dans le del­ta cen­tral nigé­rien, il est facile de savoir que c’est parce qu’elles sont dans l’eau qu’on ne voit pas leurs pattes. Ain­si la connais­sance des récits de chasse per­met d’ex­pli­quer cer­taines don­nées archéo­lo­giques. Sans elle, l’eth­no­logue ne par­vient pas à tout s’ex­pli­quer. Avec la séche­resse, les gens vont se séden­ta­ri­ser autour des grandes mares et des grands fleuves. Il y a des cas­sures qui se voient net­te­ment pour qui connaît l’A­frique de l’Ouest. Par exemple, le Kala, situé entre la val­lée du Séné­gal et la val­lée du Niger, était un lieu de pas­sage des ani­maux. On voit qu’il y a eu une rup­ture dans cette région due à une très grande séche­resse. Du coté de la val­lée du Nil, les gens sont des­cen­dus jus­qu’au Came­roun et au Zaïre, on le retrouve dans les cou­tumes. Fily Dabo Sis­so­ko, cet homme poli­tique malien qui était aus­si un très grand homme de culture, a beau­coup voya­gé. Il se ques­tion­nait sur cette rup­ture. Il consta­tait une paren­té entre la culture man­dingue et celles ren­con­trées au Came­roun, au Bénin, avec les Tam­ba et la géo­man­cie. Ma tante pater­nel, mon ini­tia­trice dans l’his­toire et la culture sonin­ké, m’ex­pli­quait que les séche­resses ont rom­pu une chaîne qui liait cultu­rel­le­ment les peuples. Ils se sont séden­ta­ri­sés et iso­lés autour des points d’eau. Les sque­lettes retrou­vés sur les sites des paléo-lacs le prouvent.

Des rituels actuels conservent-ils la trace de ces temps anciens ?

Bien sûr. Autre­fois, quand un grand chas­seur avait abat­tu une belle pièce, il se devait au cours des grandes céré­mo­nies annuelles de mimer les faits et gestes qu’il avait accom­pli pour venir à bout de la bête. Il revê­tait les cornes et la peau de bête, il se mas­quait un peu et jouait à la fois le rôle de la bête et celui du chas­seur. Ce sont ces mimiques-là qui sont deve­nues les mas­ca­rades. Le sigui dlo­ki, le vête­ment du buffle, en est un exemple. Car l’a­ni­mal le plus ter­ri­fiant de la savane, pour les chas­seurs, n’est ni l’é­lé­phant, ni le lion, mais le buffle. On ren­contre la repré­sen­ta­tion du tau­rus, ce grand buffle, sur les fresques du Tas­si­li. C’est le dieu de la brousse, on l’ap­pelle Dam­ba et il est très chan­té encore aujourd’­hui. Vous voyez que toutes ces croyances sont encore vivaces. On retrouve aus­si dans les fresques tous les types humains d’il y a 5000 ans. Vous y voyez les grands nègres plan­tu­reux, les Dia­ruw, beaux et altiers comme les Kil­bi du Came­roun, les Gabi­bi, cer­tains Wolof, Sonin­ké, Haous­sa et Son­ghoï. A coté, vous avez le type gra­cile du Peul avec son cimier. Et puis, vous avez les petits hommes que d’au­cuns appellent “les négrilles”. Ce sont les “paléo­né­gri­tiques” dont par­lait Mari­co, le spé­cia­liste malia­no-nigé­rien qui leur a don­né ce nom. On les retrouve un peu par­tout, par­mi les Bam­ba­ra, les Dogon, les Sénou­fo, et jus­qu’au Gabon. Dans toutes ces régions, on parle des nains, ces êtres mythiques, mais il s’a­git incon­tes­ta­ble­ment de ces pre­miers habi­tants qui n’é­taient pas grands de taille, com­pa­rés aux grands nègres des savanes. Dans les fresques du Tas­si­li, l’ar­tiste a tout repré­sen­té : les hommes, les ani­maux, et les masques aus­si. Très cer­tai­ne­ment, des atti­tudes cultu­relles se sont main­te­nues jus­qu’à aujourd’­hui, par la musique et les ins­tru­ments. Les­quelles ? On ne sau­rait le dire avec cer­ti­tude, mais une culture ne dis­pa­raît jamais. Comme le disent les Dogon :“la tra­di­tion peut mai­grir mais ne mour­ra jamais”; sur­tout quand on la confie aux enfants qui la chantent et la dansent. Elle ne peut pas dis­pa­raître com­plè­te­ment, ce n’est pas possible.

Quels bou­le­ver­se­ments ame­na la séden­ta­ri­sa­tion pour tous ces peuples ?

La séden­ta­ri­sa­tion s’est opé­rée avec les trois grandes séche­resses légen­daires, dont celle d’il y a 2200 et quelques années qui a été la plus catas­tro­phique. D’ailleurs, on fait mou­rir le ser­pent, génie tuté­laire du Waga­dou, le Bida, dis­pen­sa­teur d’or, de pluie, de dia­mants et de fer­ti­li­té. Ce n’est pas pour rien. Tout le monde est par­ti. Les popu­la­tions du Nord, de la Mau­ri­ta­nie au Niger, sont des­cen­dues mas­si­ve­ment vers le sud, jus­qu’en Côte d’I­voire et au Bénin. Au Waga­dou, la légende nous dit qu’il n’a pas plu pen­dant sept ans, sept mois et sept jours. C’est cette même séche­resse qui a frap­pé l’E­gypte pha­rao­nique sous les Pto­lé­mée, au IIIème siècle avant notre ère. Non seule­ment il n’a pas plu, mais les crues des fleuves ne sont pas venues. Les gens se sont ins­tal­lés dans les maré­cages. Vous y trou­vez toute cette huma­ni­té, com­por­tant des repré­sen­tants de tous les peuples du Waga­dou qui s’y mélangent. Et vous ne les retrou­vez que dans ces régions lacustres : le Pon­do­ri, le lac Débo, la région de San. A par­tir de cette époque, ça va être une nou­velle colo­ni­sa­tion de l’A­frique de l’Ouest par les des­cen­dants des Sonin­ké émi­grés de la val­lée du Nil et qui avaient le che­val. Les égyp­to­logues ou les archéo­logues peuvent racon­ter tout ce qu’ils veulent, ce n’est pas vrai. Nous, Sonin­ké, n’a­vons pas reçu le che­val d’un quel­conque peuple sémi­tique, qui n’a d’ailleurs jamais eu le che­val. Nous l’a­vions depuis des mil­lé­naires. On a trou­vé des dents de che­vaux dans les grottes de Kou­roukòrò­ka­lé, un site pré­his­to­rique du mont Man­dingue. Au centre de la Mau­ri­ta­nie, on a trou­vé des sque­lettes de che­vaux datant de 4360 ans. Le che­val appar­te­nait donc aux Sonin­ké, enva­his­seurs de ces pays. La preuve en est que les plus vieux clans Sonin­ké portent des noms de che­vaux : Cis­sé veut dire “le che­va­lier”; Kalé veut dire “le che­val imma­cu­lé”, Dafé, “le che­val argen­té”, Djim­bé, “l’A­le­zan”. Comme le disait feue Ger­maine Die­ter­len, toute notre his­toire évoque constam­ment le che­val, le Sonin­ké est consub­stan­tiel à lui. Et c’est grâce à lui qu’a eu lieu la renais­sance du Waga­dou. Elle s’est mani­fes­tée par une tyran­nie contre laquelle les Abo­ri­gènes, les Kako­lo, ces pre­miers Dia­ruw séden­ta­ri­sés, vont s’in­sur­ger. Cette période est très inté­res­sante. Il y a envi­ron 1900 ans, celui qu’on appelle N’fa Dji­gui ou Makan Tâ Dji­gui, un très grand prêtre, va essayer de conscien­ti­ser ce peuple Kakòlò qui s’est lais­sé sub­ju­guer par les nou­veaux venus. Il va créer les socié­tés d’i­ni­tia­tion, au nombre de sept. Ce sont les sept socié­tés d’i­ni­tia­tion obli­ga­toires qui existent chez les Malin­ké, les Kako­lo et les Bam­ba­ra : le tyè­blenke, le ndo­mo, le tòn, le kòmò, le kònò, le nama, et le korè. Le kòmò regroupe à lui seul toutes les formes de savoir. On confond sou­vent l’é­poque de la créa­tion de la confré­rie avec celle pos­té­rieure de N’fa Dji­gui mais ce sont deux époques différentes.

Des enjeux inter­eth­niques seraient donc à l’o­ri­gine de la fon­da­tion de la confré­rie des chasseurs ?

Il s’a­gis­sait de reve­nir à un consen­sus. Les Sonin­ké s’é­taient ins­tal­lés dans la patrie et dans plu­sieurs loca­li­tés Kakòlò il y a cinq mille et quelques années. On a comp­té qu’en 1986, c’é­tait la 67ème fois que nous obser­vions la comète de Hal­ley dans le ciel du Mali. Cela fait donc envi­ron 5030 années que les Sonin­ké sont arri­vés en Afrique de l’Ouest et s’y sont ins­tal­lés. Ces dates-là sont sûres, ce ne sont pas des vues de l’es­prit. Les comptes sont tenus, tout comme les Dogon et les Malin­ké ont un cal­cul du temps basé sur le cycle de Sirius qui est de soixante ans et qui déter­mine la céré­mo­nie du Sigui. Les Kakòlò sont les alliés cathar­tiques des Sonin­ké. Par­mi eux, les Kona­té furent leurs pre­miers alliés et, par consé­quent, ceux à qui ils ne sau­raient faire de mal. Cette loi qui avait pré­si­dé à cette coha­bi­ta­tion avait été oubliée par les Sonin­ké. Au IIIème siècle avant notre ère, la confré­rie des chas­seurs consti­tua donc un pou­voir paral­lèle, le refuge de tous ceux qui étaient pour un ordre moral et poli­tique juste. Il prô­nait la pro­tec­tion des femmes, des orphe­lins, des faibles et de l’é­tran­ger. Ces prin­cipes étaient déjà connus mais on doit leur affir­ma­tion à cette confré­rie-là. Cela concer­nait aus­si l’a­bo­li­tion de tout pri­vi­lège par le sang et par la race. Ce n’est pas parce que l’on est Wagué ou Mas­sa­len, des­cen­dant de Sound­ja­ta, que l’on domine l’autre. Il faut deve­nir humble dans cette confré­rie. Ce qu’on demande aux gens qui adhèrent, c’est d’a­bord l’hu­mi­li­té et de prê­ter ser­ment en recon­nais­sant la valeur abso­lue et la pri­mau­té de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle. Si vous n’y croyez pas, ce n’est pas le peine de vou­loir y adhé­rer. A la suite de l’ex­pan­sion de l’Is­lam, et de l’es­cla­vage qui y était lié, d’autres chas­seurs allaient, au début du XIIIème siècle, affir­mer avec plus de force encore ce prin­cipe. C’est la grande Charte du Man­den, appe­lée Man­den Kali­kan ou le ser­ment du Man­den, qui s’é­tend au-delà de la sphère des chas­seurs, tout en s’ins­pi­rant de l’es­prit de ses pères fon­da­teurs. Elle décrète l’a­bo­li­tion de l’es­cla­vage et la pro­tec­tion des faibles et des étran­gers. C’est deve­nu la loi de tous, et cha­cun pou­vait s’y réfé­rer au cours des palabres pour récla­mer jus­tice. Car on dit que la terre sans l’homme serait elle-même nos­tal­gique, et que c’est par le tra­vail de l’homme et sa pré­sence qu’un pays prospère.

Y a‑t-il beau­coup de héros his­to­riques dans cette confré­rie des chas­seurs, tels que Sound­ja­ta ou Biton Cou­li­ba­ly, pour ne citer que les plus connus ?

Il y en a tant ! Makan, Mam­bi et tant d’autres. Mam­bi est très chan­té dans le monde man­dingue. C’est l’homme qui aurait fédé­ré tous les chas­seurs du monde man­dingue bien avant la fon­da­tion de l’Em­pire du Mali, à ce que disent les récits. Il avait élu domi­cile dans une grotte où il y a des pein­tures parié­tales, à Kan­ga­ba. Ce lieu doit sa sacra­li­té et sa pri­mau­té à cette grotte, c’est pour­quoi on l’ap­pelle Sirya-Mam­bi. Tous les chas­seurs venaient célé­brer leurs rituels dans cette grotte dont l’ac­cès reste inter­dit. L’é­po­pée de Mam­bi est incom­men­su­rable. Et puis, il y a eu Bra­ma Cou­li­ba­ly. Ils sont nom­breux, on en retrouve dans toutes les eth­nies. Dans le pays Son­ghoï, c’est Fara Makan Bom­bo­tè, son his­toire va du pays Haous­sa jusque dans les monts man­dingues. Il y a Bra­ma Tou­lo­ba, un très grand maître de chasse qui a de grandes oreilles, il y a Sin­bo. Les gens croient que ce sont des chas­seurs mythiques mais on connaît les lieux qu’ils ont habi­tés. Il n’y a qu’à y faire des fouilles. Avant Sound­ja­ta, il y a eu aus­si le père de Sound­ja­ta, qui n’a pas été roi. Il n’est dit dans aucun texte que Fara­ma­kan Kona­té fut man­sa. Mais c’é­tait un très grand devin et un très grand maître-chas­seur ini­tia­teur. A 28 km de Bama­ko, j’ai fait dater par l’ORS­TOM la mai­son qu’il habi­tait. Elle date de 980, mais elle repose sur un site bien plus ancien. Quand on chante le Djand­jòn des chas­seurs, cela peut durer plus de deux heures. On cite tous les grands chas­seurs depuis les temps les plus recu­lés, car, comme on dit, “il y a chas­seur et chas­seur” et il faut recon­naître qu’un­tel fut méri­tant. Les grands chantres des chas­seurs comme Bâla Guim­ba Dia­ki­té ou Bou­go­ba Dji­ré sont capables de citer plus de mille chas­seurs et leurs qua­li­fi­ca­tifs d’af­fi­lée. On fait alors par­ler la poudre pour hono­rer leur mémoire.

Il est clair que ceux qui sont les plus chan­tés sont les fon­da­teurs d’empires ou de royaumes, les meneurs d’hommes, qui agissent au nom d’une cause noble. Sound­ja­ta ne s’est pas éle­vé contre l’ex­ten­sion de l’Is­lam, mais contre l’es­cla­vage par le fait des musul­mans. Le grand ser­ment des chas­seurs s’in­surge contre la vente et l’ex­ploi­ta­tion hon­teuse de l’homme par l’homme. Le XVème siècle a vu l’ar­ri­vée des escla­va­gistes sur nos côtes, la traite négrière. Ce sont les chas­seurs du Tòròn, région située entre la Côte d’I­voire et la Gui­née, avec les Cou­li­ba­ly, qui vont prendre les armes d’a­bord contre les musul­mans locaux puis contre les escla­va­gistes. Car il y avait les cou­loirs de la route des esclaves, en Gui­née et en Sier­ra Léone. Les chas­seurs remon­te­ront jus­qu’au nord. Un siècle et demi plus tard, à l’é­poque du roi du Maroc, Moham­med el Man­sour, et de la conquête de l’Em­pire Son­ghoï, ils réagi­ront en rasant de nom­breuses villes musul­manes into­lé­rantes de Djen­né jus­qu’à Ségou. Biton Cou­li­ba­ly, des­cen­dant direct de ces chas­seurs, fera de même. Mais chaque fois, dans ces pays, l’es­cla­vage renaî­tra de ses cendres. C’est ce que les gens chantent encore, c’est que les chas­seurs ont vrai­ment for­mé des bri­gades et frap­pé à la tête les escla­va­gistes. Ce sont les pro­tec­teurs de la patrie contre “les pré­da­teurs”. Toute la saga de Sound­ja­ta “roule” sur ça : la liber­té d’al­ler et de venir, la pros­pé­ri­té retrou­vée, la pro­cla­ma­tion d’une patrie mul­ti­ra­ciale. Sound­ja­ta a eu le bon­heur de trou­ver les plus grandes mines d’or de l’Ouest afri­cain. On l’a encore chan­té pour cela. Et la saga tait les crimes pour mettre exclu­si­ve­ment l’ac­cent sur les actions d’é­clat qui font le bon­heur des peuples. Selon les généa­lo­gistes Malin­ké, 90% des peuples d’A­frique de l’Ouest ont leur cor­don ombi­li­cal et leur pla­cen­ta au Mali. Leur ber­ceau est là-bas. C’est dans les mani­fes­ta­tions publiques des chas­seurs que les gens sentent l’âme véri­table de leur peuple. C’est là qu’é­clate l’u­ni­té cultu­relle de tous ces peuples et c’est là-dedans que puisent tant de griots et d’ar­tistes aujourd’­hui encore.