Filmer la police contrarie le maintien de l’ordre

Par André Gunthert

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image sociale

La sous­veillance, ou sur­veillance inverse, pra­ti­quée par les citoyens à l’aide d’outils numé­riques à l’encontre des forces de l’ordre

Dif­fu­sé en 2019, le film Les Misé­rables de Ladj Ly s’inspire d’événements adve­nus en 2015, année où la mul­ti­pli­ca­tion des atten­tats ter­ro­ristes pousse le gou­ver­ne­ment fran­çais à édic­ter l’état d’urgence, qui confère des pou­voirs éten­dus à la police. Consa­cré aux rela­tions hou­leuses d’une équipe de la bri­gade anti­cri­mi­na­li­té (BAC) avec la popu­la­tion de la cité des Bos­quets à Mont­fer­meil, le film com­porte plu­sieurs séquences illus­trant la prise de vue par les habi­tants des actions de la police, dans le cadre décrit par Steve Mann comme celui de la sous­veillance, ou sur­veillance inverse, pra­ti­quée par les citoyens à l’aide d’outils numé­riques à l’encontre des forces de l’ordre1.

Les pra­tiques de sous­veillance s’installent aux Etats-Unis au début des années 1990, sous la forme du cop­wat­ching, qui se carac­té­rise par l’enregistrement d’abus, de bru­ta­li­tés ou d’exactions, à l’occasion d’opérations de contrôle ou de main­tien de l’ordre dans l’espace public — mais aus­si par leur dif­fu­sion publique. La vidéo du tabas­sage de Rod­ney King par George Hol­li­day, le 3 mars 1991, dif­fu­sée en boucle le sur­len­de­main sous le label « Brea­king News » par CNN, sera sui­vie en avril 1992 par une semaine d’émeutes à Los Angeles après l’acquittement des agents pour­sui­vis, démon­trant le pou­voir social de l’objectivation des vio­lences policières.

L’introduction du cop­wat­ching dans une œuvre de fic­tion témoigne de la géné­ra­li­sa­tion et de la bana­li­sa­tion de cette pra­tique. Vou­lant rendre compte des aspects repré­sen­ta­tifs du quo­ti­dien des quar­tiers, Ladj Ly fait de la sur­veillance inverse non seule­ment un réflexe des mino­ri­tés face aux bri­mades du main­tien de l’ordre, mais un élé­ment dra­ma­tique majeur d’un récit de confron­ta­tion avec la police.

Dans ce cadre, on ne peut qu’être frap­pé par le carac­tère essen­tiel­le­ment sym­bo­lique du recours à la sous­veillance. Dans le pre­mier exemple mon­tré, c’est une jeune fille qui bran­dit son télé­phone por­table pen­dant que son amie subit un contrôle. A peine l’appareil allu­mé, le poli­cier visé le brise en le jetant à terre. Le der­nier tiers du film raconte la ten­ta­tive de la bri­gade de récu­pé­rer un drone qui a fil­mé les agents pen­dant une arres­ta­tion, alors qu’un tir de flash-ball a atteint un jeune gar­çon au visage, afin de faire dis­pa­raître les preuves.

Aucune image n’est fil­mée par la jeune fille dont le télé­phone est jeté à terre, et si la vidéo prend une dimen­sion allé­go­rique avec la figure du drone, dont l’œil domi­na­teur sur­vole la cité, le film de l’arrestation, à peine mon­tré à l’image, sera fina­le­ment récu­pé­ré et détruit par les poli­ciers. Jamais dif­fu­sés en ligne, ces enre­gis­tre­ments ne repré­sentent qu’une menace virtuelle.

 

L’ensemble des acteurs du récit par­tagent pour­tant la croyance dans l’efficacité de ces images. Les habi­tants filment, et les poli­ciers craignent d’être fil­més, en ver­tu d’un prin­cipe fon­da­teur de la sous­veillance : dans le contexte d’une asy­mé­trie de pou­voir, l’image est cen­sée rééqui­li­brer le rap­port de force en faveur des simples citoyens. Mais dans Les Misé­rables, cette pon­dé­ra­tion reste une facul­té théo­rique. Sa menace fait avan­cer le scé­na­rio, mais n’a aucune consé­quence effec­tive sur les auteurs des violences.

Le carac­tère mytho­lo­gique du rôle des vidéos dans Les Misé­rables illustre une vision sté­réo­ty­pée du médium comme preuve, consti­tu­tive du récit de la sous­veillance. Certes, dans le cas des vio­lences poli­cières, où les forces de l’ordre cherchent le plus sou­vent à camou­fler leurs actes, l’existence d’un témoi­gnage, d’une vidéo de sur­veillance ou d’un enre­gis­tre­ment au smart­phone peut modi­fier de façon déci­sive l’instruction d’une affaire. Comme le montre le trai­te­ment des affaires Ada­ma Trao­ré (Beau­mont-sur-Oise, 19 juillet 2016) ou Zineb Redouane (Mar­seille, 2 décembre 2018), quand il n’existe pas d’enregistrement de l’action, les cir­cons­tances allé­guées res­tent confuses et les res­pon­sa­bi­li­tés incer­taines. Dans le cadre d’une enquête, l’utilité de la sous­veillance est le plus sou­vent tangible.

Pour­tant, mal­gré la quan­ti­té consi­dé­rable d’enregistrements de vio­lences poli­cières réa­li­sés en 2018 – 2019 dans le contexte du mou­ve­ment des Gilets jaunes, très peu de poli­ciers ont fait l’objet de pour­suites, encore moins de condam­na­tions. Une grande par­tie des enquêtes confiées à l’Inspection géné­rale de la Police natio­nale (IGPN) a d’ores et déjà été aban­don­née, faute d’identification des agents sus­pec­tés. Même si d’autres ins­truc­tions sont encore en cours, la pro­por­tion des affaires où l’image joue un rôle  déci­sif reste peu élevé.

 

Dans une situa­tion d’interpellation, ce ne sont pas les images pro­duites, mais le geste même de fil­mer qui est per­çu par les poli­ciers comme une entrave à leur action.

Dans une majo­ri­té de cas, la fonc­tion docu­men­taire ne rem­plit pas ses pro­messes. Ce que montre en revanche la séquence du contrôle des Misé­rables est une autre pro­prié­té de la sous­veillance : celle décrite par Steve Mann, Jason Nolan et Bar­ry Well­man comme la res­ti­tu­tion d’un sta­tut d’acteur dans l’espace public. Dans une situa­tion d’interpellation, ce ne sont pas les images pro­duites, mais le geste même de fil­mer qui est per­çu par les poli­ciers comme une entrave à leur action. En effet, lorsqu’elle est effec­tuée sur des subal­ternes, l’opération du contrôle se déroule comme un jeu de rôle qui a pour objec­tif de mani­fes­ter la supé­rio­ri­té de la force publique. Dans ce contexte, l’intimidation, le tutoie­ment, les menaces, les pro­vo­ca­tions ou les vio­lences sou­vent repro­chées aux forces de l’ordre ne relèvent pas du déra­page, mais sont des ins­tru­ments conscients de la mani­fes­ta­tion du pou­voir, qui imposent en retour la sou­mis­sion des contrô­lés. Ce qu’on appelle le « main­tien de l’ordre » dans les quar­tiers est la mise en scène tou­jours répé­tée de l’autorité de l’Etat, qui donne à tous confir­ma­tion que « force reste à la loi ».

Dans cette scé­no­gra­phie réglée, le recours au smart­phone consti­tue une brèche et un dan­ger par le réta­blis­se­ment d’un équi­libre en faveur du contrô­lé. Fil­mer l’événement intro­duit certes la menace d’une poten­tielle visi­bi­li­té publique, mais elle res­ti­tue d’abord à celui ou celle qui subit le contrôle un sta­tut de sujet de droit. Fil­mer, c’est mobi­li­ser un droit consti­tu­tion­nel et mettre en balance le pou­voir de l’interpellation avec sa pos­sible remise en cause par une auto­ri­té supé­rieure. Cette neu­tra­li­sa­tion de la supé­rio­ri­té poli­cière contra­rie l’objectif du main­tien de l’ordre, et fait appa­raître l’acte de fil­mer comme une rébel­lion. C’est pour cette rai­son que les forces de l’ordre tiennent tant à y faire obstacle.

 

  1. Steve Mann, Jason Nolan, Bar­ry Well­man, « Sous­veillance : Inven­ting and Using Wea­rable Com­pu­ting Devices for Data Col­lec­tion in Sur­veillance Envi­ron­ments », Sur­veillance & Socie­ty, 2003, vol. 1, n° 3, p. 331 – 355