Kenza Isnasni, en mémoire des victimes de crimes racistes

Ce same­di 7 mai 2022, une action com­mé­mo­ra­tive aura lieu à Schaer­beek à l’occasion des 20 ans de l’assassinat raciste du couple Isnas­ni. Cet article d’axelle maga­zine revient sur cette affaire en don­nant la parole à Ken­za Isnas­ni, la fille de Habi­ba et Ahmed.

Habi­ba El Haj­ji et Ahmed Isnas­ni sont mort·es assassiné·es le 7 mai 2002. Deux de leurs cinq enfants ont été gra­ve­ment bles­sés. Hen­drik Vyt, leur assas­sin et voi­sin, était un fervent par­ti­san d’extrême droite. L’unique mobile du crime ? Le racisme. Vingt ans après cette tra­gé­die, Ken­za Isnas­ni, leur fille aînée, lance la Habi­ba Ahmed Foun­da­tion afin de per­pé­tuer leur mémoire.

Hen­drik Vyt, 80 ans, a mis ses menaces à exé­cu­tion de la pire manière. Dans la nuit du 7 mai 2002, il arrache vio­lem­ment la vie de Habi­ba El Haj­ji (45 ans) et Ahmed Isnas­ni (47 ans) en fai­sant irrup­tion dans leur appar­te­ment de la rue Van­der­lin­den à Schaer­beek, alors que la famille réa­li­sait, à l’aube, la prière de Fajr. Il tire à tout bout de champ, sous le regard ter­ri­fié des enfants. Ahmed, tou­ché dans le dos et à la tête, décède sur le coup, le front au sol pour la pros­ter­na­tion rituelle des prières isla­miques. Habi­ba est cri­blée de balles. Yas­sine (11 ans) et Walid (6 ans) sont gra­ve­ment bles­sés. Leur bour­reau finit par incen­dier l’immeuble en conti­nuant de tirer. Les enfants sont fina­le­ment secouru·es par leurs voisin·es Gérard, Rita et Moha­med. L’assassin périt dans les flammes qu’il a lui-même pro­vo­quées. “Le racisme, nous l’avons vécu dans notre foyer, là où nous étions sup­po­sés nous sen­tir en sécu­ri­té”, déclare Ken­za Isnas­ni, res­ca­pée de l’horreur. Elle avait alors 18 ans.

 

Discours de Kenza Isnasni le 10 mai 2002, trois jours après le drame, à l’occasion de funérailles rassemblant une foule immense au parc Josaphat, à Schaerbeek.

Un contexte ultra-islamophobe

La veille du drame, la famille Isnas­ni avait appe­lé la police car Hen­drik Vyt avait défon­cé la porte d’entrée de leur immeuble au mar­teau et au pied-de-biche. Ce même jour, au len­de­main du second tour des pré­si­den­tielles fran­çaises, il avait aus­si décla­ré publi­que­ment : “Puisque Pim For­tuyn a été tué, puisque Le Pen n’a pas été élu au second tour, nous allons nous débar­ras­ser de ça nous-mêmes avec une kalach­ni­kov.” D’après un article de la DH de l’époque (8 mai 2002), il avait aus­si crié, au départ des poli­ciers venus le “ser­mon­ner” : “Tout ce qui est bou­gnoule, il faut les tuer. Les flics aus­si.” L’année pré­cé­dente, des armes à feu avaient déjà été trou­vées chez lui et de nom­breuses plaintes avaient été dépo­sées par le voi­si­nage suite à ses insultes et menaces racistes.

Hen­drik Vyt était un fervent adepte du par­ti poli­tique fla­mand d’extrême droite alors appe­lé Vlaams Blok. La haine était l’unique motif de cette tue­rie qui lais­sa cinq enfants orphelin·es. Ces assas­si­nats racistes, trai­tés comme un fait divers dans les médias et qua­li­fiés de “conflit de voi­si­nage” par les auto­ri­tés, s’inscrivent dans une atmo­sphère inter­na­tio­nale asphyxiante post-11 sep­tembre. Les élec­tions pré­si­den­tielles fran­çaises étaient ryth­mées par les injures et les réfé­rences atti­sant la haine de Jean-Marie Le Pen, l’extrême droite mon­tait aux Pays-Bas… Un ter­reau idéo­lo­gique favo­rable à la vio­lence contre les per­sonnes de confes­sion musulmane.

À Schaer­beek, le “nol­sisme” fai­sait rage. Roger Nols, bourg­mestre, était très proche de Jean-Marie Le Pen (il l’invita dans la com­mune en 1984). Nols a, par exemple, ins­tau­ré des gui­chets sépa­rés pour les fran­co­phones, les néer­lan­do­phones et les per­sonnes d’origine étran­gère au sein de sa com­mune : une forme de ségré­ga­tion. En 1986, il s’est mon­tré à dos de cha­meau, vêtu d’une djel­la­ba, pour mar­quer son oppo­si­tion à l’extension du droit de vote des étranger·ères. D’autres figures notoi­re­ment racistes ont mar­qué Schaer­beek, comme le com­mis­saire en chef Johan Demol. En 1997, il recon­nais­sait avoir fait par­tie du Front de la Jeu­nesse, une milice d’extrême droite. Il a été sus­pen­du et a atter­ri au Vlaams Belang en tant que dépu­té bruxel­lois, de 1999 à 2014. La haine était ins­ti­tu­tion­na­li­sée, publi­que­ment auto­ri­sée, dans la com­mune qui a vu gran­dir les enfants Isnasni.

Le cycle de l’extrême

Un air de déjà-vu marque donc les élec­tions – pré­si­den­tielles et légis­la­tives – actuel­le­ment en cours en France. En Bel­gique, les dis­cours se radi­ca­lisent. Ici et dans l’Hexagone, la xéno­pho­bie est à nou­veau le socle des cam­pagnes poli­tiques. Comme un mau­vais film dif­fu­sé en boucle, l’histoire se répète indé­fi­ni­ment. Com­ment voit-on le non-appren­tis­sage du pas­sé quand le racisme, impu­ni, a déci­mé notre famille ? Ken­za Isnas­ni est inquiète. Pour elle, le contexte actuel est “pire” encore que celui qui a vu ses parents dis­pa­raître. “À l’époque, c’était moins ampli­fié qu’aujourd’hui avec les réseaux sociaux. J’encourage les per­sonnes qui se sentent concer­nées par ces pro­pos à ne pas se sen­tir dépas­sées. Il faut limi­ter l’impact au maxi­mum. Plus on cultive le constat que ça n’a pas chan­gé, plus on rumine, plus on leur donne de l’importance et notre atten­tion”, assure-t-elle.

Face à la vio­lence, Ken­za pri­vi­lé­gie le self-care comme stra­té­gie. Elle insiste : “Il faut prendre soin de soi. Sinon, on est tou­ché inté­rieu­re­ment. On se demande si ça va finir un jour et ça nous détruit.” C’est ce chan­ge­ment de pers­pec­tive qui per­met à Ken­za de res­ter debout. “Nous avons une éner­gie qui porte plus haut lorsqu’on agit en soi-même et avec les autres. Culti­ver cela nous per­met d’avancer au lieu de don­ner trop d’attention aux polé­miques hai­neuses qui n’aspirent qu’à divi­ser et qui nous font tour­ner en rond dans une spi­rale sans fin.” Pour Ken­za, “la meilleure réponse est de culti­ver la paix et la bien­veillance entre nous afin de rayon­ner. Ils veulent appuyer là où ça fait mal. Mais ça ne doit pas piquer.”

ne fondation pour la mémoire

La per­sé­vé­rance de Ken­za Isnas­ni, une valeur trans­mise par ses parents, porte ses fruits. Vingt ans plus tard, elle crée la struc­ture qui per­met­tra d’entretenir leur mémoire : la Habi­ba Ahmed Foun­da­tion (HAF). C’est au cours de ses nom­breux voyages dans le cadre de ses études (en rela­tions inter­na­tio­nales et diplo­ma­tie) qu’elle a nour­ri sa vision du tra­vail de mémoire. Lors de la com­mé­mo­ra­tion des 25 ans du mas­sacre de Sre­bre­ni­ca, en Bos­nie, un tour­nant s’opère. “J’ai logé chez des rescapé·es en charge du mémo­rial. Je tenais à être avec les per­sonnes endeuillées. Je me sou­viens d’un han­gar avec plus d’une cen­taine de cer­cueils dis­po­sés, pour que les familles puissent se recueillir. À cet ins­tant pré­cis, j’ai com­pris à quel point le tra­vail de mémoire et de trans­mis­sion était essen­tiel, au-delà même des familles endeuillées. Il s’agit aus­si du regard que l’on porte sur ces actes. Je m’y suis recon­nue”, explique-t-elle.

D.R.

Ses ren­contres à l’étranger abou­tissent à une conclu­sion : une par­tie de l’histoire est tou­jours occul­tée. Le tra­vail de la HAF, c’est aus­si de retrou­ver les pièces man­quantes du puzzle de l’histoire belge pour répondre à un devoir de mémoire col­lec­tive. La HAF s’engage pour la mémoire notam­ment dans l’espace public. “On a pro­po­sé à la com­mune de Schaer­beek de renom­mer une par­tie de la rue Van­der­lin­den [en rue Habi­ba-Ahmed, ndlr]. C’est un sym­bole très fort, de repré­sen­ter toute cette géné­ra­tion de parents. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas une rue à laquelle on peut s’identifier. Les renom­mer, c’est nous ins­crire dans la péren­ni­té et dans la recon­nais­sance.” Un tra­vail que Ken­za fait aus­si remon­ter à une trans­mis­sion tra­di­tion­nelle : “C’est pri­mor­dial d’honorer la mémoire des anciens et d’honorer le pas­sé pour construire l’avenir.” Elle sou­haite com­mé­mo­rer la vie entière de ses parents, de la “gran­deur” avec laquelle ils ont immi­gré dans un pays dont ils ne par­laient pas la langue, jusqu’à leur disparition.

Réparer l’insoutenable

La famille Isnas­ni a connu le racisme dans sa forme la plus vio­lente. Est-ce pos­sible de répa­rer une telle abo­mi­na­tion ? “Il faut se répa­rer soi d’abord, sou­tient-elle. J’ai beau­coup cher­ché. J’avais beau­coup de ques­tions et je devais cher­cher ailleurs que dans les tri­bu­naux. La vic­toire, c’est de se dire qu’on ne va pas échouer mal­gré cette vio­lence, mal­gré l’acte en lui-même et tout ce que ça implique. On a sur­vé­cu, on est res­ca­pés et ça ne va pas nous détruire une deuxième fois.”

Voyages, études, créa­tion de la fon­da­tion… Elle a trou­vé de nom­breux moyens de se répa­rer. Par­mi eux, la foi. “Quand quelque chose d’aussi mas­sif se pro­duit, il faut se deman­der com­ment ça peut avoir une trans­for­ma­tion posi­tive pour conti­nuer à être pré­sente et à avan­cer, cer­ti­fie-t-elle. Ce que mes parents m’ont trans­mis a fina­le­ment été cen­tral. Mon rap­port au spi­ri­tuel me per­met vrai­ment de recen­trer les choses, de retrou­ver du sens à notre exis­tence, à qui nous sommes, à notre rap­port aux autres.”

“Maman, j’ai réussi !”

Habi­ba et Ahmed ont offert un cadeau ines­ti­mable à leurs enfants : la com­ba­ti­vi­té. “C’était mon pre­mier vélo, se rap­pelle Ken­za. Je râlais parce que je voyais que mes frères avaient réus­si, j’avais aus­si envie d’apprendre. Ma mère me disait : “Rées­saye ! Tu vas réus­sir !” À un moment don­né, elle m’a lâchée et je ne m’en suis pas ren­du compte jusqu’à ce que je réa­lise que j’étais en train de rou­ler toute seule, et j’ai crié : “J’ai réus­si ! J’ai réus­si !”… C’est tout ce qu’il nous reste. J’ai appris qu’il faut main­te­nir un esprit com­ba­tif et per­sé­vé­rant dans tout ce qu’on entre­prend, parce qu’à un moment ou à un autre, quand on est sur la bonne voie, ça abou­tit.” Elle s’en sou­vient comme si c’était hier, de ce moment où ses cris de joie por­taient dans le parc Josa­phat, annon­çant la per­sé­vé­rance avec laquelle elle allait mener sa vie.