La fin de l’Internet ouvert : retour à l’âge des ténèbres

Par Jona­than Cook

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coun­ter­punch


Tra­duit par Vik­tor Dedaj — tlax­ca­la

La dis­si­dence et la mobi­li­sa­tion sociale dis­pa­raî­tront au fur et à mesure que « neu­tra­li­té du net » devien­dra un souvenir

Peut-on encore dou­ter que l’accès à un inter­net rela­ti­ve­ment libre et ouvert s’achève rapi­de­ment en Occi­dent ? En Chine et dans d’autres régimes auto­cra­tiques, les diri­geants ont tout sim­ple­ment plié l’Internet à leur volon­té, cen­su­rant les conte­nus qui menacent leur pou­voir. Mais dans l’Occident “démo­cra­tique”, les choses se passent dif­fé­rem­ment. L’État n’a pas besoin d’intervenir direc­te­ment — il sous-traite son sale bou­lot aux entre­prises privées.

Dès le mois pro­chain, le net pour­rait deve­nir le jouet exclu­sif des plus grandes entre­prises, déci­dées à tirer le plus de pro­fit pos­sible de la bande pas­sante. Pen­dant ce temps, les outils pour nous aider à déve­lop­per une pen­sée cri­tique, la dis­si­dence et la mobi­li­sa­tion sociale dis­pa­raî­tront au fur et à mesure que « neu­tra­li­té du net » devien­dra un sou­ve­nir, une étape tran­si­toire dans la « matu­ra­tion » de la Toile.

En décembre, la Fede­ral Com­mu­ni­ca­tions Com­mis­sion (FCC) US pré­voit d’abroger les règle­ments déjà com­pro­mis qui sont en place pour main­te­nir un sem­blant de « neu­tra­li­té du net ». Son pré­sident, Ajit Pai, et les entre­prises qui sont des four­nis­seurs de ser­vices Inter­net veulent faire dis­pa­raître ces règles, à l’instar du sec­teur ban­caire qui s’était débar­ras­sé de la régle­men­ta­tion finan­cière pour pou­voir trans­for­mer nos éco­no­mies en gigan­tesques pyra­mides de Ponzi.

Cela pour­rait consti­tuer le coup de grâce à la gauche et à sa capa­ci­té de faire entendre sa voix sur la place publique.

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Ce sont des diri­geants poli­tiques — aidés par les grands médias com­mer­ciaux — qui ont ouvert la voie en fomen­tant de manière inté­res­sée une panique autour des “fausses nou­velles” (fake news). Les fausses nou­velles, disaient-ils, se trouvent sur Inter­net et non dans les pages des médias com­mer­ciaux — les mêmes médias qui nous ont ven­du le mythe des Armes de des­truc­tion mas­sive en Irak, et qui ont aus­si effi­ca­ce­ment pré­ser­vé un sys­tème de par­ti unique biface [Par­ti Démocrate/Républicain — NdT]. Appa­rem­ment, le public ne doit être pro­té­gé que contre les blo­gueurs et les sites internet.

Les géants des médias sociaux ont vite répon­du. Il devient de plus en plus clair que Face­book s’immisce dans la dif­fu­sion d’informations des mili­tants pro­gres­sistes. Il ferme déjà des comptes et limite leur por­tée. Cette ten­dance ne fera que s’accélérer.

Google a modi­fié ses algo­rithmes de manière à ce que le clas­se­ment des sites d’importance à gauche s’effondre. Il devient de plus en plus dif­fi­cile de trou­ver des sources alter­na­tives d’information parce qu’elles sont acti­ve­ment cachées.

Google a esca­la­dé ce pro­ces­sus cette semaine en “déclas­sant” RT et Spout­nik, deux sites d’information russes qui offrent un contre­poids impor­tant – y com­pris avec leur par­ti-pris pro-russe — à la pro­pa­gande anti­russe lan­cée par les médias occi­den­taux. Autant dire que ces deux sites seront cen­su­rés sur Inter­net pour la grande majo­ri­té des utilisateurs.

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RT est loin d’être une source d’informations par­faite — aucun média public ou pri­vé ne l’est — mais c’est une voix vitale pour avoir des infor­ma­tions en ligne. Il est deve­nu un refuge pour beau­coup de gens qui cherchent des alter­na­tives, sou­vent beau­coup plus hon­nêtes, pour cri­ti­quer à la fois la poli­tique inté­rieure occi­den­tale et l’ingérence occi­den­tale dans les contrées loin­taines. Bien sûr, il a son propre pro­gramme poli­tique, mais contrai­re­ment à l’idée que se font de nom­breux pro­gres­sistes occi­den­taux, sur un vaste éven­tail de sujets, il donne une image beau­coup plus exacte du monde que les médias occidentaux.

Et il y a une rai­son à cela. Les médias com­mer­ciaux occi­den­taux sont là pour confir­mer les pré­ju­gés qui ont été incul­qués à leurs publics tout au long de leurs vies — le prin­ci­pal étant que les États occi­den­taux agissent à juste titre comme des poli­ciers bien inten­tion­nés, quoique par­fois mal­adroits, qui essaient de main­te­nir l’ordre dans d’autres États mal­veillants ou indis­ci­pli­nés à tra­vers le monde.

Les médias et la classe poli­tique peuvent faci­le­ment pui­ser dans ces pré­ju­gés pour nous per­sua­der de toutes sortes de contre­vé­ri­tés qui font avan­cer les inté­rêts occi­den­taux. Pour ne prendre qu’un seul exemple, l’Irak. On nous a dit que Sad­dam Hus­sein avait des liens avec Al-Qaï­da (il n’en avait pas et ne pou­vait pas en avoir), que l’Irak était doté d’armes de des­truc­tion mas­sive (il ne l’était pas, comme les ins­pec­teurs en désar­me­ment de l’ONU ont essayé de nous le dire), et que les USA et le Royaume-Uni vou­laient pro­mou­voir la démo­cra­tie en Irak (mais pas avant d’avoir volé son pétrole). Il y a peut-être eu de l’opposition en Occi­dent à l’invasion de l’Irak, mais peu étaient moti­vés par l’idée que ces élé­ments du récit offi­ciel pou­vaient faci­le­ment être dénon­cés comme autant de mensonges.

RT et d’autres sources d’information non occi­den­tales en anglais four­nissent un point de vue dif­fé­rent sur les évé­ne­ments impor­tants, des angles d’analyse non obs­cur­cis par un pro­gramme de supré­ma­tie occidentale.

Ces sites et les sites pro­gres­sistes sont pro­gres­si­ve­ment réduits au silence et mis sur liste noire, nous rame­nant dans les bras des pro­pa­gan­distes com­mer­ciaux. Peu de pro­gres­sistes ont éle­vé la voix en faveur de RT, oubliant les aver­tis­se­ments de l’histoire, comme le poème anti­na­zi de Mar­tin Niemöl­ler « Ils sont d’abord venus cher­cher les com­mu­nistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas un communiste … ».

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Les règles actuelles de la « neu­tra­li­té du réseau » jouent déjà en défa­veur des pro­gres­sistes et dis­si­dents, comme le montrent clai­re­ment les déve­lop­pe­ments que j’ai décrits plus haut. Mais sans ces règles, les choses vont empi­rer. Si les chan­ge­ments sont approu­vés le mois pro­chain, les four­nis­seurs d’accès Inter­net (FAI), les socié­tés qui nous connectent à Inter­net, seront éga­le­ment en mesure de déci­der ce que nous pou­vons voir ou pas.

Une grande par­tie du débat a por­té sur l’impact de la sup­pres­sion des règles sur les entre­prises com­mer­ciales en ligne. C’est pour­quoi Ama­zon et les sites por­no­gra­phiques comme Porn­hub ont été à la tête de l’opposition. Mais cela éclipse la menace la plus impor­tante qui pèse sur les sites pro­gres­sistes et les prin­cipes de la liber­té d’expression déjà très vacillante.

Les FAI seront beau­coup plus libres de déter­mi­ner le conte­nu que nous pour­rons voir en ligne. Ils pour­ront ralen­tir les vitesses d’accès aux sites “non ren­tables”, ce qui est le cas par défi­ni­tion pour les sites mili­tants. Mais ils pour­ront aus­si impo­ser une cen­sure à la chi­noise, soit de leur propre ini­tia­tive, soit sous la pres­sion poli­tique. Le fait que cela puisse être jus­ti­fié par des motifs com­mer­ciaux, et non poli­tiques, ne chan­ge­ra pas grand-chose.

Ceux qui cherchent à trou­ver de vraies infor­ma­tions pour­ront trou­ver des solu­tions de rechange. Mais c’est une maigre conso­la­tion. La grande majo­ri­té des gens uti­li­se­ront les ser­vices offerts et igno­re­ront le reste.

S’il faut trop de temps pour accé­der à un site ouèbe, ils cli­que­ront ailleurs. Si une recherche Google ne leur montre que les résul­tats approu­vés par les entre­prises com­mer­ciales, ils liront ce qui est pro­po­sé. Si leur fil Face­book refuse de leur four­nir du conte­nu « non ren­table » ou « faux », ils n’en seront pas mieux infor­més. Mais ceux d’entre nous qui se pré­oc­cupent de l’a­ve­nir seront les perdants.