La sexualisation précoce des filles

Par Suzanne Des­jar­dins / Didier Epsztajn

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Entre­les­lignes

Le mar­ché de la mode, des maga­zines, de la musique, du ciné­ma et de la publi­ci­té cible de plus en plus les filles de 8 à 13 ans, et pour cause les pré-ados repré­sentent l’une des plus impor­tantes cohortes démo­gra­phiques au Cana­da depuis les baby-boo­mers. On assiste simul­ta­né­ment à la sexua­li­sa­tion indue des jeunes filles. A l’ins­tar de leurs idoles de la chan­son et du ciné­ma ou des man­ne­quins des maga­zines jeu­nesse, aux­quels elles s’i­den­ti­fient, les filles repro­duisent des atti­tudes et des com­por­te­ments de “femmes sexy”. L’am­pleur du phé­no­mène et le jeune âge des filles ciblées incitent à s’in­ter­ro­ger sur la vul­né­ra­bi­li­té accrue à la consom­ma­tion, à l’i­mage cor­po­relle, à la dépen­dance affec­tive, à l’ex­ploi­ta­tion sexuelle. Vul­né­ra­bi­li­té due à une for­ma­tion iden­ti­taire cen­trée sur l’i­mage et issue de l’ac­qui­si­tion d’un savoir-faire sexuel précoce.

Spé­cia­listes de la condi­tion fémi­nine, Pier­rette Bou­chard, Nata­sha Bou­chard et Isa­belle Boi­ly se sont pen­chées sur un inquié­tant phé­no­mène de socié­té : la fabri­ca­tion de l’« enfant-femme ».

Cet essai est un regrou­pe­ment de quatre textes déjà publiés par des cher­cheures œuvrant à l’Université Laval. Spé­cia­listes de la condi­tion fémi­nine, Pier­rette Bou­chard, Nata­sha Bou­chard et Isa­belle Boi­ly se sont pen­chées sur un inquié­tant phé­no­mène de socié­té : la fabri­ca­tion de l’« enfant-femme ».

En effet, la majo­ri­té des tweens d’aujourd’hui, c’est-à-dire les fillettes âgées entre 8 et 12 ans, délaissent les pou­pées pour se vêtir et se maquiller comme leurs pro­vo­cantes idoles de la chan­son : nom­bril à l’air, semelles com­pen­sées et pan­ta­lon mou­lant, elles ne se contentent pas de copier le look des bombes du hip-hop mais adoptent aus­si leur com­por­te­ment sexua­li­sé à outrance.
Mais à qui pro­fite la consom­ma­tion de maquillage et d’articles de mode de ces gamines ? Aux mar­chands d’image, d’abord, puisque les 8 – 12 ans consti­tuent la cohorte démo­gra­phique la plus impor­tante depuis les baby-boo­mers. La plus dépen­sière, éga­le­ment. Et comme cha­cun le sait, pour être accep­tée par le groupe, l’adolescente doit por­ter les « bonnes griffes ». Mais plus encore, elle doit adop­ter la bonne attitude.

Or, c’est ici que se mêle per­ni­cieu­se­ment au com­merce un dis­cours mas­cu­li­niste, voire patriar­cal, sur ce que la jeune fille doit faire et ne pas faire pour gar­der son copain, être in, être celle que l’on regarde, quoi ! Der­rière ce soi-disant « girl power » se cache le pathé­tique dis­cours qu’une fille peut être l’égale d’un gar­çon, à condi­tion de res­ter séduisante.

Ce double stan­dard accroît la vul­né­ra­bi­li­té des fillettes face au regard d’autrui et en fait des qué­man­deuses d’approbation. Heu­reu­se­ment, les auteures pro­posent un texte final des­ti­né aux pré­ado­les­centes fra­gi­li­sées, qui pour­ra aus­si ser­vir de guide aux parents avi­sés sou­hai­tant échan­ger avec leurs enfants sur les risques qu’entraînerait un recul de la condi­tion féminine.

Pier­rette Bou­chard, Nata­sha Bou­chard et Isa­belle Boi­ly, La sexua­li­sa­tion pré­coce des filles, Mont­réal, Sisyphe, 2005. ISBN : 2 – 923456-00 – 9.

Incor­po­ra­tion de carac­tère sexuel à un com­por­te­ment ou à un produit

« De plus en plus, le mar­ché de la mode, de la musique, des maga­zines et du ciné­ma cible les filles de 8 à 13 ans comme consom­ma­trices. On assiste simul­ta­né­ment à la sexua­li­sa­tion indue des fillettes qui s’identifient à leurs idoles de la chan­son et du ciné­ma ou des maga­zines jeu­nesse, repro­dui­sant des atti­tudes et des com­por­te­ments de « femmes sexy ». Pier­rette Bou­chard et ses col­la­bo­ra­trices ana­lysent le phé­no­mène dans les maga­zines et s’interrogent sur ses consé­quences : vul­né­ra­bi­li­té à l’apparence, à la dépen­dance affec­tive, à la consom­ma­tion et à l’exploitation sexuelle. Qui pro­fite de cette exploi­ta­tion des jeunes, sinon l’industrie et le sys­tème patriar­cal ? »

Les auteures parlent, entre autres, de la publi­ci­té, de l’incorporation du besoin d’affirmation, de « for­ma­tion iden­ti­taire cen­trée sur l’image et la vul­né­ra­bi­li­té », de savoir faire sexua­li­sé pré­coce, de sous-culture de sexe, de situa­tion de dépen­dance et d’effacement, de culture du rêve, d’insatisfaction par rap­port à son corps, de dyna­mique iden­ti­taire, de vête­ments agui­chants et dénu­dants, de consom­ma­tion com­pul­sive, du fac­tice, de double stan­dard dans le domaine de la sexualité…

Elles ana­lysent cette « logique éco­no­mique de mise en mar­ché », la sexua­li­sa­tion des filles, l’action publi­ci­taire consis­tant « à don­ner un carac­tère sexuel à un pro­duit ou à un com­por­te­ment qui n’en pos­sède pas en soi », la construc­tion de besoins pré­sen­tés comme vitaux…

J’ai par­ti­cu­liè­re­ment appré­cié les para­graphes sur la réduc­tion de la per­sonne à l’image qu’elle pro­jette, la valo­ri­sa­tion grâce à des moyens super­fi­ciels, les para­doxes (« être soi-même, une mode en soi », « le « style spor­tif » sans l’activité phy­sique », « des pro­duits pour être « natu­relle » »), la recherche d’approbation…

Les auteures dénoncent l’éducation, non pour soi et pour ses besoins, mais pour le ser­vice d’autrui ; l’apprentissage du prendre soin de soi, de son corps pour plaire ; la construc­tion d’« iden­ti­té » à l’extérieur de soi…

Elles sou­lignent des élé­ments de la construc­tion sociale de la fémi­ni­té, la sou­mis­sion incul­quée, l’idée mar­te­lée d’une « dif­fé­rence irré­duc­tible entre les deux groupes de sexe », le ren­ver­se­ment inven­té de la domi­na­tion dans la presse pour jeunes filles (les gar­çons seraient les vic­times ! et il fau­drait que les filles pré­servent et s’effacent devant leur « masculinité »)…

Sans oublier qu’il est impor­tant d’analyser les forces sociales et éco­no­miques, leurs contra­dic­tions, « der­rière des actes en appa­rence per­son­nels et choi­sis libre­ment ».