L’amour au paléolithique, remarques autour de la Vénus de H. Fels

Depuis les âges de pierre, le paléolithique, les humains se sont parlé et nous parlent par les parois des grottes qu’ils ont ornées (...), par tous les objets qu’ils ont façonnés, qui nous racontent leur vie pratique et nous donnent des indices sur leur vie psychique.

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Hier Arte dif­fu­sait un docu-fic­tion raciste visant à faire croire que l’homme de Néan­der­tal, qui vivait en Europe quand l’homme moderne est arri­vé d’Afrique, était en fait supé­rieur à ce der­nier. Notam­ment en faus­sant les résul­tats de la science pour lui attri­buer Las­caux et le pré­sen­ter comme l’enfant de l’homme moderne afri­cain, donc un pro­grès par rap­port à lui. Une entre­prise sour­noise, aus­si basse que le “news­peak” d’Orwell, que je tra­duis par “new­dire” car il ne s’agit pas seule­ment de chan­ger le voca­bu­laire (nov­langue) mais de faire men­tir un dis­cours, en l’occurrence scien­ti­fique. Cela dit, voi­ci ma réflexion sur une très ancienne sta­tuette et sur ce qu’elle peut nous dire quant à la nais­sance de la pen­sée en l’humain.

Les écrits res­tent. Les pre­miers livres de l’humanité furent écrits dans la pierre, l’os, la coquille. Depuis les âges de pierre, le paléo­li­thique, les humains se sont par­lé et nous parlent par les parois des grottes qu’ils ont ornées, par les construc­tions qu’ils y ont lais­sées (comme à Bru­ni­quel), par tous les objets qu’ils ont façon­nés, qui nous racontent leur vie pra­tique et nous donnent des indices sur leur vie psy­chique. Et comme les livres de lit­té­ra­ture, les traces qu’ils ont lais­sées, ins­crites dans le temps, ces traces, ces écri­tures pre­mières, doivent être lues et relues pour livrer leur enseignement.

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La Vénus de Höhle Fels a été trou­vée en 2008 dans la Souabe par le pro­fes­seur Nicho­las Conard. Cette figu­rine de six cen­ti­mètres de hau­teur, sculp­tée dans l’ivoire d’une défense de mam­mouth et datée par son inven­teur d’au moins 40 000 ans avant le pré­sent, est la plus ancienne repré­sen­ta­tion humaine en trois dimen­sions connue à ce jour. -950.jpg Avant sa décou­verte, la plus ancienne “Vénus” pré­his­to­rique connue était la Vénus de Gal­gen­berg, datant de 30 000 ans et très dif­fé­rente : elle est fine et sa pos­ture passe pour évo­quer celle d’une dan­seuse. D’autres Vénus pré­his­to­riques, moins anciennes, pré­sentent des traits ana­to­miques divers, sou­vent exa­gé­rés et très marqués.

Ce qui étonne à pre­mière vue la lec­trice que je suis, dans la Vénus d’Höhle Fels, c’est la hau­teur de ses seins. Ceux des autres Vénus paléo­li­thiques tombent, confor­mé­ment à la loi de la gra­vi­té. Bien qu’énormes, les siens tiennent en l’air. Quand cela se pro­duit-il ? Soit quand la femme saute avec un élan assez puis­sant pour faire remon­ter sa poi­trine un bref ins­tant. Soit, de façon beau­coup plus cou­rante, quand elle est cou­chée sur le dos. Il suf­fit de faire pivo­ter la pho­to de la sta­tuette, de la voir allon­gée : aus­si­tôt s’expliquent et la posi­tion de ses seins et le fait que ses fesses soient apla­ties, contrai­re­ment à celles des figu­rines de Vénus pré­his­to­riques debout, dont la cour­bure du fes­sier est aus­si exa­gé­rée que celle de ses autres attri­buts sexuels.

Et si nous la regar­dons de face, ne la voyons-nous pas comme un homme pen­ché sur elle la ver­rait ? Sa tête, ici rem­pla­cée par un anneau décen­tré, peut paraître petite, jetée en arrière sur le côté. Sa vulve attire toute l’attention de l’homme à ce moment-là : elle est énorme. S’il se tient entre ses genoux, ou à leur hau­teur, il ne voit pas les jambes entières. Les traits gra­vés sur son ventre et à la taille dans son dos pour­raient évo­quer un tis­sage ou des cor­de­lettes déco­ra­tives (ou peut-être sim­ple­ment les plis de la peau d’un corps obèse).

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Mais ce qui me paraît le plus inté­res­sant, c’est qu’elle ait été figu­rée dans cette pose, cou­chée sur le dos. Nos loin­tains ancêtres auri­gna­ciens, les pre­miers hommes modernes arri­vés d’Afrique (à moins que la figu­rine ne soit l’œuvre de Néan­der­ta­liens, ce qui, en l’absence d’ossements sur le site, ne peut être véri­fié), savaient donc faire l’amour face à face. La posi­tion dite du mis­sion­naire ne doit rien aux mis­sion­naires. Rebap­ti­sons-la posi­tion de la Vénus d’Höhle Fels ? La scène de La Guerre du feu où Jean-Annaud montre une femme ensei­gner la posi­tion du mis­sion­naire à un homme a une valeur à double tran­chant, comme le nom don­né à cette posi­tion, plu­tôt raciste – rap­pe­lant l’idéologie selon laquelle cer­tains humains civi­lisent d’autres humains. Rien n’est moins cer­tain. Voir cette figu­rine cou­chée, voir sa charge sexuelle, voir une apti­tude au face à face de l’homme et de la femme assez pen­sée pour être trans­mise par l’art, rap­proche de nous ces gens encore trop sou­vent vus comme des êtres hir­sutes et en même temps leur confère une com­plexi­té garante d’une néces­saire dis­tance res­pec­tueuse. Les lire leur rend leur réelle grandeur.

Il se pour­rait aus­si que cette sculp­ture soit l’œuvre d’une femme : dans ce cas on pour­rait pen­ser qu’elle s’est repré­sen­tée comme elle se sent dans cette posi­tion, dans un cer­tain aban­don de la tête et un res­sen­ti très fort dans les seins et le sexe. Qu’elle soit l’œuvre d’un homme ou une femme, c’est en tout cas ce que la sculp­ture mani­feste for­te­ment. Cet art ne cherche pas à copier la réa­li­té maté­rielle, mais à expri­mer le réel inté­rieur, le res­sen­ti, le signi­fiant et le signi­fié, le pen­sé. L’art paléo­li­thique écrit une pensée.

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En contem­plant la Vénus de Höhle Fels dans cette posi­tion, de pro­fil, il finit par appa­raître qu’elle peut aus­si repré­sen­ter un homme cou­ché sur une femme, entre ses cuisses. Le pro­fil de sa poi­trine peut évo­quer la tête de l’homme, ou ses épaules (ce qui ne serait pas pos­sible si ses seins tom­baient comme ceux des autres sta­tuettes). Le ventre épais­si forme le corps, le dos de l’homme. Ce qui, de face, figure la fente de la vulve de la femme, dans la pers­pec­tive où on envi­sage un homme sur elle, figure la fente des fesses de l’homme ; et les lèvres du sexe fémi­nin esquissent les tes­ti­cules de l’homme. Enfin, les bras de la femme entourent le corps de l’homme, dans un geste d’embrassement typique du coït.

Cette ambi­va­lence à la fois mani­fes­tée et cachée dans la matière, dans le maté­riau de la sculp­ture, indique une phi­lo­so­phie. Dans la vision d’une figu­rine étu­diée pour pou­voir être lue de façon dif­fé­rente selon la pers­pec­tive, se confirme le fait que la sub­ti­li­té men­tale et artis­tique de ces gens dépasse de beau­coup ce que nous ima­gi­nons. Et comme l’indiqua aus­si la très éton­nante décou­verte faite dans la grotte de Bru­ni­quel, la pen­sée humaine dans sa com­plexi­té et sa pro­fon­deur est cer­tai­ne­ment beau­coup plus ancienne que nous ne nous le figu­rons. Tout reste à lire.

Ali­na Reyes (blog)

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