Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ?

Par Michel Foucault

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« Le sujet et le pou­voir », in Dits et écrits tome IV texte n°306

Le pou­voir est un rap­port de forces

Pour cer­tains, s’in­ter­ro­ger sur le « com­ment » du pou­voir, ce serait se limi­ter à en décrire les effets sans les rap­por­ter jamais ni à des causes ni à une nature. Ce serait faire de ce pou­voir une sub­stance mys­té­rieuse qu’on se garde d’in­ter­ro­ger elle-même, sans doute parce qu’on pré­fère ne pas la « mettre en cause ». Dans cette machi­ne­rie dont on ne rend pas rai­son, ils soup­çonnent un fata­lisme. Mais leur méfiance même ne montre-t-elle pas qu’eux-mêmes sup­posent que le pou­voir est quelque chose qui existe avec son ori­gine, d’une part, sa nature, de l’autre, ses mani­fes­ta­tions, enfin.

Si j’ac­corde un cer­tain pri­vi­lège pro­vi­soire à la ques­tion du « com­ment », ce n’est pas que je veuille éli­mi­ner la ques­tion du quoi et du pour­quoi. C’est pour les poser autre­ment ; mieux : pour savoir s’il est légi­time d’i­ma­gi­ner un pou­voir qui s’u­nit un quoi, un pour­quoi, un com­ment. En termes brusques, je dirai qu’a­mor­cer l’a­na­lyse par le « com­ment », c’est intro­duire le soup­çon que le pou­voir, ça n’existe pas ; c’est se deman­der en tout cas quels conte­nus assi­gnables on peut viser lors­qu’on fait usage de ce terme majes­tueux, glo­ba­li­sant et sub­stan­ti­fi­ca­teur ; c’est soup­çon­ner qu’on laisse échap­per un ensemble de réa­li­tés fort com­plexes, quand on pié­tine indé­fi­ni­ment devant la double inter­ro­ga­tion : « Le pou­voir, qu’est-ce que c’est ? Le pou­voir, d’où vient-il ?» La petite ques­tion, toute plate et empi­rique : « Com­ment ça se passe ?», envoyée en éclai­reur, n’a pas pour fonc­tion de faire pas­ser en fraude une « méta­phy­sique », ou une « onto­lo­gie » du pou­voir ; mais de ten­ter une inves­ti­ga­tion cri­tique dans la thé­ma­tique du pouvoir.

1. « Comment », non pas au sens de « comment se manifeste-t-il ?», mais « comment s’exerce-t-il ?», comment ça se passe lorsque des individus exercent, comme on dit, leur pouvoir sur d’autres ?» 

De ce pou­voir il faut dis­tin­guer d’a­bord celui qu’on exerce sur les choses, et qui donne la capa­ci­té de les modi­fier, de les uti­li­ser, de les consom­mer ou de les détruire — un pou­voir qui ren­voie à des apti­tudes direc­te­ment ins­crites dans le corps ou média­ti­sées par des relais ins­tru­men­taux. Disons qu’il s’a­git là de « capa­ci­té ». Ce qui carac­té­rise en revanche le « pou­voir » qu’il s’a­git d’a­na­ly­ser ici, c’est qu’il met en jeu des rela­tions entre indi­vi­dus (ou entre groupes). Car il ne faut pas s’y trom­per : si on parle du pou­voir des lois, des ins­ti­tu­tions ou des idéo­lo­gies, si on parle de struc­tures ou de méca­nismes de pou­voir, c’est dans la mesure seule­ment où on sup­pose que « cer­tains » exercent un pou­voir sur d’autres. Le terme de « pou­voir » désigne des rela­tions entre « par­te­naires » (et par là je ne pense pas à un sys­tème de jeu, mais sim­ple­ment, et en res­tant pour l’ins­tant dans la plus grande géné­ra­li­té, à un ensemble d’ac­tions qui s’in­duisent et se répondent les unes les autres).

Il faut dis­tin­guer aus­si les rela­tions de pou­voir des rap­ports de com­mu­ni­ca­tion qui trans­mettent une infor­ma­tion à tra­vers une langue, un sys­tème de signes ou tout autre médium sym­bo­lique. Sans doute com­mu­ni­quer, c’est tou­jours une cer­taine manière d’a­gir sur l’autre ou les autres. Mais la pro­duc­tion et la mise en cir­cu­la­tion d’élé­ments signi­fiants peuvent bien avoir pour objec­tif ou pour consé­quences des effets de pou­voir, ceux-ci ne sont pas sim­ple­ment un aspect de celles-là. Qu’elles passent ou non par des sys­tèmes de com­mu­ni­ca­tion, les rela­tions de pou­voir ont leur spécificité.

« Rela­tions de pou­voir », « rap­ports de com­mu­ni­ca­tion », « capa­ci­tés objec­tives » ne doivent donc pas être confon­dus. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’a­gisse de trois domaines sépa­rés ; et qu’il y aurait, d’une part, le domaine des choses, de la tech­nique fina­li­sée, du tra­vail et de la trans­for­ma­tion du réel ; de l’autre, celui des signes, de la com­mu­ni­ca­tion, de la réci­pro­ci­té et de la fabri­ca­tion du sens ; enfin, celui de la domi­na­tion des moyens de contrainte, de l’i­né­ga­li­té et de l’ac­tion des hommes sur les hommes 1. Il s’a­git de trois types de rela­tions qui, de fait, sont tou­jours imbri­quées les unes dans les autres, se don­nant un appui réci­proque et se ser­vant mutuel­le­ment d’ins­tru­ment. La mise en oeuvre de capa­ci­tés objec­tives, dans ses formes les plus élé­men­taires, implique des rap­ports de com­mu­ni­ca­tion (qu’il s’a­gisse d’in­for­ma­tion préa­lable, ou de tra­vail par­ta­gé) ; elle est liée aus­si à des rela­tions de pou­voir (qu’il s’a­gisse de tâches obli­ga­toires, de gestes impo­sés par une tra­di­tion ou un appren­tis­sage, de sub­di­vi­sions ou de répar­ti­tion plus ou moins obli­ga­toire de tra­vail). Les rap­ports de com­mu­ni­ca­tion impliquent des acti­vi­tés fina­li­sées (ne serait-ce que la mise en jeu « cor­recte » des élé­ments signi­fiants) et, sur le seul fait qu’ils modi­fient le champ infor­ma­tif des par­te­naires, ils induisent des effets de pou­voir. Quant aux rela­tions de pou­voir elles-mêmes, elles s’exercent pour une part extrê­me­ment impor­tante à tra­vers la pro­duc­tion et l’é­change de signes ; et elles ne sont guère dis­so­ciables non plus des acti­vi­tés fina­li­sées, qu’il s’a­gisse de celles qui per­mettent d’exer­cer ce pou­voir (comme les tech­niques de dres­sage, les pro­cé­dés de domi­na­tion, les manières d’ob­te­nir l’o­béis­sance) ou de celles qui font appel pour se déployer à des rela­tions de pou­voir (ain­si dans la divi­sion du tra­vail et la hié­rar­chie des tâches).

Bien sûr, la coor­di­na­tion entre ces trois types de rela­tions n’est ni uni­forme ni constante. Il n’y a pas dans une socié­té don­née un type géné­ral d’é­qui­libre entre les acti­vi­tés fina­li­sées, les sys­tèmes de com­mu­ni­ca­tion et les rela­tions de pou­voir. Il y a plu­tôt diverses formes, divers lieux, diverses cir­cons­tances ou occa­sions où ces inter­re­la­tions s’é­ta­blissent sur un modèle spé­ci­fique. Mais il y a aus­si des « blocs » dans les­quels l’a­jus­te­ment des capa­ci­tés, les réseaux de com­mu­ni­ca­tion et les rela­tions de pou­voir consti­tuent des sys­tèmes réglés et concer­tés. Soit, par exemple, une ins­ti­tu­tion sco­laire : son amé­na­ge­ment spa­tial, le règle­ment méti­cu­leux qui en régit la vie inté­rieure, les dif­fé­rentes acti­vi­tés qui y sont orga­ni­sées, les divers per­son­nages qui y vivent ou s’y ren­contrent, avec cha­cun une fonc­tion, une place, un visage bien défi­ni ; tout cela consti­tue un « bloc » de capa­ci­té-com­mu­ni­ca­tion-pou­voir. L’ac­ti­vi­té qui assure l’ap­pren­tis­sage et l’ac­qui­si­tion des apti­tudes ou des types de com­por­te­ment s’y déve­loppe à tra­vers tout un ensemble de com­mu­ni­ca­tions réglées (leçons, ques­tions et réponses, ordres, exhor­ta­tions, signes codés d’o­béis­sance, marques dif­fé­ren­tielles de la « valeur » de cha­cun et des niveaux de savoir) et à tra­vers toute une série de

1. Lorsque Habermas distingue domination, communication et activité finalisée, il n’y voit pas, je pense, trois domaines différents, mais trois « transcendantaux ». procédés de pouvoir (clôture, surveillance, récompense et punition, hiérarchie pyramidale). 

Ces blocs où la mise en oeuvre de capa­ci­tés tech­niques, le jeu des com­mu­ni­ca­tions et les rela­tions de pou­voir sont ajus­tés les uns aux autres, selon des for­mules réflé­chies, consti­tuent ce qu’on peut appe­ler, en élar­gis­sant un peu le sens du mot, des « dis­ci­plines ». L’a­na­lyse empi­rique de cer­taines dis­ci­plines telles qu’elles se sont consti­tuées his­to­ri­que­ment pré­sente pour cela même un cer­tain inté­rêt. D’a­bord, parce que les dis­ci­plines montrent selon des sché­mas arti­fi­ciel­le­ment clairs et décan­tés la manière dont peuvent s’ar­ti­cu­ler les uns sur les autres les sys­tèmes de fina­li­té objec­tive, de com­mu­ni­ca­tions et de pou­voir. Parce qu’elles montrent aus­si dif­fé­rents modèles d’ar­ti­cu­la­tions (tan­tôt avec pré­émi­nence des rap­ports de pou­voir et d’o­béis­sance, comme dans les dis­ci­plines de type monas­tique ou de type péni­ten­tiaire, tan­tôt avec pré­émi­nence des acti­vi­tés fina­li­sées comme dans les dis­ci­plines d’a­te­liers ou d’hô­pi­taux, tan­tôt avec pré­émi­nence des rap­ports de com­mu­ni­ca­tion comme dans les dis­ci­plines d’ap­pren­tis­sage ; tan­tôt aus­si avec une satu­ra­tion des trois types de rela­tions comme peut-être dans la dis­ci­pline mili­taire, où une plé­thore de signes marque jus­qu’à la redon­dance des rela­tions de pou­voir ser­rées et soi­gneu­se­ment cal­cu­lées pour pro­cu­rer un cer­tain nombre d’ef­fets techniques).

Et ce qu’il faut entendre par la dis­ci­pli­na­ri­sa­tion des socié­tés, depuis le XVIIIe siècle en Europe, ce n’est pas bien enten­du que les indi­vi­dus qui en font par­tie deviennent de plus en plus obéis­sants ni qu’elles se mettent toutes à res­sem­bler à des casernes, à des écoles ou à des pri­sons ; mais qu’on y a cher­ché un ajus­te­ment de mieux en mieux contrô­lé — de plus en plus ration­nel et éco­no­mique — entre les acti­vi­tés pro­duc­tives, les réseaux de com­mu­ni­ca­tion et le jeu des rela­tions de pouvoir.

Abor­der le thème du pou­voir par une ana­lyse du « com­ment », c’est donc opé­rer, par rap­port à la sup­po­si­tion d’un pou­voir fon­da­men­tal, plu­sieurs dépla­ce­ments cri­tiques. C’est se don­ner pour objet d’a­na­lyse des rela­tions de pou­voir, et non un pou­voir ; des rela­tions de pou­voir qui sont dis­tinctes des capa­ci­tés objec­tives aus­si bien que des rap­ports de com­mu­ni­ca­tion ; des rela­tions de pou­voir, enfin, qu’on peut sai­sir dans la diver­si­té de leur enchaî­ne­ment avec ces capa­ci­tés et ces rapports.

2. En quoi consiste la spécificité des relations de pouvoir ? 

L’exer­cice du pou­voir n’est pas sim­ple­ment une rela­tion entre des « par­te­naires », indi­vi­duels ou col­lec­tifs ; c’est un mode d’ac­tion de cer­tains sur cer­tains autres. Ce qui veut dire, bien sûr, qu’il n’y a pas quelque chose comme le pou­voir, ou du pou­voir qui exis­te­rait glo­ba­le­ment, mas­si­ve­ment ou à l’é­tat dif­fus, concen­tré ou dis­tri­bué : il n’y a de pou­voir qu’exer­cé par les « uns » sur les « autres » ; le pou­voir n’existe qu’en acte, même si bien enten­du il s’ins­crit dans un champ de pos­si­bi­li­té épars s’ap­puyant sur des struc­tures per­ma­nentes. Cela veut dire aus­si que le pou­voir n’est pas de l’ordre du consen­te­ment ; il n’est pas en lui-même renon­cia­tion à une liber­té, trans­fert de droit, pou­voir de tous et de cha­cun délé­gué à quelques-uns (ce qui n’empêche pas que le consen­te­ment puisse être une condi­tion pour que la rela­tion de pou­voir existe et se main­tienne) ; la rela­tion de pou­voir peut être l’ef­fet d’un consen­te­ment anté­rieur ou per­ma­nent ; elle n’est pas dans sa nature propre la mani­fes­ta­tion d’un consensus.

Est-ce que cela veut dire qu’il faille cher­cher le carac­tère propre aux rela­tions de pou­voir du côté d’une vio­lence qui en serait la forme pri­mi­tive, le secret per­ma­nent et le recours der­nier — ce qui appa­raît en der­nier lieu comme sa véri­té, lors­qu’il est contraint de jeter le masque et de se mon­trer tel qu’il est ? En fait, ce qui défi­nit une rela­tion de pou­voir, c’est un mode d’ac­tion qui n’a­git pas direc­te­ment et immé­dia­te­ment sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l’ac­tion, sur des actions éven­tuelles, ou actuelles, futures ou pré­sentes. Une rela­tion de vio­lence agit sur un corps, sur des choses : elle force, elle plie, elle brise, elle détruit : elle referme toutes les pos­si­bi­li­tés ; elle n’a donc auprès d’elle d’autre pôle que celui de la pas­si­vi­té ; et si elle ren­contre une résis­tance, elle n’a d’autre choix que d’en­tre­prendre de la réduire. Une rela­tion de pou­voir, en revanche, s’ar­ti­cule sur deux élé­ments qui lui sont indis­pen­sables pour être jus­te­ment une rela­tion de pou­voir que « l’autre » (celui sur lequel elle s’exerce) soit bien recon­nu et main­te­nu jus­qu’au bout comme sujet d’ac­tion ; et que s’ouvre, devant la rela­tion de pou­voir, tout un champ de réponses, réac­tions, effets, inven­tions possibles.

La mise en jeu de rela­tions de pou­voir n’est évi­dem­ment pas plus exclu­sive de l’u­sage de la vio­lence que de l’ac­qui­si­tion des consen­te­ments ; aucun exer­cice de pou­voir ne peut, sans doute, se pas­ser de l’un ou de l’autre, sou­vent des deux à la fois. Mais, s’ils en sont les ins­tru­ments ou les effets, ils n’en consti­tuent pas le prin­cipe ou la nature. L’exer­cice du pou­voir peut bien sus­ci­ter autant d’ac­cep­ta­tion qu’on vou­dra : il peut accu­mu­ler les morts et s’a­bri­ter der­rière toutes les menaces qu’il peut ima­gi­ner. Il n’est pas en lui-même une vio­lence qui sau­rait par­fois se cacher, ou un consen­te­ment qui, impli­ci­te­ment, se recon­dui­rait. Il est un ensemble d’ac­tions sur des actions pos­sibles : il opère sur le champ de pos­si­bi­li­té où vient s’ins­crire le com­por­te­ment de sujets agis­sants : il incite, il induit, il détourne, il faci­lite ou rend plus dif­fi­cile, il élar­git ou il limite, il rend plus ou moins pro­bable ; à la limite, il contraint ou empêche abso­lu­ment ; mais il est bien tou­jours une manière d’a­gir sur un ou sur des sujets agis­sants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont sus­cep­tibles d’a­gir. Une action sur des actions.

Le terme de « conduite » avec son équi­voque même est peut-être l’un de ceux qui per­mettent le mieux de sai­sir ce qu’il y a de spé­ci­fique dans les rela­tions de pou­voir. La « conduite » est à la fois l’acte de « mener » les autres (selon des méca­nismes de coer­ci­tion plus ou moins stricts) et la manière de se com­por­ter dans un champ plus ou moins ouvert de pos­si­bi­li­tés. L’exer­cice du pou­voir consiste à « conduire des conduites » et à amé­na­ger la pro­ba­bi­li­té. Le pou­voir, au fond, est moins de l’ordre de l’af­fron­te­ment entre deux adver­saires, ou de l’en­ga­ge­ment de l’un à l’é­gard de l’autre, que de l’ordre du « gou­ver­ne­ment » . Il faut lais­ser à ce mot la signi­fi­ca­tion très large qu’il avait au XVIe siècle. Il ne se réfé­rait pas seule­ment à des struc­tures poli­tiques et à la ges­tion des États ; mais il dési­gnait la manière de diri­ger la conduite d’in­di­vi­dus ou de groupes : gou­ver­ne­ment des enfants, des âmes, des com­mu­nau­tés, des familles, des malades. Il ne recou­vrait pas sim­ple­ment des formes ins­ti­tuées et légi­times d’as­su­jet­tis­se­ment poli­tique ou éco­no­mique ; mais des modes d’ac­tion plus ou moins réflé­chis et cal­cu­lés, mais tous des­ti­nés à agir sur les pos­si­bi­li­tés d’ac­tion d’autres indi­vi­dus. Gou­ver­ner, en ce sens, c’est struc­tu­rer le champ d’ac­tion éven­tuel des autres. Le mode de rela­tion propre au pou­voir ne serait donc pas à cher­cher du côté de la vio­lence et de la lutte, ni du côté du contrat et du lien volon­taire (qui ne peuvent en être tout au plus que des ins­tru­ments) : mais du côté de ce mode d’ac­tion sin­gu­lier — ni guer­rier ni juri­dique — qui est le gouvernement.

Quand on défi­nit l’exer­cice du pou­voir comme un mode d’ac­tion sur les actions des autres, quand on les carac­té­rise par le « gou­ver­ne­ment » des hommes les uns par les autres — au sens le plus éten­du de ce mot -, on y inclut un élé­ment impor­tant : celui de la liber­té. Le pou­voir ne s’exerce que sur des « sujets libres », et en tant qu’ils sont « libres » — enten­dons par là des sujets indi­vi­duels ou col­lec­tifs qui ont devant eux un champ de pos­si­bi­li­té où plu­sieurs conduites, plu­sieurs réac­tions et divers modes de com­por­te­ment peuvent prendre place. Là où les déter­mi­na­tions sont satu­rées, il n’y a pas de rela­tion de pou­voir : l’es­cla­vage n’est pas un rap­port de pou­voir lorsque l’homme est aux fers (il s’a­git alors d’un rap­port phy­sique de contrainte), mais jus­te­ment lors­qu’il peut se dépla­cer et à la limite s’é­chap­per. Il n’y a donc pas un face-à-face de pou­voir et de liber­té, avec entre eux un rap­port d’ex­clu­sion (par­tout où le pou­voir s’exerce, la liber­té dis­pa­raît) ; mais un jeu beau­coup plus com­plexe : dans ce jeu la liber­té va bien appa­raître comme condi­tion d’exis­tence du pou­voir (à la fois son préa­lable, puis­qu’il faut qu’il y ait de la liber­té pour que le pou­voir s’exerce, et aus­si son sup­port per­ma­nent puisque, si elle se déro­bait entiè­re­ment au pou­voir qui s’exerce sur elle, celui-ci dis­pa­raî­trait du fait même et devrait se trou­ver un sub­sti­tut dans la coer­ci­tion pure et simple de la vio­lence) ; mais elle appa­raît aus­si comme ce qui ne pour­ra que s’op­po­ser à un exer­cice du pou­voir qui tend en fin de compte à la déter­mi­ner entièrement.

La rela­tion de pou­voir et l’in­sou­mis­sion de la liber­té ne peuvent donc être sépa­rées. Le pro­blème cen­tral du pou­voir n’est pas celui de la « ser­vi­tude volon­taire » (com­ment pou­vons-nous dési­rer être esclaves ?) : au cœur de la rela­tion de pou­voir, la « pro­vo­quant » sans cesse, il y a la réti­vi­té du vou­loir et l’in­tran­si­ti­vi­té de la liber­té. Plu­tôt que d’un « anta­go­nisme » essen­tiel, il vau­drait mieux par­ler d’un « ago­nisme » — d’un rap­port qui est à la fois d’in­ci­ta­tion réci­proque et de lutte ; moins d’une oppo­si­tion terme à terme qui les bloque l’un en face de l’autre que d’une pro­vo­ca­tion permanente.

3. Comment analyser la relation de pouvoir ? 

On peut — je veux dire : il est par­fai­te­ment légi­time de l’a­na­ly­ser dans des ins­ti­tu­tions bien déter­mi­nées ; celles-ci consti­tuant un obser­va­toire pri­vi­lé­gié pour les sai­sir, diver­si­fiées, concen­trées, mises en ordre et por­tées, semble-t-il, à leur plus haut point d’ef­fi­ca­ci­té ; c’est là, en pre­mière approxi­ma­tion, qu’on peut s’at­tendre à voir appa­raître la forme et la logique de leurs méca­nismes élé­men­taires. Pour­tant, l’a­na­lyse des rela­tions de pou­voir dans des espaces ins­ti­tu­tion­nels fer­més pré­sente un cer­tain nombre d’in­con­vé­nients. D’a­bord, le fait qu’une part impor­tante des méca­nismes mis en oeuvre par une ins­ti­tu­tion sont des­ti­nés à assu­rer sa propre conser­va­tion amène le risque de déchif­frer, sur­tout dans les rela­tions de pou­voir « intra-ins­ti­tu­tion­nelles », des fonc­tions essen­tiel­le­ment repro­duc­trices. En second lieu, on s’ex­pose, en ana­ly­sant les rela­tions de pou­voir à par­tir des ins­ti­tu­tions, à cher­cher dans celles-ci l’ex­pli­ca­tion et l’o­ri­gine de celles-là, c’est-à-dire en somme à expli­quer le pou­voir par le pou­voir. Enfin, dans la mesure où les ins­ti­tu­tions agissent essen­tiel­le­ment par la mise en jeu de deux élé­ments : des règles (expli­cites ou silen­cieuses) et un appa­reil, au risque de don­ner à l’un et à l’autre un pri­vi­lège exa­gé­ré dans la rela­tion de pou­voir, et donc à ne voir en celles-ci que des modu­la­tions de la loi et de la coercition.

Il ne s’a­git pas de nier l’im­por­tance des ins­ti­tu­tions dans l’a­mé­na­ge­ment des rela­tions de pou­voir. Mais de sug­gé­rer qu’il faut plu­tôt ana­ly­ser les ins­ti­tu­tions à par­tir des rela­tions de pou­voir et non l’in­verse ; et que le point d’an­crage fon­da­men­tal de celles-ci, même si elles prennent corps et se cris­tal­lisent dans une ins­ti­tu­tion, est à cher­cher en deçà.

Repar­lons de la défi­ni­tion selon laquelle l’exer­cice du pou­voir serait une manière pour les uns de struc­tu­rer le champ d’ac­tion pos­sible des autres. Ce qui serait ain­si le propre d’une rela­tion de pou­voir, c’est qu’elle serait un mode d’ac­tion sur des actions. C’est-à-dire que les rela­tions de pou­voir s’en­ra­cinent loin dans le nexus social ; et qu’elles ne recons­ti­tuent pas au-des­sus de la « socié­té » une struc­ture sup­plé­men­taire et dont on pour­rait peut-être rêver l’ef­fa­ce­ment radi­cal. Vivre en socié­té, c’est, de toute façon, vivre de manière qu’il soit pos­sible d’a­gir sur l’ac­tion les uns des autres. Une socié­té « sans rela­tions de pou­voir » ne peut être qu’une abs­trac­tion. Ce qui, soit dit en pas­sant, rend poli­ti­que­ment d’au­tant plus néces­saire l’a­na­lyse de ce qu’elles sont dans une socié­té don­née, de leur for­ma­tion his­to­rique, de ce qui les rend solides ou fra­giles, des condi­tions qui sont néces­saires pour trans­for­mer les unes, abo­lir les autres. Car dire qu’il ne peut pas y avoir de socié­té sans rela­tion de pou­voir ne veut dire ni que celles qui sont don­nées sont néces­saires, ni que de toute façon le pou­voir consti­tue au coeur des socié­tés une fata­li­té incon­tour­nable ; mais que l’a­na­lyse, l’é­la­bo­ra­tion, la remise en ques­tion des rela­tions de pou­voir, et de l’ « ago­nisme » entre rela­tions de pou­voir et intran­si­ti­vi­té de la liber­té, sont une tâche poli­tique inces­sante ; et que c’est même cela la tâche poli­tique inhé­rente à toute exis­tence sociale.

Concrè­te­ment, l’a­na­lyse des rela­tions de pou­voir exige qu’on éta­blisse un cer­tain nombre de points.

1) Le sys­tème des dif­fé­ren­cia­tions qui per­mettent d’a­gir sur l’ac­tion des autres : dif­fé­rences juri­diques ou tra­di­tion­nelles de sta­tut et de pri­vi­lèges ; dif­fé­rences éco­no­miques dans l’ap­pro­pria­tion des richesses et des biens ; dif­fé­rences de place dans les pro­ces­sus de pro­duc­tion ; dif­fé­rences lin­guis­tiques ou cultu­relles ; dif­fé­rences dans le savoir-faire et les com­pé­tences, etc. Toute rela­tion de pou­voir met en oeuvre des dif­fé­ren­cia­tions qui sont pour elle à la fois des condi­tions et des effets.

2) Le type d’ob­jec­tifs pour­sui­vis par ceux qui agissent sur l’ac­tion des autres : main­tien de pri­vi­lèges, accu­mu­la­tion de pro­fits, mise en oeuvre d’au­to­ri­té sta­tu­taire, exer­cice d’une fonc­tion ou d’un métier.

3) Les moda­li­tés ins­tru­men­tales : selon que le pou­voir est exer­cé par la menace des armes, par les effets de la parole, à tra­vers des dis­pa­ri­tés éco­no­miques, par des méca­nismes plus ou moins com­plexes de contrôle, par des sys­tèmes de sur­veillance, avec ou sans archives, selon des règles expli­cites ou non, per­ma­nentes ou modi­fiables, avec ou sans dis­po­si­tifs maté­riels, etc.

4) Les for­mer d’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion : celles-ci peuvent mêler des dis­po­si­tions tra­di­tion­nelles, des struc­tures juri­diques, des phé­no­mènes d’ha­bi­tude ou de mode (comme on le voit dans les rela­tions de pou­voir qui tra­versent l’ins­ti­tu­tion fami­liale) ; elles peuvent aus­si prendre l’al­lure d’un dis­po­si­tif fer­mé sur lui-même avec ses lieux spé­ci­fiques, ses règle­ments propres, ses struc­tures hié­rar­chiques soi­gneu­se­ment des­si­nées, et une rela­tive auto­no­mie fonc­tion­nelle (ain­si dans les ins­ti­tu­tions sco­laires ou mili­taires) ; elles peuvent aus­si for­mer des sys­tèmes très com­plexes dotés d’ap­pa­reils mul­tiples, comme dans le cas de l’É­tat qui a pour fonc­tion de consti­tuer l’en­ve­loppe géné­rale, l’ins­tance de contrôle glo­bal, le prin­cipe de régu­la­tion et, dans une cer­taine mesure aus­si, de dis­tri­bu­tion de toutes les rela­tions de pou­voir dans un ensemble social donné.

5) Les degrés de rationalisation :
car la mise en jeu des rela­tions de pou­voir comme action sur un champ de pos­si­bi­li­té peut être plus ou moins éla­bo­rée en fonc­tion de l’ef­fi­ca­ci­té des ins­tru­ments et de la cer­ti­tude du résul­tat (raf­fi­ne­ments tech­no­lo­giques plus ou moins grands dans l’exer­cice du pou­voir) ou encore en fonc­tion du coût éven­tuel (qu’il s’a­gisse du « coût » éco­no­mique des moyens mis en oeuvre, ou du coût « réac­tion­nel » consti­tué par les résis­tances ren­con­trées). L’exer­cice du pou­voir n’est pas un fait brut, une don­née ins­ti­tu­tion­nelle, ni une struc­ture qui se main­tient ou se brise : il s’é­la­bore, se trans­forme, s’or­ga­nise, se dote de pro­cé­dures plus ou moins ajustées.

On voit pour­quoi l’a­na­lyse des rela­tions de pou­voir dans une socié­té ne peut pas se rame­ner à l’é­tude d’une série d’ins­ti­tu­tions, pas même à l’é­tude de toutes celles qui méri­te­raient le nom de « poli­tique ». Les rela­tions de pou­voir s’en­ra­cinent dans l’en­semble du réseau social. Cela ne veut pas dire pour­tant qu’il y a un prin­cipe de pou­voir pre­mier et fon­da­men­tal qui domine jus­qu’au moindre élé­ment de la socié­té ; mais que, à par­tir de cette pos­si­bi­li­té d’ac­tion sur l’ac­tion des autres qui est coex­ten­sion à toute rela­tion sociale, des formes mul­tiples de dis­pa­ri­té indi­vi­duelle, d’ob­jec­tifs, d’ins­tru­men­ta­tions don­nées sur nous et aux autres, d’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion plus ou moins sec­to­rielle ou glo­bale, d’or­ga­ni­sa­tion plus ou moins réflé­chie défi­nissent des formes dif­fé­rentes de pou­voir. Les formes et les lieux de « gou­ver­ne­ment » des hommes les uns par les autres sont mul­tiples dans une socié­té ; ils se super­posent, s’en­tre­croisent, se limitent et s’an­nulent par­fois, se ren­forcent dans d’autres cas. Que l’É­tat dans les socié­tés contem­po­raines ne soit pas sim­ple­ment l’une des formes ou l’un des lieux — fût-il le plus impor­tant — d’exer­cice du pou­voir, mais que d’une cer­taine façon tous les autres types de rela­tion de pou­voir se réfèrent à lui, c’est un fait cer­tain. Mais ce n’est pas parce que cha­cun dérive de lui. C’est plu­tôt parce qu’il s’est pro­duit une éta­ti­sa­tion conti­nue des rela­tions de pou­voir (bien qu’elle n’ait pas pris la même forme dans l’ordre péda­go­gique, judi­ciaire, éco­no­mique, fami­lial). En se réfé­rant au sens cette fois res­treint du mot « gou­ver­ne­ment », on pour­rait dire que les rela­tions de pou­voir ont été pro­gres­si­ve­ment gou­ver­ne­men­ta­li­sées, c’est-à-dire éla­bo­rées, ratio­na­li­sées et cen­tra­li­sées dans la forme ou sous la cau­tion des ins­ti­tu­tions étatiques.

4. Relations de pouvoir et rapports stratégiques. 

Le mot de stra­té­gie est employé cou­ram­ment en trois sens. D’a­bord, pour dési­gner le choix des moyens employés pour par­ve­nir à une fin ; il s’a­git de la ratio­na­li­té mise en oeuvre pour atteindre un objec­tif. Pour dési­gner la manière dont un par­te­naire, dans un jeu don­né, agit en fonc­tion de ce qu’il pense devoir être l’ac­tion des autres, et de ce qu’il estime que les autres pen­se­ront être la sienne ; en somme, la manière dont on essaie d’a­voir prise sur l’autre. Enfin, pour dési­gner l’en­semble des pro­cé­dés uti­li­sés dans un affron­te­ment pour pri­ver l’ad­ver­saire de ses moyens de com­bat et le réduire à renon­cer à la lutte ; il s’a­git alors des moyens des­ti­nés à obte­nir la vic­toire. Ces trois signi­fi­ca­tions se rejoignent dans les situa­tions d’af­fron­te­ment ‑guerre ou jeu — où l’ob­jec­tif est d’a­gir sur un adver­saire de telle manière que la lutte soit pour lui impos­sible. La stra­té­gie se défi­nit alors par le choix des solu­tions « gagnantes ». Mais il faut gar­der à l’es­prit qu’il s’a­git là d’un type bien par­ti­cu­lier de situa­tion ; et qu’il en est d’autres où il faut main­te­nir la dis­tinc­tion entre les dif­fé­rents sens du mot stratégie.

En se réfé­rant au pre­mier sens indi­qué, on peut appe­ler « stra­té­gie de pou­voir » l’en­semble des moyens mis en oeuvre pour faire fonc­tion­ner ou pour main­te­nir un dis­po­si­tif de pou­voir. On peut aus­si par­ler de stra­té­gie propre à des rela­tions de pou­voir dans la mesure où celles-ci consti­tuent des modes d’ac­tion sur l’ac­tion pos­sible, éven­tuelle, sup­po­sée des autres. On peut donc déchif­frer en termes de « stra­té­gies » les méca­nismes mis en oeuvre dans les rela­tions de pou­voir. Mais le point le plus impor­tant, c’est évi­dem­ment le rap­port entre rela­tions de pou­voir et stra­té­gies d’af­fron­te­ment. Car s’il est vrai que, au cœur des rela­tions de pou­voir et comme condi­tion per­ma­nente de leur exis­tence, il y a une « insou­mis­sion » et des liber­tés essen­tiel­le­ment rétives, il n’y a pas de rela­tion de pou­voir sans résis­tance, sans échap­pa­toire ou fuite, sans retour­ne­ment éven­tuel ; toute rela­tion de pou­voir implique donc, au moins de façon vir­tuelle, une stra­té­gie de lutte, sans que pour autant elles en viennent à se super­po­ser, à perdre leur spé­ci­fi­ci­té et fina­le­ment à se confondre. Elles consti­tuent l’une pour l’autre une sorte de limite per­ma­nente, de point de ren­ver­se­ment pos­sible. Un rap­port d’af­fron­te­ment ren­contre son terme, son moment final (et la vic­toire d’un des deux adver­saires) lors­qu’au jeu des réac­tions anta­go­nistes viennent se sub­sti­tuer les méca­nismes stables par les­quels l’un peut conduire de manière assez constante et avec suf­fi­sam­ment de cer­ti­tude la conduite des autres ; pour un rap­port d’af­fron­te­ment, dès lors qu’il n’est pas lutte à mort, la fixa­tion d’un rap­port de pou­voir consti­tue un point de mire — à la fois son accom­plis­se­ment et sa propre mise en sus­pens. Et en retour, pour une rela­tion de pou­voir, la stra­té­gie de lutte consti­tue elle aus­si une fron­tière : celle où l’in­duc­tion cal­cu­lée des conduites chez les autres ne peut plus aller au-delà de la réplique à leur propre action. Comme il ne sau­rait y avoir de rela­tions de pou­voir sans points d’in­sou­mis­sion qui par défi­ni­tion lui échappent, toute inten­si­fi­ca­tion, toute exten­sion des rap­ports de pou­voir pour les sou­mettre ne peuvent que conduire aux limites de l’exer­cice du pou­voir ; celui-ci ren­contre alors sa butée soit dans un type d’ac­tion qui réduit l’autre à l’im­puis­sance totale (une « vic­toire » sur l’ad­ver­saire se sub­sti­tue à l’exer­cice du pou­voir), soit dans un retour­ne­ment de ceux qu’on gou­verne et leur trans­for­ma­tion en adver­saires. En somme, toute stra­té­gie d’af­fron­te­ment rêve de deve­nir rap­port de pou­voir ; et tout rap­port de pou­voir penche, aus­si bien s’il suit sa propre ligne de déve­lop­pe­ment que s’il se heurte à des résis­tances fron­tales, à deve­nir stra­té­gie gagnante.

En fait, entre rela­tion de pou­voir et stra­té­gie de lutte, il y a appel réci­proque, enchaî­ne­ment indé­fi­ni et ren­ver­se­ment per­pé­tuel. À chaque ins­tant le rap­port de pou­voir peut deve­nir, et sur cer­tains points devient, un affron­te­ment entre des adver­saires. À chaque ins­tant aus­si les rela­tions d’ad­ver­si­té, dans une socié­té, donnent lieu à la mise en oeuvre de méca­nismes de pou­voir. Insta­bi­li­té donc qui fait que les mêmes pro­ces­sus, les mêmes évé­ne­ments et les mêmes trans­for­ma­tions peuvent se déchif­frer aus­si bien à l’in­té­rieur d’une his­toire des luttes que dans celle des rela­tions et des dis­po­si­tifs de pou­voir. Ce ne seront ni les mêmes élé­ments signi­fi­ca­tifs, ni les mêmes enchaî­ne­ments, ni les mêmes types d’in­tel­li­gi­bi­li­té qui appa­raî­tront, bien que ce soit au même tis­su his­to­rique qu’ils se réfèrent et bien que cha­cune des deux ana­lyses doive ren­voyer à l’autre. Et c’est jus­te­ment l’in­ter­fé­rence des deux lec­tures qui fait appa­raître ces phé­no­mènes fon­da­men­taux de « domi­na­tion » que pré­sente l’his­toire d’une grande par­tie des socié­tés humaines. La domi­na­tion, c’est une struc­ture glo­bale de pou­voir dont on peut trou­ver par­fois les signi­fi­ca­tions et les consé­quences jusque dans la trame la plus ténue de la socié­té ; mais c’est en même temps une situa­tion stra­té­gique plus ou moins acquise et soli­di­fiée dans un affron­te­ment à longue por­tée his­to­rique entre des adver­saires. Il peut bien arri­ver qu’un fait de domi­na­tion ne soit que la trans­crip­tion d’un des méca­nismes de pou­voir d’un rap­port d’af­fron­te­ment et de ses consé­quences (une struc­ture poli­tique déri­vant d’une inva­sion) ; il se peut aus­si qu’un rap­port de lutte entre deux adver­saires soit l’ef­fet du déve­lop­pe­ment des rela­tions de pou­voir avec les conflits et les cli­vages qu’il entraîne. Mais ce qui fait de la domi­na­tion d’un groupe, d’une caste ou d’une classe, et des résis­tances ou des révoltes aux­quelles elle se heurte, un phé­no­mène cen­tral dans l’his­toire des socié­tés, c’est qu’elles mani­festent, sous une forme glo­bale et mas­sive, à l’é­chelle du corps social tout entier, l’en­clen­che­ment des rela­tions de pou­voir sur les rap­ports stra­té­giques, et leurs effets d’en­traî­ne­ment réciproque.