Le pouvoir médiatique

Par Pablo Iglesias

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Pode­mos


Tra­duit par ZIN TV

Le 17 février 2021, le vice-pré­sident du gou­ver­ne­ment espa­gnol, Pablo Igle­sias s’est adres­sé au Congrès pen­dant un peu plus de douze minutes pour par­ler du pou­voir des médias et de son rôle déci­sif dans la démocratie.

Je vous suis très recon­nais­sant de me don­ner l’oc­ca­sion de réflé­chir ici au Par­le­ment sur un sujet extrê­me­ment impor­tant qui n’est pra­ti­que­ment jamais dis­cu­té au siège de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire : le pou­voir des médias et le rôle de ce pou­voir dans la démo­cra­tie ne sont géné­ra­le­ment pas débat­tus dans cette Assem­blée et, en géné­ral, il n’est pas débat­tu dans les espaces les plus impor­tants de la dis­cus­sion poli­tique, du rôle des médias dans la for­ma­tion des socié­tés démocratiques.

Il s’a­git en fait d’un sujet tabou.

Un sujet tabou dont il semble inter­dit de par­ler et je crois que c’est le symp­tôme d’une carence de notre démo­cra­tie qu’il faut sur­mon­ter. La nor­ma­li­té démo­cra­tique signi­fie que nous pou­vons par­ler de tous les acteurs qui jouent un rôle impor­tant dans le déve­lop­pe­ment de la poli­tique, donc je pense qu’il est très posi­tif que vous nous don­niez l’oc­ca­sion de par­ler des pou­voirs des médias ici aujourd’­hui et je vou­drais faire quelques réflexions sur le rôle que les pou­voirs des médias en Espagne jouent dans notre démocratie.

Il est clair qu’il y a une chose que tout le monde com­prend et c’est que le pou­voir des médias a un rôle déter­mi­nant dans le déve­lop­pe­ment des pro­ces­sus démo­cra­tiques à notre époque. Cela a tou­jours été le cas, mais dans des socié­tés aus­si média­ti­sées que celles dans les­quelles nous vivons, cela l’est encore plus, sans par­ler d’un contexte de pan­dé­mie et de res­tric­tions des réunions phy­siques comme celle que nous vivons. Je vais vous don­ner une don­née dans les mois de Mars et Avril 2020 pen­dant l’en­fer­me­ment a été enre­gis­tré le record his­to­rique de la consom­ma­tion de télé­vi­sion en Espagne.

Car n’est-ce pas là un sujet de réflexion poli­tique de la part des repré­sen­tants de la citoyen­ne­té, de déter­mi­ner l’in­fluence des pou­voirs média­tiques dans l’o­pi­nion publique et dans la démo­cra­tie ? Les pou­voirs média­tiques s’ex­priment de mul­tiples façons et décident dans une large mesure des agen­das, des sujets dont on parle et de ceux dont on ne parle pas. Ils décident des voix et des opi­nions que les citoyens peuvent et ne peuvent pas entendre.

Ici (au Congrès), en fin de compte, les voix qui sont enten­dues sont déci­dées par les citoyens, mais pas néces­sai­re­ment dans les pou­voirs média­tiques. En d’autres termes, ils décident d’une grande par­tie de tout ce qui peut être vu, enten­du et lu dans ce pays et je pro­pose un exer­cice très simple que cha­cun d’entre vous ou tout citoyen qui nous écoute depuis son télé­phone por­table peut faire : c’est d’é­tu­dier et de voir com­ment les pou­voirs média­tiques déter­minent l’a­gen­da. Il suf­fit d’al­ler sur le site web d’un jour­nal et de faire une recherche par mot pour savoir com­bien de fois cer­tains mots sont men­tion­nés et com­bien de fois d’autres ne le sont pas. J’ai fait l’exer­cice pour vous.

Les résul­tats sont très frappants :

sur le site du jour­nal El Mun­do, le mot “Venezuela“a 17.376 résultats.

Savez-vous com­bien de résul­tats le mot “expul­sions” donne ? 1.668 résul­tats et le mot “portes tour­nantes (cir­cu­la­tion des hauts fonc­tion­naires entre le sec­teur public, le sec­teur pri­vé et vice ver­sa)” 486 résultats.

Et cela n’ar­rive pas seule­ment dans les médias numé­riques, cela arrive aus­si à la télé­vi­sion et même à la télé­vi­sion publique. Je vous donne quelques don­nées de la pla­te­forme Cilio sur le nombre de fois où cer­tains mots ont été men­tion­nés dans les jour­naux télé­vi­sés espa­gnols de 2014 à aujourd’hui.

Vene­zue­la 3.663 fois, Madu­ro 2.717 / 2.433, expul­sions 244, portes tour­nantes 21. Ça impres­sionne, non ?

Je pense que toute per­sonne qui écoute ces don­nées peut com­prendre l’é­norme capa­ci­té qu’ont les pou­voirs média­tiques de défi­nir ce dont on parle et ce dont on ne parle pas. Je pense que je dis quelque chose d’é­vident quand je dis que l’une des prin­ci­pales causes de la mon­tée de l’ex­trême droite n’est pas ce que les par­tis poli­tiques ont fait, mais la nor­ma­li­sa­tion des pro­grammes de l’ex­trême droite dans les médias. Si vous par­lez de cer­taines ques­tions, bien sûr, cela ouvre la voie à la réus­site de cer­taines forces poli­tiques de l’autre côté.

Les pou­voirs média­tiques ont tou­jours eu et conti­nuent d’a­voir une énorme capa­ci­té de pres­sion sur les acteurs poli­tiques. Savez-vous qui a dit cela très clai­re­ment en direct à la télé­vi­sion ? Le pré­sident du gou­ver­ne­ment Pedro Sán­chez, dans une inter­view mémo­rable sur l’é­mis­sion  de Jor­di Évole Sal­va­dos, a décla­ré que le groupe Pri­sa, avait fait pres­sion sur lui en 2016 pour qu’il ne par­vienne pas à un accord avec nous (Pode­mos). C’est impres­sion­nant, qu’un jour­nal, une entre­prise de la com­mu­ni­ca­tion, avec la radio la plus écou­tée du pays, deman­dant au can­di­dat socia­liste de ne pas pas­ser un accord avec Pode­mos.

Je pense que vous serez d’ac­cord avec moi sur l’é­norme pou­voir des médias pour pro­té­ger les démo­cra­ties et que cela mérite au moins une dis­cus­sion et une réflexion dans le siège de la sou­ve­rai­ne­té populaire.

Votre Hon­neur, le pou­voir média­tique est un véri­table pou­voir, c’est le qua­trième pou­voir, mais connais­sez-vous la dif­fé­rence entre le pou­voir média­tique et le pou­voir exé­cu­tif, le pou­voir légis­la­tif et le pou­voir judiciaire ?

Il n’y a aucun élé­ment de contrôle démo­cra­tique pour le pou­voir médiatique.

Après tout, vous et moi sommes assis ici parce que des mil­lions de citoyens ont voté pour nous. Après tout, la manière dont un gou­ver­ne­ment est élu ou même, la manière dont les organes de direc­tion du pou­voir judi­ciaire sont condi­tion­nés par la sou­ve­rai­ne­té popu­laire avec des méca­nismes pleins de défauts et pleins de pro­blèmes, au moins, il existe une sorte de fon­de­ment démocratique.

Mais quels sont les méca­nismes de contrôle des citoyens sur un pou­voir aus­si immense qui est aus­si un pou­voir com­mer­cial ? Un pou­voir cor­po­ra­tif concen­tré dans quelques mains, prin­ci­pa­le­ment dans les mains des banques et des grandes entre­prises et des fonds vautours.

De plus, en Espagne, les prin­cipes libé­raux ne sont pas appli­qués : il n’y a pas de libre concur­rence, il s’a­git essen­tiel­le­ment d’un oli­go­pole dans lequel on trouve deux grands groupes média­tiques. Selon les don­nées de bar­lo­ven­to comu­ni­ca­ción, ils touchent 80 % de l’au­dience des consom­ma­teurs et absorbent 83 % du mar­ché publi­ci­taire. C’est énorme ! Vous direz qu’il s’a­git d’une nor­ma­li­té plei­ne­ment démo­cra­tique, car les pou­voirs média­tiques ne peuvent pas être des contre-pou­voirs mais plu­tôt les bras média­tiques des pou­voirs économiques.

Je pense que cela mérite une réflexion, je vous donne un exemple, un exemple de la façon dont ces don­nées média­tiques du pou­voir éco­no­mique font pres­sion sur le gou­ver­ne­ment et sur cette chambre, qui est le siège de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, pour qu’ils n’ap­prouvent pas cer­taines lois. Il y a quelques semaines, le ministre de la Consom­ma­tion que vous avez men­tion­né, Alber­to Garzón, a annon­cé un décret visant à res­treindre la publi­ci­té des mai­sons de jeu. Qu’ont fait les patrons des médias ? Ils se sont orga­ni­sés pour essayer de le boy­cot­ter. Que vont faire les bras média­tiques des patrons de l’im­mo­bi­lier pour empê­cher ce cet accord que nous avons signé pour avoir une loi afin de régle­men­ter les loyers ? Ils mettent la pres­sion. La pres­sion. Pres­sion et encore de la pres­sion. Alors que per­sonne n’a voté pour eux. Dans le but que les repré­sen­tants de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire ne puissent pas faire ce qu’ils ont pro­mis de faire.

Il est dan­ge­reux pour le jour­na­lisme que le sys­tème des médias soit domi­né par les banques et les fonds vau­tours. Cela a des consé­quences sur la liber­té d’exer­cice du jour­na­lisme. Pen­sez-vous que le fait que les banques soient pro­prié­taires des chaînes de télé­vi­sion n’a pas d’im­pli­ca­tions ? Pen­sez-vous qu’un jour­na­liste peut écrire de mau­vaises choses sur une banque si celle-ci est en fin de compte pro­prié­taire du média pour lequel il tra­vaille ? Com­ment pen­sez-vous que les pro­fes­sion­nels par­le­ront si en fin de compte ils sont des employés des banques ? Com­ment vou­lez-vous qu’ils parlent des par­ties qui défendent tou­jours les inté­rêts des banques ? Ou com­ment par­le­ront-ils des par­ties dont les sources de finan­ce­ment sont des prêts des mêmes banques qui pos­sèdent les chaînes de télévision ?

Est-on libre quand on a des dettes envers les banques ?

Qu’un par­ti puisse faire quelque chose qui affecte les inté­rêts de ces banques si ces banques sont aus­si pro­prié­taires des chaînes de télé­vi­sion qui vont défi­nir l’o­pi­nion des citoyens sur ces mêmes partis ?

Votre inter­pel­la­tion que vous m’a­vez faite est très impor­tante parce que j’ose dire que pour la pre­mière fois ou presque dans cette tri­bune, nous pou­vons par­ler de ces choses.

Mes­dames et Mes­sieurs, les pou­voirs média­tiques sont les espaces les plus impor­tants de la socia­li­sa­tion poli­tique, c’est avant tout à tra­vers eux que les gens sont édu­qués poli­ti­que­ment. Pou­vez-vous ima­gi­ner si toutes les écoles en Espagne étaient la pro­prié­té des banques ou si les banques déci­daient des pro­grammes et des sujets qui sont expli­qués et qui nous sont expli­qués en classe ? Eh bien, c’est ce qui se passe avec une grande par­tie des médias en Espagne et selon le rap­port de l’as­so­cia­tion de presse de Madrid, qui n’est pas très favo­rable en géné­ral à ma for­ma­tion poli­tique, il est dit dans ce rap­port que la majo­ri­té des pro­fes­sion­nels, 56 %, disent avoir reçu des pres­sions de la part des direc­teurs des médias pour les­quels ils travaillent.
On parle très peu des pres­sions exer­cées par les diri­geants sur les jour­na­listes. Cela m’impressionne.

Il y a aus­si quelque chose d’ex­trê­me­ment frap­pant, qui est la par­tia­li­té ter­ri­to­riale. Les liens étroits entre ces pou­voirs et le pou­voir média­tique font que le pro­ces­sus de concen­tra­tion du mar­ché de la com­mu­ni­ca­tion dans la capi­tale est pra­ti­que­ment simul­ta­né. Cette concen­tra­tion donne une impor­tance exces­sive aux évé­ne­ments qui se pro­duisent à Madrid et aux opi­nions spé­ci­fiques à la région de Madrid, alors que l’on n’ac­corde pas autant d’at­ten­tion à ce qui se passe dans d’autres endroits. Je pense que je ne mens pas si je dis qu’il y a beau­coup de gens aux Cana­ries, en Cas­tille-La Manche, en Can­ta­brie, en Estré­ma­dure… qui, lors­qu’ils allument une chaîne de télé­vi­sion publique, voient qu’on parle constam­ment de Madrid. Uti­li­sons à nou­veau le comp­teur de la pla­te­forme AHT et voyons com­bien de fois cer­tains mots ont été men­tion­nés dans le jour­nal télé­vi­sé espagnol :

Le mot Madrid 519 fois, le mot Anda­lou­sie 79 fois, le Pays basque 65, Mala­ga 36, Bil­bao 29.…

Et je vous donne une autre don­née : les men­tions des vice-pré­si­dents régio­naux dans le jour­nal télé­vi­sé espa­gnol : Igna­cio Agua­do 263 men­tions, Móni­ca Oltra une men­tion, Juan Pedro Yllanes 0 mention…
Je pense qu’il y a un besoin en Espagne d’une télé­vi­sion publique qui ne soit pas seule­ment une télé­vi­sion publique de Madrid.

En résu­mé, je pense qu’il est clair qu’il est néces­saire de démo­cra­ti­ser les pou­voirs des médias en Espagne, afin qu’il y ait plus de plu­ra­li­té. C’est du pur libé­ra­lisme pour les groupes de médias pri­vés. Pour qu’il y ait davan­tage de médias publics, qui ne soient pas des cour­roies de trans­mis­sion des par­tis poli­tiques ayant un pou­voir ins­ti­tu­tion­nel mais qui soient régle­men­tés par le biais d’ap­pels d’offres publics, comme nous l’a­vons tou­jours pré­co­ni­sé pour la radio et la télé­vi­sion publiques, et aus­si pour qu’il y ait des médias com­mu­nau­taires, car le droit à l’in­for­ma­tion est un droit des citoyens, comme le pré­voit la consti­tu­tion. Et cela signi­fie que cela ne peut pas être un pri­vi­lège réser­vé aux seuls mil­lion­naires comme c’est le cas actuellement.

Dans ce pays, il y a eu un égout média­tique. Pen­sez-vous que les choses qui ont été dites à notre sujet n’ont pas eu d’in­fluence sur les élec­tions ? Même si les pou­voirs média­tiques ne sont pas d’ac­cord avec ce que je dis ici, je vous assure que nous conti­nue­rons à dire la véri­té sur le fonc­tion­ne­ment du pou­voir dans notre pays, mer­ci beaucoup.