Le Printemps arabe, dix ans après

Par Jeff Goodwin

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Contre­temps


Tra­duc­tion de David Bux­ton et Thier­ry Labica

Entre­tien avec Gil­bert Achcar

Les sou­lè­ve­ments qui se sont suc­cé­dés au Moyen Orient en 2011 sem­blaient morts et enter­rés jusqu’à la nou­velle vague de mobi­li­sa­tions qui a com­men­cé en 2018. Gil­bert Ach­car fait par­tie des prin­ci­paux ana­lystes de ces mou­ve­ments. Ses livres sur le sujet – notam­ment Le Peuple veut et Symp­tômes mor­bides (tous deux publiés aux édi­tions Actes sud) – sont essen­tiels pour qui­conque aspire à com­prendre la tra­jec­toire his­to­rique de la région lors de la der­nière décen­nie. Nous publions ici un entre­tien réa­li­sé récem­ment par Jeff Good­win pour la revue Cata­lyst, dans lequel G. Ach­car expose sa vision du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire ini­tié en 2011. 

Jeff Good­win : Com­men­çons avec les évè­ne­ments les plus récents dont tu aime­rais dis­cu­ter. J’imagine que c’est la seconde vague de sou­lè­ve­ments ou de contes­ta­tions qui a com­men­cé dans la région il y a deux ans.

Gil­bert Ach­car : Je com­men­ce­rai avec un sujet encore plus immé­diat : la pan­dé­mie en cours et ses consé­quences sur ce que les médias ont appe­lé « second Prin­temps arabe » en réfé­rence à l’onde de choc de 2011. Pre­nons le cas algé­rien, le plus par­lant : une mani­fes­ta­tion gigan­tesque avait lieu toutes les semaines au point d’être deve­nue comme un rituel. Tous les ven­dre­dis (le jour de repos heb­do­ma­daire loca­le­ment), une grande vague popu­laire défer­lait, dans les rues de la capi­tale, Alger, en par­ti­cu­lier. Or, cela s’est arrê­té brus­que­ment avec la pan­dé­mie. Le gou­ver­ne­ment a trou­vé un bon pré­texte pour dire aux gens : « C’est ter­mi­né main­te­nant. Vous devez res­ter chez vous. » Au Sou­dan, le mou­ve­ment de masse a éga­le­ment été inter­rom­pu et para­ly­sé pour un temps par la pan­dé­mie. Il s’en est allé de même en Irak et au Liban.

Néan­moins, il y a des moments où la colère est telle que les gens sont prêts à bra­ver la pan­dé­mie pour mani­fes­ter – vous en savez quelque chose aux États-Unis avec le mou­ve­ment Black Lives Mat­ter ! Il arrive un moment où les gens n’en peuvent plus, comme ce fut le cas au Liban après l’explosion gigan­tesque au port de Bei­rut le 4 août 2020. Le Sou­dan et l’Irak, eux aus­si, ont vu la reprise de mobi­li­sa­tions. Mais on ne peut nier l’impact de la Covid-19.

JG : Une fois la pan­dé­mie vain­cue – espé­rons que ce sera bien­tôt – les mou­ve­ments repren­dront-ils à par­tir de là où ils étaient arri­vés, ou bien ont-ils été affai­blis sub­stan­tiel­le­ment par la pause ?

GA : C’est une bonne ques­tion, qui ren­voie à des dif­fé­rences impor­tantes entre les cas. Là où existe un mou­ve­ment orga­ni­sé, ce qui n’est effec­ti­ve­ment le cas qu’au Sou­dan, le mou­ve­ment se pour­suit, quoiqu’à plus basse inten­si­té. Plus on se débar­ras­se­ra de la pan­dé­mie et de la peur qu’elle engendre, plus le mou­ve­ment sou­da­nais pour­ra reprendre de l’ampleur grâce à sa conti­nui­té orga­ni­sée. Par contraste, alors que le mou­ve­ment sou­da­nais est remar­qua­ble­ment struc­tu­ré avec des niveaux dif­fé­rents d’organisation et de repré­sen­ta­tion, le mou­ve­ment popu­laire algé­rien de 2019 était inor­ga­ni­sé, dans le sens de l’absence de repré­sen­ta­tion légi­time et de struc­tures recon­nues. Les mou­ve­ments au Liban et en Irak souffrent, eux aus­si, d’un manque de direc­tion et d’organisation. Dans le cas du Liban, cela reflète la com­po­si­tion sociale et poli­tique très diverse du mou­ve­ment, auquel par­ti­cipe un large éven­tail de forces qui n’ont en com­mun que le désir de se débar­ras­ser de l’élite du pou­voir existante.

Cela dit, les fac­teurs de base, qui ont mené à l’explosion sociale il y a dix ans, sont tou­jours pré­sents, par­tout dans la région ; ils vont même de mal en pis d’année en année. La pan­dé­mie ne fait qu’aggraver les choses. Tan­dis qu’elle joue un rôle contre-révo­lu­tion­naire dans l’immédiat en entra­vant la mobi­li­sa­tion de masse, elle appro­fon­dit en même temps la crise qui a déclen­ché la révolte de masse ini­tiale. À l’exception de petits États pétro­liers très riches, habi­tés en grande majo­ri­té par des migrants sus­cep­tibles d’être dépor­tés à mer­ci, la plu­part des États de la région subi­ront une chute bru­tale de leurs reve­nus, y com­pris des remises migra­toires, et une aug­men­ta­tion mas­sive du chô­mage. Ils souf­fri­ront des consé­quences de la baisse à long terme pré­vue pour les prix du pétrole, celui-ci étant une source majeure des flux moné­taires dans la région.

JG : Tu as dit que les causes fon­da­men­tales des sou­lè­ve­ments sont tou­jours là, voire qu’ils empirent. Je sup­pose que cela veut dire que la seconde vague de contes­ta­tion a été pro­pul­sée par les mêmes fac­teurs que la pre­mière vague.

GA : Je crois qu’il n’y a guère de doute à ce sujet. En Jor­da­nie en 2018, le cata­ly­seur de la contes­ta­tion sociale était un décret gou­ver­ne­men­tal aug­men­tant les impôts. Au Sou­dan, c’étaient des mesures d’austérité sup­pri­mant des sub­ven­tions de prix au détri­ment des plus pauvres. Au Liban, c’était une nou­velle taxe que le gou­ver­ne­ment ten­ta d’imposer sur la com­mu­ni­ca­tion télé­pho­nique par Inter­net (VoIP). En Irak, la contes­ta­tion sociale s’était net­te­ment ampli­fiée au cours des der­nières années. Et si l’affaire qui a déclen­ché le mou­ve­ment en Algé­rie était direc­te­ment poli­tique – la ten­ta­tive de renou­ve­ler le man­dat du pré­sident pour un cin­quième quin­quen­nat – cela ne veut pas dire qu’elle n’était pas liée à de graves pro­blèmes socioé­co­no­miques chro­niques. On pour­rait dire la même chose d’autres pays de la pre­mière vague, où le sou­lè­ve­ment a été enclen­ché sur des ques­tions poli­tiques, alors qu’il était très clair que des pro­blèmes sociaux et éco­no­miques pro­fon­dé­ment enra­ci­nés sous-ten­daient la colère politique.

Dans mon livre de 2013, Le Peuple veut. Une explo­ra­tion radi­cale du sou­lè­ve­ment arabe, j’ai iden­ti­fié les racines pro­fondes de l’explosion dans le déve­lop­pe­ment entra­vé de cette par­tie du monde, qui a connu des taux de crois­sance (notam­ment par habi­tant) plus faibles que d’autres régions d’Asie et d’Afrique pen­dant les décen­nies pré­cé­dentes. La consé­quence la plus frap­pante en a été un chô­mage mas­sif des jeunes, pour lequel la région détient depuis long­temps le record mon­dial. C’est un indice cru­cial pour com­prendre le sou­lè­ve­ment de 2011 qui, comme tous les sou­lè­ve­ments, a été prin­ci­pa­le­ment impul­sé par des jeunes, qui se voyaient sans ave­nir. Un son­dage réa­li­sé en 2010 a mon­tré qu’une pro­por­tion très éle­vée des jeunes de la région sou­hai­taient émi­grer sans retour ; le pour­cen­tage le plus éle­vé s’est trou­vé en Tuni­sie, où près de 45 % disaient vou­loir quit­ter le pays de façon per­ma­nente. Il est cer­tain que le chô­mage des jeunes, comme le chô­mage en géné­ral, ont empi­ré depuis 2010, et plus que jamais main­te­nant avec la pandémie.

 

JG : Dirais-tu que les jeunes ont été aux pre­miers rangs des sou­lè­ve­ments par­tout dans la région, ou bien y a‑t-il eu des dif­fé­rences dans la com­po­si­tion de classe des mou­ve­ments ? En d’autres termes, quand tu parles de la pré­sence des jeunes aux pre­miers rangs, parles-tu de jeunes de la classe moyenne, ou d’étudiant.e.s d’origine ouvrière ?

GA : Comme tout mou­ve­ment popu­laire de grande enver­gure, ces mou­ve­ments tra­versent couches et classes sociales, mais c’est là où l’âge compte le plus. Si l’on y cherche des membres de la classe moyenne, on trou­ve­ra sur­tout des jeunes, et beau­coup moins de per­sonnes plus âgées. Cepen­dant, la grande majo­ri­té des gens dans les rues appar­te­nait aux classes plus pauvres : classe ouvrière, classe moyenne infé­rieure, chô­meurs et chô­meuses, dont un grand nombre de diplômé.e.s de milieux modestes dans une région où le taux d’inscription dans l’enseignement supé­rieur est plus éle­vé que dans d’autres par­ties du Sud mondial.

Cela est le pro­duit de la phase natio­na­liste, déve­lop­pe­men­ta­liste qui a culmi­né dans les années 1960, et dont l’un des acquis, l’éducation gra­tuite, a engen­dré un taux d’inscription éle­vé dans l’enseignement supé­rieur. En consé­quence, les diplômé.e.s consti­tuent une pro­por­tion éle­vée des per­sonnes au chô­mage. La par­ti­ci­pa­tion mas­sive d’étudiant.e.s et de diplômé.e.s au mou­ve­ment explique aus­si le rôle clé qu’ils et elles ont pu jouer grâce à leur maî­trise des nou­velles tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion et des réseaux sociaux. Il fut un temps en 2011 où les médias ont même décrit le Prin­temps arabe comme une révo­lu­tion Face­book. C’était une exa­gé­ra­tion, certes, mais ce n’était pas entiè­re­ment faux.

Bien enten­du, la capa­ci­té à s’organiser varie d’un pays à l’autre ; elle dépend des niveaux de répres­sion pré­exis­tants, du type de classe ouvrière, de son degré de concen­tra­tion, etc. Si l’on consi­dère le pays où tout a com­men­cé, c’est-à-dire la Tuni­sie – le pre­mier pays où le mou­ve­ment de masse, sur­gi en décembre 2010, est par­ve­nu à se débar­ras­ser du pré­sident en jan­vier 2011 – ce n’est pas une coïn­ci­dence que tout y ait com­men­cé. La Tuni­sie est, en effet, le seul pays de la région doté d’un mou­ve­ment ouvrier auto­nome orga­ni­sé et puis­sant. Le mou­ve­ment ouvrier tuni­sien a joué un rôle cru­cial en trans­for­mant une érup­tion de colère spon­ta­née en un mou­ve­ment de masse qui s’est élar­gi à tout le pays. Le syn­di­cat des ensei­gnants, en par­ti­cu­lier, a joué un rôle clé dans la radi­ca­li­sa­tion du mou­ve­ment et la pres­sion sur la direc­tion syn­di­cale cen­trale. Le jour où Ben Ali a fui le pays était celui de la grève géné­rale dans la capitale.

Si on se tourne ensuite vers le deuxième pays qui a rejoint le mou­ve­ment, l’Égypte, on constate qu’il a connu la vague de grèves ouvrières la plus impor­tante de son his­toire dans les années pré­cé­dant 2011. Il y avait quelques syn­di­cats indé­pen­dants embryon­naires, mais les syn­di­cats offi­ciels étaient inféo­dés au gou­ver­ne­ment, de sorte que le mou­ve­ment ouvrier orga­ni­sé n’était pas en mesure de diri­ger le sou­lè­ve­ment. Le ren­ver­se­ment de Hos­ni Mou­ba­rak par les mili­taires en février 2011 fut tou­te­fois pré­ci­pi­té par la vague mas­sive de grèves déclen­chée dans les jours pré­cé­dant sa démis­sion for­cée, mobi­li­sant des cen­taines de mil­liers de tra­vailleurs et travailleuses.

Bah­reïn est un autre des six pays entrés en sou­lè­ve­ment en 2011. Bien que cela soit peu connu, il s’y trou­vait un mou­ve­ment ouvrier impor­tant –- qui a joué un rôle clé dans la pre­mière phase du sou­lè­ve­ment, avant d’être dure­ment répri­mé par la monar­chie. Voi­là donc des pays où le rôle de la classe ouvrière a été cru­cial dans le sou­lè­ve­ment, et de façon très consciente. Par ailleurs, dans les rues de tous les pays qui ont connu une forte pous­sée de la contes­ta­tion sociale et poli­tique en 2011, il est évident que les classes popu­laires ont été les plus impli­quées ; il suf­fit de regar­der les images des mani­fes­ta­tions pour s’en convaincre.

Les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales ont essayé de repré­sen­ter le Prin­temps arabe comme une révolte de la classe moyenne, confor­mé­ment à leur cadrage néo­li­bé­ral qui a vou­lu y voir l’expression d’une aspi­ra­tion popu­laire à davan­tage de libé­ra­li­sa­tion éco­no­mique. Elles ont recon­nu qu’il y avait des causes éco­no­miques au bou­le­ver­se­ment régio­nal, mais les ont attri­buées non à la mise en œuvre de leurs recettes néo­li­bé­rales, mais au manque de vigueur dans cette mise en œuvre. C’est n’importe quoi, bien sûr ; seuls des néo­li­bé­raux ultra-dog­ma­tiques peuvent nier que le tour­nant néo­li­bé­ral a consi­dé­ra­ble­ment aggra­vé les condi­tions socioé­co­no­miques de la région préa­la­ble­ment aux sou­lè­ve­ments. J’ai expli­qué com­ment cela est arri­vé dans Le Peuple veut.

JG : On dit sou­vent que la Tuni­sie fait excep­tion dans la région. Selon cette pers­pec­tive, les sou­lè­ve­ments ont échoué par­tout ailleurs. Cer­tains ont expli­qué cela par l’organisation excep­tion­nelle du mou­ve­ment ouvrier en Tuni­sie. Est-ce convain­cant comme analyse ?

GA : La réponse n’est pas un simple oui ou non. Il faut d’abord se deman­der si le sou­lè­ve­ment en Tuni­sie a vrai­ment été le suc­cès que l’on dit. La réponse est oui, si l’on parle de démo­cra­ti­sa­tion. Dans ce sens spé­ci­fique, la Tuni­sie est deve­nue ce que l’on pour­rait appe­ler une démo­cra­tie élec­to­rale depuis 2011. De ce point de vue, le sou­lè­ve­ment a réussi.

Mais a‑t-il réus­si à résoudre les pro­blèmes sociaux et éco­no­miques que nous avons évo­qués ? Pas du tout, mal­heu­reu­se­ment. Rien n’a chan­gé en matière d’économie poli­tique. Sous la pres­sion du FMI et de la Banque mon­diale, les choses ont même empi­ré. La Tuni­sie a connu des explo­sions sociales inter­mit­tentes dans diverses par­ties du pays depuis 2011, pro­vo­quées par les mêmes ques­tions qui ont conduit au sou­lè­ve­ment d’il y a dix ans ; une révolte majeure a eu lieu encore récem­ment. Croire que la Tuni­sie a réus­si et qu’elle est sor­tie de l’auberge serait se trom­per lourdement.

Cela dit, les deux ques­tions que tu as men­tion­nées – la réus­site et le rôle du mou­ve­ment ouvrier – sont rare­ment liées dans le dis­cours domi­nant. Ceux et celles qui décrivent la Tuni­sie comme ayant réus­si ne sou­lignent pas, en géné­ral, l’importance du mou­ve­ment ouvrier comme clé de ce suc­cès. Ils ou elles recourent habi­tuel­le­ment à quelque expli­ca­tion cultu­ra­liste, de type orien­ta­liste. Le mou­ve­ment ouvrier est à peine men­tion­né, même si le rôle de celui-ci dans le main­tien de la paix sociale a été récom­pen­sé par un Prix Nobel de la paix, par­ta­gé avec trois autres acteurs sociaux.

Or, ce rôle pose un gros pro­blème, car plu­tôt que de lut­ter avec force pour les reven­di­ca­tions sociales de la popu­la­tion, la direc­tion syn­di­cale a pas­sé son temps à conclure des accords avec l’organisation patro­nale afin de garan­tir une alter­nance en dou­ceur des gou­ver­ne­ments bour­geois. De ce fait, la Tuni­sie est la preuve tan­gible que le pro­blème n’est pas la « gou­ver­nance » : il ne s’agit pas seule­ment de démo­cra­ti­sa­tion. Il s’agit fon­da­men­ta­le­ment de pro­blèmes sociaux et éco­no­miques pro­fonds qui se tra­duisent iné­luc­ta­ble­ment en mécon­ten­te­ment poli­tique. Il n’y aura pas de sor­tie de la crise sans chan­ge­ment socioé­co­no­mique radi­cal, mais on en est encore loin dans la Tuni­sie d’aujourd’hui.

 

JG : Si en dépit de la tran­si­tion démo­cra­tique en Tuni­sie, les mêmes poli­tiques éco­no­miques res­tent fon­da­men­ta­le­ment en place, dirais-tu que le gou­ver­ne­ment devrait s’attaquer aux pro­blèmes éco­no­miques pro­fonds que tu as évo­qués ? Ou bien s’agit-il de pro­blèmes si pro­fon­dé­ment enra­ci­nés qu’ils ne relèvent pas de poli­tiques gou­ver­ne­men­tales en quelque sorte – ce type de capi­ta­lisme est stag­nant et ne sau­rait être réfor­mé ; il doit être démantelé ?

GA : Comme tu sais, la vision néo­li­bé­rale du monde repose sur le dogme selon lequel le sec­teur pri­vé doit consti­tuer la loco­mo­tive. Met­tez le sec­teur pri­vé aux com­mandes et tout sera réso­lu, c’est le remède miracle que prônent les néo­li­bé­raux. Le FMI pré­co­nise exac­te­ment la même recette à tous les pays du monde. Cela n’a aucun sens, même d’un point de vue capi­ta­liste prag­ma­tique, car il faut tenir compte du fait que les divers pays ont des condi­tions dif­fé­rentes. Dans la région du monde dont nous par­lons, à cause de la nature du sys­tème éta­tique, les condi­tions de base per­met­tant un déve­lop­pe­ment impul­sé par le capi­ta­lisme pri­vé sont tout sim­ple­ment inexistantes.

Cer­tains États, comme la Tur­quie ou l’Inde, sont régu­liè­re­ment cités en exemples de pays où le capi­ta­lisme pri­vé, dans des condi­tions néo­li­bé­rales, a réa­li­sé des taux de déve­lop­pe­ment assez rapides pen­dant un cer­tain temps, fût-ce à un coût social éle­vé – cette his­toire est d’ailleurs ter­mi­née à pré­sent. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, cepen­dant, cela ne pou­vait pas avoir lieu, car l’argent pri­vé a besoin d’un envi­ron­ne­ment sûr et pré­vi­sible afin de s’engager dans les inves­tis­se­ments lourds à long terme que requiert le déve­lop­pe­ment. Ce qui pré­vaut dans la région, c’est un pou­voir d’État des­po­tique com­bi­né avec des niveaux éle­vés de népo­tisme et de com­pé­rage. Il fau­drait ren­ver­ser radi­ca­le­ment tout cela. Il n’y a pas d’issue au blo­cage du déve­lop­pe­ment sans rôle cen­tral du sec­teur public, contrai­re­ment à la pers­pec­tive néo­li­bé­rale. La région a besoin d’un nou­veau type de déve­lop­pe­men­ta­lisme qui soit démo­cra­tique, et non pas mené par des régimes auto­ri­taires et bureaucratiques.

Quant aux sources du finan­ce­ment public, il est bien connu que les riches ne paient pas d’impôts dans cette par­tie du monde. Les seules per­sonnes qui paient des impôts sont les salarié.e.s du sec­teur for­mel, une mino­ri­té de la force de tra­vail. La région est connue pour ses fuites mas­sives de capi­taux et ses détour­ne­ments de fonds. Les res­sources sont pom­pées par les groupes sociaux para­si­taires qui contrôlent l’État. Ain­si, il n’y a pas d’issue à tout cela sans ren­ver­ser la struc­ture socio­po­li­tique dans son ensemble. Se débar­ras­ser d’un pré­sident revient à ne cou­per que la par­tie visible de l’iceberg si la struc­ture diri­geante est pré­ser­vée comme cela a été le cas dans tous les pays de la région dont les pré­si­dents ont été for­cés de par­tir. C’est par­ti­cu­liè­re­ment évident lorsqu’ils y ont été contraints par l’ossature mili­taire du régime, comme cela s’est pas­sé en Égypte, en Algé­rie et au Sou­dan, trois pays qui ont en com­mun le rôle domi­nant des forces armées dans le régime politique.

 

JG : Nous n’avons pas par­lé jusqu’ici des puis­sances externes comme les États-Unis, la Rus­sie, etc., ce qui en soi pour­rait indi­quer qu’elles n’ont pas joué un rôle aus­si impor­tant que ce que pensent cer­tains. Quel rôle les grandes puis­sances ont-elles joué pen­dant la der­nière décennie ?

GA : Quand on parle du néo­li­bé­ra­lisme, des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales qui imposent leurs recettes, on parle bien sûr d’un sys­tème domi­né par les pays impé­ria­listes occi­den­taux, les États-Unis au pre­mier chef. Et pour­tant, lorsque les sou­lè­ve­ments eurent lieu en 2011, l’hégémonie états-unienne dans la région était très affai­blie, par suite de la lourde défaite des des­seins de Washing­ton en Irak. L’année 2011 était celle du retrait des troupes amé­ri­caines de ce pays. Cet échec a por­té un coup très dur au pro­jet impé­rial des États-Unis, et pas seule­ment au Moyen-Orient.

Dans la com­pa­rai­son entre Barack Oba­ma et Donald Trump, on pense à C. Wright Mil­ls et à son ana­lyse de la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir dans le sys­tème pré­si­den­tiel états-unien, sur­tout en ce qui concerne la poli­tique étran­gère et la pro­jec­tion de puis­sance. Les inté­rêts de classe fon­da­men­taux sous-ten­dant le gou­ver­ne­ment états-unien peuvent bien res­ter les mêmes, mais les poli­tiques concrètes dépendent beau­coup de qui occupe la Mai­son-Blanche. Lors du sou­lè­ve­ment en Égypte en 2011, Oba­ma tenait à ne pas don­ner l’impression que les États-Unis sou­te­naient la dic­ta­ture, en contra­dic­tion fla­grante avec son propre dis­cours sur la démo­cra­tie. En 2009, en effet, Oba­ma avait pro­non­cé l’une de ses pre­mières grandes allo­cu­tions au Caire, prê­chant les liber­tés démo­cra­tiques pour la région. Il aurait été, en outre, fort impru­dent pour les États-Unis de s’opposer à ce qui res­sem­blait à l’époque à un tsu­na­mi démocratique.

Oba­ma fit donc pres­sion sur Mou­ba­rak pour des réformes. Lorsque ce der­nier s’avéra peu apte ou enclin à le faire, Washing­ton don­na son feu vert à l’armée égyp­tienne pour se débar­ras­ser du pré­sident. Fon­da­men­ta­le­ment, Oba­ma avait le choix entre deux options. L’une était de sou­te­nir les régimes en place contre les mou­ve­ments de contes­ta­tion, option prô­née par les Saou­diens et d’autres monar­chies du Golfe. Oba­ma était réti­cent à emprun­ter cette voie pour la rai­son que je viens d’expliquer. Si Trump avait été pré­sident à l’époque, il est pro­bable qu’il l’aurait emprun­tée sans trop hési­ter. L’autre option qui s’offrait à Oba­ma était celle offerte par le Qatar, deve­nu spon­sor des Frères musul­mans depuis les années 1990. Ce sta­tut avait pour­vu l’émirat d’une influence sur un inter­lo­cu­teur majeur au sein des forces d’opposition au niveau régio­nal, per­met­tant ain­si à Washing­ton d’essayer d’aiguiller le mou­ve­ment dans un sens qui ne serait pas nui­sible aux inté­rêts américains.

C’est ce qu’Obama choi­sit de faire, sauf à Bah­reïn, où il fer­ma les yeux devant l’intervention contre-révo­lu­tion­naire menée par le royaume saou­dien. Il faci­li­ta l’élection à la pré­si­dence égyp­tienne de Moha­med Mor­si, le can­di­dat des Frères musul­mans, en empê­chant l’armée de sup­pri­mer sa vic­toire élec­to­rale. Durant son unique année de pré­si­dence, Mor­si a lar­ge­ment res­pec­té les règles du jeu édic­tées par Washing­ton pour la région, même en ce qui concerne Israël. C’est pour­quoi l’administration Oba­ma fut mécon­tente du coup d’État qui le ren­ver­sa en 2013, même si elle finit par accep­ter de mau­vaise grâce le fait accom­pli. Cela aus­si montre les limites du pou­voir états-unien.

Entre-temps, il y eut l’expérience libyenne. Oba­ma fut entraî­né dans ce conflit à contre-cœur ; l’expression deve­nue célèbre pour décrire sa ligne de conduite était « diri­ger de l’arrière ». Le mou­ve­ment en Libye ne vou­lait pas de bottes étran­gères sur son ter­ri­toire, et Oba­ma non plus ne vou­lait pas y enga­ger de troupes. En consé­quence, une cam­pagne de bom­bar­de­ment fut menée en sou­tien à un sou­lè­ve­ment armé contre une dic­ta­ture bru­tale, dans l’espoir que Washing­ton et ses alliés par­vien­draient à l’aiguiller vers la meilleure issue pos­sible pour les États-Unis : un com­pro­mis entre le régime et l’opposition qui aurait lais­sé en place les appa­reils éta­tiques. C’est ce qui s’est pas­sé au Yémen en 2011, deve­nu le modèle pré­fé­ré d’Obama qu’il prô­na pour la Syrie en 2012. Mais il échoua com­plè­te­ment dans cette voie en Libye, notam­ment à cause de l’intransigeance de Kadha­fi. La struc­ture entière de l’État finit par s’effondrer lorsque le sou­lè­ve­ment eut lieu dans la capitale.

Hor­mis l’échec libyen, l’autre inter­ven­tion majeure directe des Etats-Unis fut celle menée contre « l’État isla­mique » (EI). Ce groupe ultra-ter­ro­riste émer­gea en Syrie sur les marges du sou­lè­ve­ment régio­nal, consti­tuant une menace directe pour les inté­rêts états-uniens, en par­ti­cu­lier lorsqu’il fran­chit la fron­tière vers l’Irak en 2014, se déployant ain­si dans un pays riche en pétrole. Washing­ton mena alors une nou­velle cam­pagne de bom­bar­de­ment et cher­cha des alliés sur le ter­rain. Pour le gou­ver­ne­ment Oba­ma et le Penta­gone, la col­la­bo­ra­tion tant avec les forces de gauche kurdes en Syrie qu’avec les milices pro-ira­niennes en Irak dans le com­bat contre l’EI ne parut pas poser de pro­blème. Cette inter­ven­tion mili­taire ne visait cepen­dant qu’à contrer l’EI, et non à contri­buer au rever­se­ment du gou­ver­ne­ment que ce soit en Irak ou en Syrie.

L’hégémonie des États-Unis dans la région avait atteint son apo­gée dans les années 1990 après la pre­mière guerre contre l’Irak, pour ensuite retom­ber à un bas niveau durant le Prin­temps arabe. L’impérialisme russe, rival de l’impérialisme amé­ri­cain, exploi­ta ces fai­blesses de la manière oppor­tu­niste qui carac­té­rise Pou­tine. Lorsqu’il vit que Washing­ton était en désac­cord avec les Saou­diens à la suite du coup d’État en Égypte, il s’empressa de leur mon­trer son sou­tien ain­si qu’au dic­ta­teur égyp­tien. Lorsqu’il vit que la ten­sion mon­tait entre le pré­sident turc Recep Tayyip Erdo­gan et Washing­ton à cause de l’alliance de l’administration Oba­ma avec les Kurdes, il fit des avances au diri­geant turc.

La Syrie avait été sous l’influence de Mos­cou depuis des décen­nies et l’armée russe y dis­po­sait d’installations mili­taires. L’Iran com­men­ça à inter­ve­nir en sou­tien au régime syrien en 2013, puis, consta­tant que même cette inter­ven­tion ira­nienne en défense d’Assad n’avait pas inci­té Washing­ton à appor­ter une aide déci­sive à l’opposition syrienne, Pou­tine inter­vint à son tour en 2015, pré­ser­vant le régime d’un effon­dre­ment immi­nent. Au vu de la fai­blesse géné­rale mani­fes­tée par les États-Unis dans la région, Mos­cou a ensuite éten­du son acti­vi­té mili­taire à la Libye, où elle sou­tient un camp, aux côtés de l’Égypte, des Émi­rats Arabes Unis et de la France, contre l’autre, sou­te­nu par la Tur­quie et le Qatar. Les Saou­diens ne sont pas enga­gés en Libye, pas plus qu’en 2011. Ils sont embour­bés dans leur guerre qu’ils mènent contre l’Iran par pro­cu­ra­tion au Yémen aux dépens de la popu­la­tion de ce pauvre pays.

JG : Est-il juste de dire que la posi­tion amé­ri­caine dans la région est en recul depuis le début des sou­lè­ve­ments, tan­dis que celles de la Rus­sie et de l’Iran se sont ren­for­cées dans une cer­taine mesure ?

GA : Tout à fait. Bien que le gou­ver­ne­ment Trump ait chan­gé de cap sur cer­taines ques­tions pour com­plaire à ses aco­lytes saou­diens, ni Trump ni per­sonne n’est dis­po­sé à déployer mas­si­ve­ment des troupes amé­ri­caines dans la région, à moins d’une grave menace pour les inté­rêts états-uniens. Ils savent que pous­ser trop loin la confron­ta­tion avec l’Iran pour­rait entraî­ner d’énormes consé­quences éco­no­miques en affec­tant le mar­ché du pétrole et par là même, l’économie mon­diale. Les Ira­niens le savent eux aus­si, et c’est pour­quoi l’Iran semble bien peu dis­sua­dé et conti­nue à se com­por­ter en consé­quence. L’impérialisme amé­ri­cain eût-il dis­po­sé de la toute-puis­sance que cer­tains lui prêtent, l’Iran n’aurait pas alors été le prin­ci­pal béné­fi­ciaire de l’invasion états-unienne de l’Irak, au point que le gou­ver­ne­ment de ce pays est deve­nu son vassal.

C’est, en fait, la rai­son pour laquelle le sou­lè­ve­ment récent en Irak est for­te­ment hos­tile à l’Iran – pas au peuple ira­nien, bien sûr, mais au régime ira­nien qui s’ingère dans les affaires de leur pays et empiète sur leur sou­ve­rai­ne­té. Celles et ceux qui sont des­cen­dus dans les rues en Irak sont majo­ri­tai­re­ment des chiites, qui n’en sont pas moins clai­re­ment hos­tiles à l’influence ira­nienne et rejettent toute domi­na­tion étran­gère, qu’elle émane de Washing­ton ou de Téhé­ran. Au Liban aus­si, on a vu une par­ti­ci­pa­tion impor­tante de chiites au sou­lè­ve­ment de 2019, qui dépas­sa remar­qua­ble­ment les divi­sions confes­sion­nelles en s’opposant éga­le­ment aux amis de Téhé­ran et de Washing­ton réunis dans la coa­li­tion gouvernementale.

 

JG : Si je com­prends bien ce que tu disais pré­cé­dem­ment, le capi­ta­lisme n’a pas vrai­ment d’avenir dans la région. Il n’a pas de solu­tion à l’heure actuelle. Seule une sorte de socia­lisme démo­cra­tique pour­rait offrir une issue, avec un mode de déve­lop­pe­ment entiè­re­ment nouveau. 

GA : Je dirais que le socia­lisme démo­cra­tique est cer­tai­ne­ment l’option la plus sou­hai­table. Mais en théo­rie, on pour­rait aus­si ima­gi­ner une issue sur la base d’un régime déve­lop­pe­men­ta­liste auto­ri­taire du genre de ceux qui ont pré­si­dé à la trans­for­ma­tion de cer­tains pays d’Asie orien­tale. Cepen­dant, une telle éven­tua­li­té ne se pro­file nulle part à l’horizon. La ques­tion cru­ciale est que le sec­teur public doit jouer un rôle cen­tral pour sor­tir de la crise dans le cadre d’un déve­lop­pe­men­ta­lisme de type nou­veau, dont il est bien plus pro­bable qu’il soit socia­liste que capi­ta­liste. Nous vivons en outre à une époque où les gens sont beau­coup moins dis­po­sés à tolé­rer les dic­ta­tures du genre com­mun dans les années 1960. L’aspiration à la démo­cra­tie est très lar­ge­ment par­ta­gée. Dans les pays du Moyen Orient et d’Afrique du Nord, les gens ont rete­nu de leur expé­rience qu’ils peuvent ren­ver­ser des gou­ver­ne­ments par des mobi­li­sa­tions de rue, et c’est une leçon très impor­tante, en effet.

 

JG : Mal­gré le lien que tu fais entre les sou­lè­ve­ments et la forme stag­nante de capi­ta­lisme dans la région, nombre d’observateur.rice.s res­tent frappé.e.s par la fai­blesse des voix ouver­te­ment anti­ca­pi­ta­listes. Les reven­di­ca­tions de démo­cra­tie et de liber­té ont été mises au pre­mier plan dans ces mou­ve­ments popu­laires, mais les forces expli­ci­te­ment socia­listes paraissent à peine audibles. Est-ce cor­rect ? Et si oui, com­ment faut-il com­prendre la fai­blesse de l’idéologie socia­liste et anti­ca­pi­ta­liste dans la région ?

GA : Si l’on parle de forces anti­ca­pi­ta­listes dotées d’un pro­gramme socia­liste, il est incon­tes­table qu’elles sont très faibles dans la région. Bien que de petits groupes, mar­gi­naux, aient pu par­fois jouer un rôle dis­pro­por­tion­né, comme ce fut le cas en Égypte en 2011, cela ne change rien au fait que ces groupes sont très faibles et mino­ri­taires. Mais c’est une chose que de s’opposer au capi­ta­lisme en théo­rie, et c’en est une autre que de s’opposer au capi­ta­lisme réel­le­ment exis­tant. Dans ce der­nier sens, il y a énor­mé­ment de gens qui ne sup­portent plus le capi­ta­lisme cor­rom­pu et le néo­li­bé­ra­lisme. Ces gens veulent se débar­ras­ser du sys­tème socioé­co­no­mique dans lequel ils vivent. Cela ne veut pas dire que la plu­part sont consciem­ment socia­listes, mais ils par­tagent une aspi­ra­tion pro­fonde à la jus­tice sociale enten­due dans un sens plus vague, et c’est là le point de départ qui compte. Le Prin­temps Arabe avait fait de la jus­tice sociale l’un de ses prin­ci­paux slogans.

L’histoire n’a jamais connu de révo­lu­tions – pas même la Rus­sie de 1917 – dans les­quelles la plu­part des gens étaient des socia­listes déter­mi­nés à abo­lir le capi­ta­lisme. Les choses ne se passent pas comme cela. Dans les pays du Moyen Orient et d’Afrique du Nord, une grande par­tie, voire, une bonne majo­ri­té de la jeune géné­ra­tion défend des valeurs pro­gres­sistes allant de la démo­cra­tie à la jus­tice sociale. Un slo­gan clé du sou­lè­ve­ment en 2011 était « Pain, liber­té et jus­tice sociale ». C’est une bonne défi­ni­tion de l’aspiration domi­nante, à laquelle on peut ajou­ter la « digni­té natio­nale », autre­ment dit, l’anti-impérialisme, ain­si que l’antisionisme là où Israël est impliqué.

Com­ment mesu­rer tout cela ? Aucun ins­ti­tut de son­dage n’a posé ce genre de ques­tion ; le plus sou­vent, ils posent des ques­tions ineptes. Tou­te­fois, une bonne indi­ca­tion a été don­née lors du pre­mier tour de l’élection pré­si­den­tielle en Égypte en 2012, la plus libre dans l’histoire du pays. Les deux prin­ci­paux concur­rents étaient le can­di­dat de l’ancien régime et celui du mou­ve­ment inté­griste des Frères musul­mans. Des ver­sions édul­co­rées des deux can­di­dats étaient éga­le­ment en lice : un can­di­dat du régime et un can­di­dat isla­mique tous deux « modérés ».

Le cin­quième can­di­dat dans cette course, bien qu’ayant le moins de moyens finan­ciers et orga­ni­sa­tion­nels, arri­va en troi­sième posi­tion, talon­nant les deux favo­ris. Ce can­di­dat était un nas­sé­rien (en réfé­rence à Gamal Abdel-Nas­ser, qui diri­gea l’Égypte dans sa période « socia­liste » dans les années 1960) au dis­cours ouver­te­ment socia­liste. Mais c’est un nas­sé­rien nou­velle manière, qui se réfère aux réformes sociales et aux natio­na­li­sa­tions exten­sives des années Nas­ser, tout en recon­nais­sant que la dic­ta­ture est une par­tie de l’héritage nas­sé­rien dont il faut se débar­ras­ser au pro­fit de valeurs démocratiques.

On pour­rait donc le consi­dé­rer comme un repré­sen­tant du socia­lisme démo­cra­tique au sens où la plu­part des gens entendent cela. Et pour­tant, il obtint la plu­ra­li­té des voix dans les prin­ci­paux centres urbains de l’Égypte, dont Le Caire et Alexan­drie. Voi­là un excellent témoi­gnage du fait qu’il existe une aspi­ra­tion dif­fuse à quelque chose de radi­ca­le­ment dif­fé­rent, même si cette aspi­ra­tion n’est pas por­tée par une orga­ni­sa­tion. Et c’est ce qui est le plus important.

 

JG : Si je te com­prends bien, il existe dans la région une base poten­tielle pour un mou­ve­ment de masse socia­liste démo­cra­tique. Le pro­blème est que les orga­ni­sa­tions socia­listes sont faibles. Elles ont été détruites par les dic­ta­teurs, affai­blies par les pou­voirs auto­ri­taires. Per­sonne n’a été en mesure de mobi­li­ser ces attentes sociales démo­cra­tiques ou de jus­tice sociale qui semblent très répan­dues dans la région. 

GA : Je ne dirais pas « sociales démo­cra­tiques » parce que ce terme peut, bien sûr, ren­voyer à une expé­rience avant tout euro­péenne qui a pro­duit un cer­tain type d’organisation avec les résul­tats que nous savons. Quant au terme « socia­liste », il n’est pas l’apanage des mar­xistes, bien enten­du. Si l’on prend les révo­lu­tions russes comme exemple, il exis­tait un cou­rant de masse, les socia­listes révo­lu­tion­naires, qu’il serait dif­fi­cile de décrire comme mar­xiste. Dans le cas de la Com­mune de Paris, la plu­part des pro­ta­go­nistes ne se réfé­raient même pas au « socia­lisme ». L’élément déter­mi­nant ici tient à l’aspiration à l’égalité sociale, à un autre type de socié­té, et en même temps, à une démo­cra­tie radicale.

Alors oui, le pro­blème majeur n’est pas l’absence d’un milieu favo­rable à un chan­ge­ment radi­cal tel que celui dont nous dis­cu­tons ; ce milieu existe, mais il manque d’organisation et reste donc faible. Il y a là une obser­va­tion que l’on peut faire au sujet des mou­ve­ments sociaux en géné­ral. Lorsqu’un mou­ve­ment de masse prend prin­ci­pa­le­ment la forme d’occupations de places publiques, on peut y voir une démons­tra­tion de puis­sance numé­rique, mais c’est en même temps un signe de fai­blesse qua­li­ta­tive. Pour­quoi ? Parce que si le mou­ve­ment était vrai­ment fort et bien orga­ni­sé, il pas­se­rait d’une « guerre de posi­tion » à une « guerre de mou­ve­ment » en visant la prise du pou­voir. Mais s’il ne fait que res­ter sur les places publiques, c’est en véri­té parce qu’il sait qu’il ne peut pas, à lui seul, ren­ver­ser le régime, et encore moins prendre le pou­voir. Aus­si s’attend-il à ce qu’une autre force ren­verse le gou­ver­ne­ment de l’intérieur du pouvoir.

En Égypte, le mou­ve­ment popu­laire comp­tait sur l’armée pour le faire, et en effet, l’armée dépo­sa le pré­sident. Il en fut de même en Algé­rie et au Sou­dan, même si le mou­ve­ment de masse ne se fit pas d’illusions au sujet des mili­taires dans ces deux der­niers pays, contrai­re­ment à ce qui arri­va en Égypte. Un mou­ve­ment de masse ne peut s’emparer des centres du pou­voir que s’il est orga­ni­sé – c’est ce que tra­duit la célèbre méta­phore de la vapeur et du pis­ton. Et c’est exac­te­ment ce qui fait cruel­le­ment défaut dans la région. Le mou­ve­ment le plus avan­cé à cet égard est celui du Sou­dan qui a déve­lop­pé des struc­tures de direc­tion de façon remar­quable – non pas le genre de direc­tion cen­tra­li­sée auquel pour­raient pen­ser ceux pour qui l’expérience russe reste le modèle à suivre, mais des struc­tures de direc­tion beau­coup plus hori­zon­tales : une orga­ni­sa­tion en réseau d’une enver­gure impres­sion­nante. Le mou­ve­ment a éla­bo­ré un pro­gramme de reven­di­ca­tions claires qui cor­res­pondent bien à ce que j’ai décrit comme étant des aspi­ra­tions semi-conscientes à un socia­lisme démo­cra­tique, au sens large.

Le Sou­dan est excep­tion­nel à cet égard, et cela en par­tie parce qu’il s’agit d’un pays où a exis­té une forte tra­di­tion com­mu­niste. Nom­breux sont celles et ceux qui sont pas­sés par le Par­ti com­mu­niste sou­da­nais. La plu­part ont fini par le quit­ter, sur­tout parce qu’il conserve des traits sta­li­niens, comme dans d’autres par­tis de la même famille. À plus d’un titre, c’est un « dino­saure », mais en même temps, il regroupe un grand nombre de jeunes dans ses rangs, et des ten­sions existent entre la direc­tion cen­trale et les membres jeunes et femmes. Il n’en demeure pas moins que le par­ti a joué un rôle incon­tes­table dans le déve­lop­pe­ment d’une culture de gauche, ou pro­gres­siste, qui est répan­due dans le pays.

Cela dit, je ne vou­drais pas don­ner l’impression que le Sou­dan est en passe de mener à bien le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Il y a eu les effets de la pan­dé­mie, que nous avons évo­qués. Et, sur­tout, il y a toutes sortes d’ingérences inter­na­tio­nales, dont celle d’une admi­nis­tra­tion Trump sur­tout inté­res­sée à pous­ser le Sou­dan à éta­blir des rela­tions avec Israël. Ils ont exer­cé un véri­table chan­tage sur ce pays très pauvre, en refu­sant de le reti­rer de la liste des États ter­ro­ristes éta­blie par Washing­ton à moins qu’il n’accepte de recon­naître Israël.

La dic­ta­ture égyp­tienne et les monar­chies du Golfe sont les prin­ci­paux sou­tiens de l’armée sou­da­naise. Le pays est dans une période de tran­si­tion, avec une sorte de dua­li­té de pou­voirs entre l’ancien régime, c’est-à-dire les mili­taires, et le mou­ve­ment popu­laire. C’est une situa­tion très dif­fi­cile, de toute évi­dence. Le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire y est plus avan­cé que dans tout autre pays de la région, mais il a encore un long che­min à par­cou­rir, et les mili­taires peuvent encore s’avérer très méchants.

JG : Tu as insis­té sur l’importance d’une orga­ni­sa­tion forte. Quand les sou­lè­ve­ments ont com­men­cé en 2011, il y avait un cer­tain opti­misme, un sen­ti­ment que la région pou­vait être à la veille d’une tran­si­tion vrai­ment impor­tante. Et cepen­dant, cette tran­si­tion n’a pas eu lieu. Il y eut beau­coup d’espoirs déçus et de décep­tions, et pire encore. Dirais-tu que cette absence d’organisation popu­laire forte fut le talon d’Achille des soulèvements ?

GA : Oui, cer­tai­ne­ment. La fai­blesse orga­ni­sa­tion­nelle est cru­ciale. C’est le fac­teur qui manque pour que le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire puisse mûrir. Et il n’est pas écrit dans le ciel que cela va se faire. C’est un pro­ces­sus ouvert : dans la meilleure des hypo­thèses, les condi­tions fini­ront par être réunies et un chan­ge­ment radi­cal pour­ra s’opérer ; la pire hypo­thèse est un blo­cage his­to­rique débou­chant sur de nou­velles tra­gé­dies, à l’instar de celle dont la Syrie four­nit un ter­rible exemple.

La fai­blesse de la gauche tra­di­tion­nelle est en par­tie le fait de ses propres lacunes. Dans la région, cette gauche tra­di­tion­nelle a une double ori­gine. L’une est le natio­na­lisme, le natio­na­lisme petit-bour­geois, avec tous ses pro­blèmes et son absence de clair­voyance poli­tique et sociale. L’autre est le sta­li­nisme. L’un et l’autre ont été dure­ment atteints par la chute des régimes dont ils dépen­daient. Les années 1970 ont vu la déca­dence et le déclin du natio­na­lisme arabe, tan­dis que la chute de l’Union sovié­tique fit des années 1990 une période de crise pro­fonde pour l’ensemble du mou­ve­ment com­mu­niste dans la région. On trouve ici et là des rési­dus plus ou moins impor­tants de cette gauche du ving­tième siècle, mais elle est en crise ter­mi­nale dans l’ensemble, et je ne pré­vois pas qu’elle puisse res­sur­gir dans ses formes traditionnelles.

Ce qu’il fau­drait, c’est un nou­veau mou­ve­ment pro­gres­siste à même de se consti­tuer en expres­sion de la nou­velle radi­ca­li­sa­tion. Si l’on prend l’exemple du Sou­dan, la force la plus pro­met­teuse y est consti­tuée par ce qui est connu sous le nom de « comi­tés de résis­tance ». Ce sont des comi­tés de quar­tiers impli­quant des dizaines de mil­liers de per­sonnes, des jeunes pour la plu­part, orga­ni­sés à la base. Ils se méfient de toute ten­ta­tive de détour­ne­ment de leur mou­ve­ment et sont aller­giques au cen­tra­lisme et très atta­chés à la pré­ser­va­tion de l’autonomie de chaque comi­té. Il y a là une dif­fé­rence majeure avec l’ancienne gauche. Ils uti­lisent les médias sociaux et s’organisent de façon horizontale.

Il faut aus­si tenir compte du rôle des femmes dans ces mou­ve­ments. Au cours de la pre­mière vague de 2011, leur par­ti­ci­pa­tion était déjà remar­quable. Des femmes orga­ni­sées ont joué un rôle impor­tant en Tuni­sie. Le déve­lop­pe­ment le plus sur­pre­nant fut celui de la par­ti­ci­pa­tion notoire des femmes au Yémen, pays où leur sta­tut est ter­ri­ble­ment oppres­sif. Mais la seconde vague de 2019 vit ce rôle des femmes atteindre un niveau supé­rieur. Au Sou­dan, les femmes ont consti­tué la majo­ri­té du mou­ve­ment de masse. En Algé­rie, elles ont consti­tué une par­tie impor­tante de la mobi­li­sa­tion. Au Liban, les femmes ont été au pre­mier plan, ce qui a influen­cé l’Irak où elles étaient peu visibles au départ. Il y a une inter­ac­tion mani­feste entre ces mou­ve­ments en ému­la­tion, appre­nant les uns des autres. Le rôle de pre­mier plan des femmes contraste aus­si avec la gauche tra­di­tion­nelle, très machiste quand bien même elle pré­ten­drait le contraire.

 

JG : Tu sembles res­ter opti­miste quant à l’apparition d’une gauche d’un genre nou­veau dans la région. Mais cela a l’air d’un pro­ces­sus qui pren­dra des décen­nies avant d’arriver à matu­ri­té. Quelle est la pro­chaine étape selon toi dans la région ? Quelles échelles de temps envi­sages-tu pour ce pro­ces­sus révolutionnaire ?

GA : C’est un pro­ces­sus de longue durée, bien sûr. Quand tu penses à toutes les grandes révo­lu­tions, elles se sont éten­dues sur de bien longues périodes. La révo­lu­tion fran­çaise com­men­ça en 1789. Mais quand prit-elle fin ? La ques­tion est en débat chez les historien.ne.s : jusqu’à un siècle plus tard pour cer­tains, et pas moins de dix ans pour tou.te.s. Dans le cas de la révo­lu­tion chi­noise, le pre­mier épi­sode majeur au ving­tième siècle eut lieu en 1911 et le bou­le­ver­se­ment se pour­sui­vit jusqu’en 1949, et bien au-delà en fait.

En même temps, l’apparition d’une nou­velle force pro­gres­siste ne prend pas néces­sai­re­ment des décen­nies. Ce dont nous avons par­lé à pro­pos du Sou­dan n’est pas l’aboutissement de plu­sieurs décen­nies de pré­pa­ra­tifs clan­des­tins. Ces comi­tés de résis­tance se sont consti­tués en 2019 avec la révo­lu­tion. Même là où il y eu des reculs et des défaites du mou­ve­ment, les militant.e.s réflé­chissent sur leur expé­rience et en tirent des ensei­gne­ments. Par­tout des ini­tia­tives ont été prises afin de s’organiser. Bien enten­du, cela peut deve­nir très dif­fi­cile en cas de répres­sion mas­sive comme en Égypte. Mais tôt ou tard, la situa­tion explo­se­ra à nou­veau et il faut espé­rer que celles et ceux qui ont fait les expé­riences pré­cé­dentes en auront rete­nu les leçons et essaye­ront d’agir différemment.

J’ai été accu­sé de pes­si­misme en 2011, lorsque j’avertissais que les choses ne seraient pas faciles et néces­si­te­raient beau­coup de patience et une pers­pec­tive de long terme. J’expliquais que ce qui s’était pas­sé en Tuni­sie et en Égypte, avec le ren­ver­se­ment des deux pré­si­dents, ne pou­vait avoir lieu en Libye et en Syrie sans bain de sang. J’avertissais éga­le­ment que le fait de se débar­ras­ser de Ben Ali en Tuni­sie ou de Mou­ba­rak en Égypte ne signi­fiait pas que le peuple avait réus­si à ren­ver­ser le régime, comme le pro­cla­mait le célèbre slo­gan : « le peuple veut le ren­ver­se­ment du régime ». Atteindre cet objec­tif pren­dra beau­coup de temps et néces­si­te­ra que beau­coup de condi­tions soient réunies.

On m’a alors qua­li­fié de pes­si­miste. Quelques années plus tard, beau­coup des mêmes per­sonnes qui avaient d’abord été prises d’euphorie se mirent à jouer les Cas­sandre, en expli­quant que le pro­ces­sus était mort et enter­ré. Mais ce n’était qu’une autre illu­sion impres­sion­niste. Les pré­ju­gés orien­ta­listes sur l’incompatibilité cultu­relle de la région avec la démo­cra­tie laïque resur­girent de plus belle. Et cette fois, lorsque j’insistais sur le fait que ce retour de bâton n’était qu’une seconde phase dans un pro­ces­sus his­to­rique de longue durée, je me voyais accu­sé d’optimisme naïf.

En fait, je ne pense pas en termes d’optimisme et de pes­si­misme, même au sens de la célèbre for­mule alliant le « pes­si­misme de la rai­son » à « l’optimisme de la volon­té ». En réa­li­té, l’optimisme de la volon­té dépend de l’existence d’un espoir : aus­si pes­si­miste que puisse être la rai­son, elle doit lais­ser une place à l’espérance sans laquelle il ne sau­rait y avoir d’optimisme de la volon­té, excep­té pour une toute petite mino­ri­té. Ce qui est déter­mi­nant est de recon­naître qu’un poten­tiel existe.

Par ailleurs, affir­mer que la région connaî­tra d’autres sou­lè­ve­ments ne relève pas en soi de « l’optimisme ». Les sou­lè­ve­ments peuvent, hélas, finir en bains de sang et l’éventualité d’un sort tel que celui qu’a connu la Syrie ne sau­rait assu­ré­ment rele­ver de « l’optimisme ». Le pays a été entiè­re­ment dévas­té, les morts se comptent par cen­taines de mil­liers, sans par­ler des per­sonnes han­di­ca­pées pour le res­tant de leurs jours et des per­sonnes dépla­cées en dehors de leurs lieux d’habitation ou contraintes à quit­ter le pays. C’est la pire tra­gé­die de notre époque jusqu’à pré­sent, et pour­tant, même en Syrie, et même dans des zones sous contrôle du régime, d’importantes pro­tes­ta­tions sociales ont encore eu lieu récem­ment. On pour­rait pen­ser qu’après tout ce qui s’est pas­sé, les gens seraient ter­ro­ri­sés au point de deve­nir pas­sifs, mais ça n’a pas été le cas. Compte tenu de l’horreur de l’expérience syrienne, c’est la meilleure preuve, que le poten­tiel révo­lu­tion­naire est tou­jours pré­sent. La seule pré­dic­tion que l’on puisse faire à pro­pos des pays du Moyen Orient et d’Afrique du Nord sans risque de se trom­per est que la tour­mente régio­nale ne va pas se cal­mer dans un ave­nir pré­vi­sible : la région res­te­ra en ébul­li­tion jusqu’à ce que les condi­tions per­mettent un chan­ge­ment radi­cal. L’autre voie, sinon, est celle de la bar­ba­rie, mais tant que le poten­tiel révo­lu­tion­naire res­te­ra vivant, il y aura un espoir rai­son­né, ren­dant l’action pour la réa­li­sa­tion des condi­tions d’un chan­ge­ment radi­cal mani­fes­te­ment cru­ciale et urgente.