Le procès du système esclavagiste de Léopold II aura bien lieu

Le but pre­mier de Léo­pold II, était l’exploitation éco­no­mique sans scru­pules comme tous les diri­geants impé­ria­listes réunis à la confé­rence de Ber­lin de 1885 pour par­ta­ger l’Afrique comme un gâteau.

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Les remous sus­ci­tés par la volon­té de la ville de Bruxelles d’organiser une com­mé­mo­ra­tion en hom­mage au roi Léo­pold II le 17 décembre der­nier, illus­trent non seule­ment le malaise, mais aus­si et sur­tout un déni per­sis­tant sur une page impor­tante de l’histoire de la Bel­gique que les diri­geants n’osent pas regar­der en face. Suite aux résis­tances des asso­cia­tions afri­caines et anti­co­lo­nia­listes à la tenue de cet hom­mage, les réac­tions ont été vio­lentes, pour cer­taines d’entre elles, condes­cen­dantes, pater­na­listes, voire assu­mant clai­re­ment la supré­ma­tie de la pré­ten­due « race » blanche sur la pré­ten­due « race noire ». À celles-là notre silence décent est plus qu’une réponse. D’autres réac­tions avec les­quelles nous ne sommes pas en accord ont quant à elles été ration­nelles. Nous pre­nons la peine de répondre à celles-là, plus honorables.

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Un évident pro­blème de sources mar­qué par une longue pro­pa­gande d’État

Notre volon­té est celle de nous situer sur le ter­rain du débat ration­nel si enfin, on accepte d’ouvrir le débat, à com­men­cer par l’État à qui le Centre inter­fé­dé­ral pour l’Égalité des chances recom­man­dait en 2011 déjà de mettre son his­toire colo­niale au clair[[Centre inter­fé­dé­ral pour l’Égalité des Chances et la Lutte contre le Racisme, « Dis­cri­mi­na­tion des per­sonnes d’o­ri­gine sub­sa­ha­rienne : Le recy­clage des sté­réo­types », Dos­sier de presse du 21 mars 2011.]].

Le pre­mier pro­blème qui se pose dans ce débat est celui des sources. Nos détrac­teurs depuis des années ne citent que les mêmes his­to­riens – Jean Sten­gers, Vincent Dujar­din, Pierre-Luc Plas­man, etc. – dont ils ont éri­gé les tra­vaux en parole révé­lée. Que pensent-ils des tra­vaux des his­to­riens afri­cains ? Des tra­vaux de res­sen­ti­ment et de ven­geance. Les sources anglaises et amé­ri­caines ? Des ins­tru­ments de la pro­pa­gande anglo-saxonne. De qui se moque-t-on ? La pro­pa­gande his­to­rique sur la période colo­niale a été une spé­cia­li­té belge de près d’un siècle conçue par Léo­pold II dont les effets se res­sentent encore aujourd’hui. L’exposition scien­ti­fique « Notre Congo/Onze Kon­go, la pro­pa­gande colo­niale belge dévoi­lée »[Expo­si­tion scien­ti­fique de l’ONG CEC (Coopé­ra­tion par l’Éducation et la Culture), « Notre Congo/Onze Kon­go ». La pro­pa­gande colo­niale belge dévoi­lée, Musée Bel­vue, 04 octobre 2014 – 30 novembre 2014. – Voir aus­si les inter­views de Julien Trud­daïu (CEC) et Eli­kia Mbo­ko­lo par Hugues Dor­zée « [Les des­sous de la pro­pa­gande colo­niale » ]] orga­ni­sée l’année der­nière par l’ONG CEC l’a assez démon­tré. Pour­quoi les sources anglo-saxonnes seraient-elles moins cré­dibles que cer­taines sources belges mar­quées par cette puis­sante pro­pa­gande ? Y aurait-il en la matière des his­to­riens belges com­pé­tents et des his­to­riens dans le reste du monde incom­pé­tents et propagandistes ?

Notre posi­tion est qu’on ne peut balayer aucune source d’un revers de la main. Il faut les étu­dier avec un œil cri­tique, car la cri­tique des sources per­met au lec­teur d’avoir éga­le­ment un œil aver­ti sur ce qu’il lit avant de se for­ger des convictions.

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Le mythe de Léo­pold II anti-esclavagiste

Attri­buer à Léo­pold II le bre­vet de « libé­ra­teur des peuples congo­lais de l’esclavage »[Ayme­ric de Lamotte, « [Non, Léo­pold II n’est pas un géno­ci­daire ! »]] est un non-sens his­to­rique. Le but pre­mier de Léo­pold II, était l’exploitation éco­no­mique sans scru­pules comme tous les diri­geants impé­ria­listes réunis à la confé­rence de Ber­lin de 1885 pour par­ta­ger l’Afrique comme un gâteau. L’historien congo­lais Éli­kia M’bokolo rap­pelle que tous ces diri­geants « avaient à l’esprit non pas la pré­ten­due mis­sion civi­li­sa­trice à laquelle concou­rait une Europe deve­nue brus­que­ment una­nime, mais les inté­rêts bien enten­dus du com­merce et de l’économie de cha­cun de ces États »[[Eli­kia M’Bokolo, « Afrique cen­trale : le temps des mas­sacres » in Le livre noir du colo­nia­lisme, XVIe-XXe siècle : de l’extermination à la repen­tance, sous la direc­tion de Marc Fer­ro, Robert Laf­font, Paris, 2003]]. Léo­pold II était entiè­re­ment dans cet état d’esprit mer­can­ti­liste. Jean Sten­gers lui-même n’écrira-t-il pas citant Stan­ley que « le roi est d’une vora­ci­té incroyable » ? En effet, Léo­pold II, n’a véri­ta­ble­ment fait la guerre que pour rem­pla­cer un sys­tème escla­va­giste par un autre, le sien. Un anti-escla­va­giste ne peut sou­mettre ceux qu’il aurait libé­rés à des tra­vaux for­cés jusqu’au sang. Pour étayer cette thèse fai­sons appel grâce à un autre his­to­rien congo­lais, Jean-Marie Mutam­ba Makom­bo, à la ligue suisse de défense des indi­gènes enga­gée sur le ter­rain. Voi­ci ce que note un des ani­ma­teurs de la ligue pour décrire au mieux son obser­va­tion cite Syd­ney Oli­vier dans son livre Capi­tal blanc et tra­vail noir (1907) : « ce sys­tème est tout ce qu’il y a de plus simple. C’est pour ain­si dire l’ancien escla­vage à rebours »[[Jean-Marie Mutam­ba Makom­bo, L’Histoire du Congo par les textes, Tome I, Édi­tions Uni­ver­si­taires Afri­caines, Kin­sha­sa, 2006]].

-151.jpg On peut jouer sur les mots et esti­mer que le « tra­vail for­cé » accom­pa­gné des châ­ti­ments les plus ignobles n’est pas un escla­vage d’un point de vue stric­te­ment juri­dique. Mais qu’en pensent les vic­times qui ont subi ces tra­vaux for­cés jusque dans leur chair ? Voi­ci le point de vue inté­res­sant d’Élikia M’bokolo : « Juri­di­que­ment, les sta­tuts sont dif­fé­rents. L’esclave est le bien de son maître. Le tra­vailleur for­cé, lui, reste libre en droit. Cela dit, dans les faits, les tra­vailleurs for­cés sont réqui­si­tion­nés et main­te­nus au tra­vail sous la contrainte. Ils ne touchent aucun salaire et doivent être nour­ris par les popu­la­tions des vil­lages qu’ils traversent…Et, bien sûr, les tra­vailleurs for­cés, comme les esclaves, sont enca­drés par des forces de l’ordre, des milices afri­caines recru­tées sur le ter­ri­toire même, et com­man­dées par des Euro­péens. On com­prend que, pour les Afri­cains, escla­vage ou tra­vail for­cé, cela n’ait pas fait de dif­fé­rence. »[Eli­kia M’Bokolo, « [le tra­vail for­cé, c’est de l’esclavage », Entre­tien de Séve­rine Nikel avec Eli­kia M’bokolo]] Cela a le mérite d’être clair.

“Le tra­vail en Afrique, l’or à Bruxelles. Voi­là la devise de l’E­tat indé­pen­dant du Congo” (Albert 1er)

-152.jpg L’idée des effets soi-disant posi­tifs de la colo­ni­sa­tion pour les popu­la­tions locales revient inlas­sa­ble­ment comme une espèce de jus­ti­fi­ca­tion d’une entre­prise de déshu­ma­ni­sa­tion. Mais la véri­table ques­tion que l’on doit se poser sur cet argu­ment est celle-ci : les infra­struc­tures occi­den­tales étaient-elles phi­lan­thro­piques ? Étaient-elles construites au pro­fit du Noir ? Bien sûr que non ! Elles étaient construites dans un unique but : mettre en place les outils per­met­tant d’exploiter au maxi­mum éco­no­mi­que­ment les colo­nies au pro­fit de la métro­pole et dans le cas du Congo, au pro­fit de la Bel­gique et de Léo­pold II. Aus­si éton­nant que cela puisse paraître, le pre­mier à être d’accord avec ce point de vue est un illustre membre de la famille royale, le troi­sième roi des Belges, Albert 1er comme le rap­pelle le cher­cheur congo­lais Ani­cet Mobé qui rap­porte les pro­pos écrits par le Roi dans ses car­nets lors de son voyage au Congo en 1909 : “Le tra­vail en Afrique, l’or à Bruxelles. Voi­là la devise de l’E­tat indé­pen­dant du Congo[Ani­cet Mobe, « [Le roi des Belges, roi sou­ve­rain du Congo ? »]]. Dans ses car­nets que l’on peut encore consul­ter au Musée Bel­vue, Albert 1er n’hésite pas à cri­ti­quer ver­te­ment le sort réser­vé par l’État indé­pen­dant du Congo aux popu­la­tions vivant sous son joug. Quant à ce tra­vail de sco­la­ri­sa­tion dont cer­tains ne cessent de cla­mer les mérites, il avait en réa­li­té un objec­tif d’aliénation et d’assimilation visant à créer des sujets et non des citoyens et à gar­der les popu­la­tions sous contrôle et sous exploi­ta­tion pour tou­jours. La suite de l’histoire colo­niale le mon­tre­ra avec cette petite caste des « évo­lués » qu’on can­ton­ne­ra aux études secon­daires. L’université sera inter­dite aux Congo­lais afin qu’ils ne puissent pas déco­der et se révol­ter contre le sys­tème qui leur était imposé.

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Le « sys­tème » qui a fait des mil­lions de morts a une res­pon­sa­bi­li­té au sommet

Cer­tains de nos res­pon­sables poli­tiques et de nos intel­lec­tuels nour­ris à l’idéologie et à la pro­pa­gande léo­pol­diennes font sys­té­ma­ti­que­ment bar­rage à la mise en cause per­son­nelle de Léo­pold II en invo­quant un « sys­tème » qui l’aurait dépas­sé. Il y avait certes un sys­tème d’exploitation féroce basé sur une orga­ni­sa­tion cohé­rente et une admi­nis­tra­tion ges­tion­naire du ter­ri­toire. Mais ce sys­tème et cette admi­nis­tra­tion ont été pen­sés, créés et incar­nés par une per­sonne : Léo­pold II qui en fut aus­si le prin­ci­pal béné­fi­ciaire. Il est tout à fait natu­rel qu’il soit décrié en tant que chef de ce sys­tème criminel.

Par ailleurs, concer­nant les chiffres, il est encore une fois éton­nant que ce soit uni­que­ment en Bel­gique qu’on ne parle que de cen­taines ou de mil­liers de per­sonnes mas­sa­crées. Il est à rap­pe­ler que l’une des esti­ma­tions qui fait le plus auto­ri­té dans le monde est celui d’un Belge, Jan Van­si­na, pro­fes­seur émé­rite à l’université du Wis­con­sin qui valide le chiffre de 10 mil­lions avan­cé par Adam Hoch­schild dans son livre Les fan­tômes du roi Léo­pold – Un holo­causte oublié[[Adam Hosch­child, Les fan­tômes du roi Léo­pold – Un holo­causte oublié, Bel­fond, Paris, 1998]]. Jules Mar­chal, ancien admi­nis­tra­teur ter­ri­to­rial au Congo belge, et qui a publié sept ouvrages rela­tifs à l’histoire de l’État Indé­pen­dant du Congo confirme qu’il n’y a aucune exa­gé­ra­tion dans les chiffres avan­cés par Adam Hoch­schild et Edmund Morel qui fut l’un de ceux qui ont le plus enquê­té sur les crimes de l’État indé­pen­dant du Congo[[Interview de Jules Mar­chal, « La pour­suite du tra­vail for­cé après Léo­pold II », http://www.larevuetoudi.org/]].

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La fal­si­fi­ca­tion et l’ignorance his­to­rique au ser­vice du refus du devoir de mémoire

Cer­tains argu­ments avan­cés par nos détrac­teurs suf­fisent à mon­trer leur igno­rance his­to­rique ou leur volon­té de fal­si­fier l’histoire. En effet, il suf­fi­rait de rece­voir des cours d’histoire objec­tifs pour ne pas com­pa­rer les contextes belge et congo­lais de l’époque. Les condi­tions de vie et de tra­vail des ouvriers belges étaient certes ignobles et indignes, mais ils étaient rému­né­rés et n’étaient plus sou­mis à l’esclavage. Les Congo­lais étaient quant à eux sou­mis à un ser­vage cri­mi­nel dans lequel ils n’avaient droit à aucune rému­né­ra­tion, mais plu­tôt à des châ­ti­ments inouïs.

Recon­naître ses torts et s’excuser à tra­vers des gestes poli­tiques et un devoir de mémoire n’affaiblit pas un État, une civi­li­sa­tion. Il contri­bue plu­tôt à ren­for­cer la force des prin­cipes et des valeurs trans­mis aux géné­ra­tions futures pour un monde meilleur. Nombre de diri­geants des pays euro­péens cou­pables de crimes contre l’humanité ou de géno­cides l’ont mon­tré et le montrent encore : Jus­tin Tru­deau avec les peuples autoch­tones du Cana­da, Kevin Rudd avec les Abo­ri­gènes en Aus­tra­lie, le gou­ver­ne­ment et le par­le­ment alle­mands avec les Her­re­ros en Nami­bie, le gou­ver­ne­ment bri­tan­niques avec les Mau Mau au Kenya, etc. Si l’État belge se refuse à faire ce tra­vail, il se fera natu­rel­le­ment, et ce sont les jeunes géné­ra­tions qui orga­ni­se­ront le pro­cès au sens propre comme au sens figu­ré de Léo­pold II et de son sys­tème cri­mi­nel. Dans ce cadre, l’État belge se construit déjà l’image de sou­tien des crimes per­pé­trés et de pro­tec­teur de leurs auteurs. Des ini­tia­tives existent déjà pour orga­ni­ser dans ce sens un pro­cès sym­bo­lique. Et ce n’est qu’un début…

« Une civi­li­sa­tion qui ruse avec ses prin­cipes, est une civi­li­sa­tion mori­bonde »[[Aimé Césaire, Dis­cours sur le Colo­nia­lisme (1950), 2e édi­tion Pré­sence afri­caine, Paris,‎ 1955]], Aimé Césaire.

Kal­vin SOIRESSE NJALL, Coor­di­na­teur du Col­lec­tif Mémoire Colo­niale et Lutte contre les Dis­cri­mi­na­tions (CMCLD) – www.memoirecoloniale.be
Article publié dans : memoi­re­co­lo­niale


Notes :