Le réveil tunisien

Par Jean-Pierre Séréni.

Nous publions ici, un article de Jean-Pierre Séré­ni, ini­tia­le­ment publié sur le site inter­net du Monde Diplo­ma­tique et qui réagit à la période insur­rec­tion­nelle que connaît la Tuni­sie actuel­le­ment. Source : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2011 – 01-06-Tunisie

Le réveil tunisien

Cinq mille per­sonnes ont assis­té aux funé­railles, le 5 jan­vier, du jeune tuni­sien qui s’était immo­lé par le feu le 17 décembre à Sidi Bou­zid. L’effervescence per­siste en Tuni­sie, notam­ment dans le centre-ouest. A l’appel du conseil de l’ordre, les avo­cats ont fait grève le 6 jan­vier pour pro­tes­ter contre les mau­vais trai­te­ments dont ils sont l’objet de la part de la police. Ce mécon­ten­te­ment tra­duit les nom­breux échecs du régime et met en lumière les défis aux­quels il est confronté.

Par Jean-Pierre Séré­ni. Jour­na­liste, auteur (avec Ania Fran­cos) d’Un Algé­rien nom­mé Bou­me­diène, Stock, Paris, 1976.

Le malaise social qui s’exprime ouver­te­ment en Tuni­sie est indis­so­ciable de la crise éco­no­mique. 2009 a mar­qué une rup­ture pro­fonde : la crois­sance a réduit ses ambi­tions de moi­tié, les expor­ta­tions indus­trielles ont for­te­ment recu­lé, les tou­ristes euro­péens sont res­tés chez eux, les inves­tis­seurs étran­gers éga­le­ment. La mau­vaise récolte de 2010 n’a rien arran­gé. Résul­tat, l’emploi a souf­fert : la crois­sance n’absorbe plus, bon an mal an, que la moi­tié d’une classe d’âge, contre près des deux tiers avant la crise.

Réélu il y a un an à l’issue d’un pseu­do-scru­tin pré­si­den­tiel sans risque ni enjeu, le pré­sident Zine el-Abi­dine Ben Ali — au pou­voir depuis 1987 — doit faire face à quatre défis majeurs. Une dégra­da­tion rapide de la situa­tion pri­ve­rait à terme le régime de son prin­ci­pal pro­duit d’appel vis-à-vis de l’étranger : la sta­bi­li­té poli­tique et sociale.

LA POLITIQUE. L’exécutif écrase le régime, le pré­sident étouffe le modeste jeu des ins­ti­tu­tions pour­tant pré­vu par la Consti­tu­tion, le Par­le­ment n’est qu’une chambre d’enregistrement, et la jus­tice est aux ordres. Les quelques mesures prises en 2010 l’ont été pour la gale­rie comme, par exemple, les 20 % de sièges réser­vés à l’opposition, quel que soit son score, dans les conseils muni­ci­paux. L’ouverture s’impose d’urgence. Elle pour­rait com­men­cer au Par­le­ment et au sein du par­ti. Les dépu­tés, même mal élus, plus au contact de la popu­la­tion et de la pro­vince que les hommes du pré­sident, doivent retrou­ver une influence dans la déter­mi­na­tion des poli­tiques publiques, avant que se tiennent rapi­de­ment des élec­tions plus « propres » et sans exclusive.

Cela passe aus­si par une réforme du par­ti domi­nant, le Ras­sem­ble­ment consti­tu­tion­nel démo­cra­tique (RCD), héri­tier du Néo-Des­tour du père de l’indépendance Habib Bour­gui­ba. Actuel­le­ment, le pré­sident de la Répu­blique, qui est aus­si pré­sident du par­ti, en nomme tous les res­pon­sables, du bureau poli­tique aux secré­taires géné­raux, fédé­raux ou de sec­tions. Le réta­blis­se­ment de l’élection comme mode de dési­gna­tion de ses diri­geants lui redon­ne­rait vie et offri­rait un pre­mier débou­ché au mécontentement.

L’INFORMATION. Inter­net, Face­book et les télé­vi­sions satel­li­taires arabes ont mis à mal le contrôle de l’information en place depuis une ving­taine d’années. Le blo­cage média­tique n’a ser­vi à rien, sinon à exas­pé­rer l’opinion. Le ministre de l’information — que l’on pour­rait plu­tôt défi­nir comme ministre de la pro­pa­gande — M. Ous­sa­ma Romd­ha­ni, à la tête du sec­teur depuis 1996, l’a payé de son poste.

Depuis un an, le pou­voir, per­ce­vant quelque peu l’usure d’une façon de faire tota­le­ment obso­lète, a pris quelques ini­tia­tives étri­quées. Ayant fait rache­ter par son gendre le groupe de presse pri­vé Dar Assa­bah, en ayant confié la direc­tion à un pro­fes­sion­nel recon­nu, M. Ben Ali a tolé­ré quelques audaces et un ton nou­veau. Avec, bien sûr, une ligne rouge à ne pas fran­chir, la mise en cause, même légère, du pou­voir. Le 7 juin 2010, le pré­sident a ordon­né des « ren­contres pério­diques » télé­vi­sées où des ministres dia­lo­gue­raient avec les « par­ties concer­nées ». On pro­met­tait des « débats francs et ouverts ». Mais sans jour­na­listes. Depuis la ren­trée, quelques ministres s’y sont col­lés. L’opinion n’a pas vu la dif­fé­rence avec les habi­tuelles émis­sions de pro­pa­gande. Il faut à l’évidence chan­ger de cap, libé­rer la presse et enle­ver le cou­vercle. La popu­la­tion, urbaine à 60 % et mieux ins­truite, le reven­dique avec force.

LES INÉGALITÉS. Ce n’est pas un hasard si les der­nières mani­fes­ta­tions sont par­ties du gou­ver­no­rat de Sidi Bou­zid, une région de l’intérieur encla­vée et rurale. Le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de ces vingt der­nières années a pro­fi­té d’abord aux zones côtières où se concentrent le tou­risme, l’immobilier et les indus­tries. La poli­tique volon­ta­riste mise en place à par­tir des années 2000 n’a pas cor­ri­gé le mou­ve­ment, même si les efforts récents ont com­men­cé ici ou là à por­ter leurs fruits, comme par exemple à Kai­rouan. L’intérieur, plus pauvre dans l’ensemble, conti­nue à se sen­tir vic­time d’une dis­cri­mi­na­tion sur le plan de l’emploi en faveur du Sahel et de la capi­tale, Tunis, dont sont issues les élites dans leur majorité.

A l’inégalité régio­nale s’ajoute l’inégalité sociale. Les 10 % les plus riches de la popu­la­tion per­çoivent le tiers des reve­nus, les 30 % les plus pauvres doivent se conten­ter de moins de 10 % du PIB…

La fis­ca­li­té aggrave ces dis­pa­ri­tés au lieu de la cor­ri­ger. Consom­ma­teurs et sala­riés sup­portent l’essentiel de l’impôt. Com­mer­çants et entre­prises y échappent lar­ge­ment. Le can­di­dat Ben Ali avait pro­mis dans son pro­gramme élec­to­ral de s’attaquer à l’un des abus criants de la fis­ca­li­té : l’impôt for­fai­taire empêche d’imposer 350 000 contri­buables qui contrôlent pour­tant le tiers du PIB du pays. La loi de finances 2011, qui vient d’être adop­tée, a oublié les pro­messes du candidat.

LA « FAMILLE ». M. Ben Ali est à la tête d’une famille enva­his­sante, qui contrôle une bonne par­tie des conglo­mé­rats indus­tria­lo-finan­ciers du pays. Ses filles ont épou­sé quatre des plus riches héri­tiers du pays. Sa deuxième épouse, Leï­la, sym­bo­lise aux yeux de l’opinion la rapa­ci­té de la famille. Elle a fait fer­mer par le fisc une école pri­vée, implan­tée de longue date, qui fai­sait de l‘ombre à celle qu’elle vou­lait ouvrir. Son frère, Bel­ha­cen Tra­bel­si, marié à la fille du patron des patrons tuni­siens, a pris le contrôle d’une banque pri­vée grâce à l’intervention en sa faveur du gou­ver­neur de la Banque cen­trale — qui a lais­sé sa répu­ta­tion dans l’affaire.

Faire dis­pa­raître Mme Ben Ali de la une des jour­naux, où chaque jour elle parade, ne suf­fi­ra pas à faire dis­pa­raître la sus­pi­cion. Le retrait de la « famille » des affaires et de la poli­tique est un préa­lable. Son hos­ti­li­té à toute conces­sion poli­tique ou sociale, la mau­vaise san­té du Pré­sident, âgé de 75 ans, font craindre qu’elle ne cherche à s’imposer dans la suc­ces­sion qui s’annonce.

http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2011 – 01-06-Tuni­sie — jan­vier 2011