Le scandale génère de l’audience

Par Didier Epsztajn

/

ELELM

Gérard Noi­riel : Le venin dans la plume

Edouard Dru­mont, Eric Zem­mour et la part sombre de la république

La décou­verte, Paris 2019, 240 pages, 19 euros

La place qu’occupe Éric Zem­mour dans le champ média­tique et dans l’espace public fran­çais sus­cite l’inquiétude et la conster­na­tion de bon nombre de citoyens. Com­ment un pam­phlé­taire qui ali­mente constam­ment des polé­miques par ses pro­pos racistes, sexistes, homo­phobes, condam­né à plu­sieurs reprises par la jus­tice, a‑t-il pu acqué­rir une telle audience ?
Pour com­prendre ce phé­no­mène, ce livre replace le cas Zem­mour dans une pers­pec­tive his­to­rique qui prend comme point de départ les années 1880, période où se mettent en place les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques qui nous gou­vernent encore aujourd’hui. Ce fai­sant, il met en regard le par­cours d’Éric Zem­mour et celui d’Édouard Dru­mont, le chef de file du camp anti­sé­mite à la fin du xixe siècle. Car les deux hommes ont cha­cun à leur époque su exploi­ter un contexte favo­rable à leur com­bat idéo­lo­gique. Issus des milieux popu­laires et avides de revanche sociale, tous deux ont acquis leur noto­rié­té pen­dant des périodes de crise éco­no­mique et sociale, mar­quées par un fort désen­chan­te­ment à l’égard du sys­tème parlementaire.
Dans ce sai­sis­sant por­trait croi­sé, Gérard Noi­riel ana­lyse les tra­jec­toires et les écrits de ces deux polé­mistes, en s’intéressant aux cibles qu’ils pri­vi­lé­gient (étran­gers, femmes, intel­lec­tuels de gauche, etc.) et en insis­tant sur les formes dif­fé­rentes que ces dis­cours ont prises au cours du temps (car la légis­la­tion inter­dit aujourd’hui de pro­fé­rer des insultes aus­si vio­lentes que celles de Dru­mont). L’historien met ain­si en lumière une matrice du dis­cours réac­tion­naire, et pro­pose quelques pistes pour ali­men­ter la réflexion de ceux qui cherchent aujourd’hui à com­battre effi­ca­ce­ment cette déma­go­gie populiste.

EN LIEN :

Gérard Noi­riel est his­to­rien, direc­teur d’études à l’EHESS, et auteur de nom­breux livres sur l’histoire sur l’histoire de l’immigration en France, sur le racisme, sur l’histoire de la classe ouvrière et sur les ques­tions inter­dis­ci­pli­naires et épis­té­mo­lo­giques en his­toire. Il tient un blog dans lequel il appro­fon­dit, expli­cite et dis­cute les ques­tions déve­lop­pées dans ces livres et s’ex­prime sur les grands pro­blèmes d’ac­tua­li­té en mobi­li­sant les outils des sciences sociales : https://noiriel.wordpress.com/2019/09/18/le-grand-remplacement-reflexions-sur-la-fabrique-des-discours-de-haine/.

L’audience génère des recettes publicitaires

Lire atten­ti­ve­ment les textes inju­rieux et racistes d’Edouard Dru­mont, d’Eric Zem­mour et les com­men­taires sur le site d’extreme-droite Ris­poste laïque, pour néces­saire que cela soit pour pré­sen­ter des ana­lyses, reste un exer­cice éprou­vant pour cel­leux qui prônent l’égalité, qui refusent les hié­rar­chies civi­li­sa­tion­nelles, raciales ou sexistes, l’essentialisation des groupes sociaux et des nations, et qui cherchent jus­te­ment à faire his­toire et émancipation.

Le lan­gage du polé­miste et celui du cher­cheur en sciences sociales, « L’un des buts de la pré­sente étude est d’essayer de com­prendre pour­quoi les polé­mistes comme Zem­mour ont, au final, tou­jours rai­son, alors qu’ils bafouent la rai­son », les pro­fes­sion­nels de la parole publique, le voca­bu­laire inju­rieux, les atteintes à la digni­té, les calom­nies réper­cu­tées par des médias, les types de pou­voir et de pri­vi­lèges (je sou­tiens l’idée de l’auteur de dévoi­ler publi­que­ment sa feuille d’impôts, son patri­moine, de dire dans quel quar­tier il vit. L’exigence de connaître les élé­ments d’où les un·es et les autres parlent devrait rele­ver de la bonne déon­to­lo­gie). « Le « popu­lisme » au sens vrai du terme, c’est l’usage que les domi­nants font du « peuple » pour régler leurs que­relles internes ».

L’auteur four­nit quelques élé­ments bio­gra­phiques, son par­cours, sa tra­jec­toire, une façon de défendre sa digni­té « qui consiste à ne pas vou­loir se com­por­ter comme ceux qui vous ont humi­liés ». Il parle de la fas­ci­na­tion du monde bour­geois de cer­tains « trans­fuges sociaux », tels Edouard Dru­mont ou Eric Zem­mour, leurs inven­tions de « domi­nants ima­gi­naires », de ceux qui nour­rissent le popu­lisme depuis les posi­tions de pou­voir qu’ils occupent, du voca­bu­laire de l’identité et des « iden­ti­tés latentes ». Il sou­ligne que le « dis­cours iden­ti­taire se carac­té­rise par le fait qu’il sélec­tionne l’une de ces iden­ti­tés latentes pour la pro­je­ter dans l’espace public, la trans­for­mant ain­si en iden­ti­té col­lec­tive, un « per­son­nage » dénon­cé ou défen­du dans le cadre des luttes poli­tiques du moment ». J’ajoute que cette façon de faire n’est mal­heu­reu­se­ment pas réser­vée à la droite extrême ; certain·es se reven­di­quant de l’émancipation tendent à réduire de la même façon des indi­vi­dus à une iden­ti­té unique et fantasmée.

Le venin dans la plume Édouard Dru­mont, Éric Zem­mour et la part sombre de la Répu­blique Gérard NOIRIEL

L’auteur ter­mine son avant-pro­pos par un juste rap­pel : « L’antisémitisme et l’islamophobie ne sont pas des idéo­lo­gies incom­pa­tibles avec le régime de la démo­cra­tie par­le­men­taire ».

Som­maire

  1. Deux polé­mistes en République

  2. La fabrique d’une his­toire identitaire

  3. L’art d’avoir tou­jours raison

  4. Com­ment deve­nir un « polé­miste » populaire ?

Gérard Noi­riel four­nit des élé­ments com­pa­ra­tifs de la tra­jec­toire sociale d’Edouard Dru­mont et d’Eric Zem­mour sans som­brer dans l’« illu­sion bio­gra­phique ». L’auteur parle, entre autres, de déclas­se­ment social, d’auto-(re)présentation comme rebelle, d’assimilation en un « nous », de fait divers, de contexte socio-éco­no­mique, d’immigration, de crise éco­no­mique, de déve­lop­pe­ment des médias – presse papier hier, télé­vi­sion en conti­nu et réseaux sociaux aujourd’hui -, de noces du spec­tacle et de la télé­vi­sion, de scan­dales, de vio­lences ver­bales et d’insultes, d’exigence de loyau­té envers la « patrie », de règles déon­to­lo­giques du jour­na­lisme… Je sou­ligne l’intérêt de la méthode com­pa­ra­tive, la mise en évi­dence de simi­li­tudes et de dif­fé­rences ; il n’y a pas de « tous temps ».

Des obses­sions, pour Edouard Dru­mont l’obsession juive et l’antisémitisme, pour Eric Zem­mour l’obsession musul­mane et l’islamophobie.

His­toire, his­toire de « France », his­toire des élites, his­toire iden­ti­taire, his­toire construite sur un mode tra­gique, néga­tion de la diver­si­té des indi­vi­dus com­po­sant réel­le­ment une nation ou la popu­la­tion d’un Etat, « Leur récit est struc­tu­ré par un affron­te­ment cen­tral entre un per­son­nage qui rem­plit le rôle de la vic­time et un per­son­nage qui est dési­gné comme l’agresseur ». L’auteur aborde l’insistance sur les soi-disants per­ma­nences à tra­vers le temps (une his­toire hors de l’histoire), la per­son­ni­fi­ca­tion des Etats, « pré­sen­ter les États-nations comme autant de per­son­nages qui se com­portent de la même manière que les êtres humains », les visions pure­ment cycliques, la notion de déclin ou de déca­dence, l’invention des « étran­gers de l’intérieur », la cri­tique éli­tiste des élites, la mise en cause réac­tion­naire des Lumières, les « grands hommes » et l’anti-féminisme, les visions inver­sées des rap­ports dominants/dominés », la fas­ci­na­tion sur la ques­tion des noms… Je sou­ligne les para­graphes sur les rela­tions « entre Juifs et Arabes » revus et cor­ri­gés par les pam­phlé­taires, « Eric Dru­mont contre Edouard Zem­mour », les vrais fran­çais et cel­leux qui ne le seraient pas.

Les logiques d’expression des polé­mistes et leur recons­truc­tion de l’histoire relèvent de l’imposture, d’une pra­tique de pro­cu­reur. Leur concep­tion orga­nique de la nation se conjugue avec une concep­tion figée des immi­gra­tions. L’auteur aborde le refus de prendre en compte « la diver­si­té des des­tins sociaux et des affi­lia­tions qu’on observe chez ceux qui sont issus d’une même com­mu­nau­té d’immigrants » (Sté­phane Beaud cité par l’auteur), les dis­cours sur les ban­lieues, et les musul­mans. Les polé­mistes ne se sou­cient aucu­ne­ment des dis­cri­mi­na­tions subies par les popu­la­tions, encore moins du tra­vail ; ils sont plu­tôt fas­ci­nés par les « grands » de ce monde. La force des pré­ju­gés est mobi­li­sée dans les dis­cours de haine, « La stig­ma­ti­sa­tion des signes reli­gieux tend à rem­pla­cer la stig­ma­ti­sa­tion des signes raciaux ». Des his­toires sont racon­tées, en ayant l’air savant, mais sans le moindre effort pour « res­pec­ter les prin­cipes élé­men­taires de toute démons­tra­tion ration­nelle ». Les pam­phlé­taires tra­fiquent ain­si les véri­tés sans risques, polé­miquent pour exis­ter, « ils crachent leur venin pour faire scan­dale car c’est leur seul moyen d’exister sur la scène intel­lec­tuelle », pré­tendent que le ter­rain qu’ils balisent est un ter­rain neutre et qu’ils sont des « vic­times bâillon­nées et per­sé­cu­tées » alors qu’ils béné­fi­cient de puis­sants relais dans l’espace public…

Le der­nier cha­pitre répond à la ques­tion « Com­ment deve­nir un polé­miste « popu­laire » ». Gérard Noi­riel aborde, entre autres, la fabri­ca­tion d’un best-sel­ler, le rôle ancien des duels, la légi­ti­ma­tion de l’idée qu’il exis­tait hier un « pro­blème juif », aujourd’hui un « pro­blème musul­man », l’intérieur du petit milieu média­tique qui « se prend pour le centre du monde », l’exploitation des res­sources de l’« indus­trie de l’info-spectacle », la soi-disant neu­tra­li­té de nom­breux espaces média­tiques, les liens entre les scan­dales et les recettes publi­ci­taires, l’orchestration de la fal­si­fi­ca­tion intel­lec­tuelle, le res­sas­se­ment des thèses réac­tion­naires. L’auteur pose la ques­tion de com­ment répondre, de ne pas céder à l’obligation (mais aus­si) à la faci­li­té de par­ler la même langue…

Je rap­pelle ce qu’écrivait Audre Lorde : « Car les outils du maître ne déman­tè­le­ront jamais la mai­son du maître. Ils nous per­met­tront peut-être de le battre tem­po­rai­re­ment à son propre jeu, mais ils ne nous per­met­tront jamais d’apporter un véri­table chan­ge­ment ».

Dans sa conclu­sion, « Vous n’aurez pas ma haine », Gérard Noi­riel ima­gine, à par­tir d’un com­men­taire d’une fan d’Eric Zem­mour, en six articles, « que la concep­tion de l’histoire que défend et que met en œuvre Zem­mour dans ses livres ait force de loi ». Un scé­na­rio qui parai­tra sans doute absurde à beau­coup. Et pour­tant… L’auteur revient, entre autres, sur Edouard Dru­mont, les dis­cours anti­sé­mites, Georges Ber­na­nos, la dénon­cia­tion des soi-disants « bien-pen­sants », la poli­tique de l’enseignement et de la recherche du gou­ver­ne­ment de Vichy, Eric Zem­mour, Laurent Wau­quiez, la mise en œuvre d’une cer­taine « gram­maire », le par­tage entre le vrai et le faux, les yeux rivés sur l’audience média­tique, la bana­li­sa­tion des pro­pos iden­ti­taires, « Tous ces dis­cours s’organisent autour d’un prin­cipe iden­ti­taire met­tant en scène non pas des indi­vi­dus réels mais des per­son­nages qui s’affrontent à par­tir du cli­vage « eux » / « nous » ».

L’ambition civique passe aus­si par le titre choi­si pour cette conclu­sion, « Vous n’aurez pas ma haine »…

Quelques élé­ments me paraissent plus que dis­cu­tables, ils ne sont cepen­dant pas cen­traux dans les ana­lyses pré­sen­tées. Je n’en évoque qu’un.

Si je par­tage l’insistance de l’auteur sur l’abandon de la ques­tion sociale (dont pour moi, le droit à l’emploi, le droit aux res­sources et la réduc­tion radi­cale du temps de tra­vail), sa concep­tion de celle-ci me semble réduc­trice. Les rap­ports sociaux de sexe (sytème de genre) et les pro­cès de raci­sa­tion (qui ne sont pas réduc­tibles à la situa­tion des immigré·es) sont, pour moi, par­ties inté­grantes de la ques­tion sociale. En fai­sant l’impasse sur ces ques­tions, les orga­ni­sa­tions du mou­ve­ment ouvrier et bien des cou­rants de l’émancipation se sont inter­dit à pen­ser l’ensemble des domi­na­tions et y répondre. Ils ont ren­voyé des com­po­santes impor­tantes, dans le cas des femmes une com­po­sante majo­ri­taire, de groupes sociaux à une sorte d’invisibilité, accru les divi­sions et limi­té de pos­sibles mobilisations…

Quoiqu’il en soit, Gérard Noi­riel nous per­met de com­prendre les simi­li­tudes et les dif­fé­rences dans deux contextes de la « part sombre de la Répu­blique ». Si les construc­tions et les récep­tions de polé­miques ali­men­tées par des « pro­pos racistes, sexistes, homo­phobes » peuvent s’analyser, une part d’ombre sub­siste. Aux expli­ca­tions four­nies par l’auteur, j’ajouterai le socle pro­fon­dé­ment inéga­li­taire de nos socié­tés, la natu­ra­li­sa­tion de cette inéga­li­té, les clas­se­ments divers des indi­vi­dus sur des échelles de valo­ri­sa­tion – dont la méri­to­cra­tie « répu­bli­caine » -, la concur­rence plu­tôt que la soli­da­ri­té (aggra­vée par les poli­tiques néo­li­bé­rales et le fan­tas­ma­tique « entrepreneur/entrepreneuse de soi »). Il nous faut donc mettre au centre de nos pré­oc­cu­pa­tions cette éga­li­té sans condi­tion dont parle, entre autres, Réjane Sénac dans son livre « L’égalité sans condition.Osons nous ima­gi­ner et être sem­blables » – ne-nous-libe­rez-pas-lega­lite-va-sen-char­ger/, construire les lieux et les ins­ti­tu­tions afin que « nous puis­sions épa­nouir à éga­li­té notre sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle »…

C’est dans la pra­tique de l’égalité, dans l’amélioration sen­sible des condi­tions de vie des salarié·es et des citoyen·es, dans la mobi­li­sa­tion effec­tive des soli­da­ri­tés, que les dis­cours de haine pour­ront être repous­sés. Cela passe aus­si par la mise à jour des res­sorts « média­tiques », de ampli­fi­ca­tion algo­rith­mique des sujets, de la res­pon­sa­bi­li­té de ceux qui font argent de la pro­li­fé­ra­tion des insultes, de la déma­go­gie popu­liste ou fasciste…