L’échec de la relance impériale des États-Unis

Par Clau­dio Katz

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ALAINET


Tra­duit par Vene­sol

Avec plus de diplo­ma­tie, le pré­sident Joe Biden insis­te­ra sur des poli­tiques agres­sives uti­li­sant une cou­ver­ture idéo­lo­gique usée jusqu’à la corde.

Les États-Unis tentent de retrou­ver leur domi­na­tion mon­diale en perte de vitesse en s’emparant des richesses, en répri­mant les rébel­lions et en dis­sua­dant leurs concur­rents. Elle sou­tient cette opé­ra­tion avec une puis­sance mili­taire gigan­tesque et une éco­no­mie d’armement lourd.

Les guerres hybrides ont radi­ca­le­ment trans­for­mé l’interventionnisme impé­rial. Ils ont mul­ti­plié le scé­na­rio chao­tique de réfu­giés et de vic­times civiles géné­ré par la démo­li­tion de plu­sieurs États.

La rup­ture de la cohé­sion interne est le prin­ci­pal obs­tacle à la résur­gence de l’impérialisme éta­su­nien. Les échecs éco­no­miques et géo­po­li­tiques de Trump ont confir­mé ces limites. Cette impuis­sance n’a pas dimi­nué le réar­me­ment avec de nou­veaux dis­po­si­tifs ato­miques. Avec plus de diplo­ma­tie, Joe Biden insis­te­ra sur des poli­tiques agres­sives uti­li­sant une cou­ver­ture idéo­lo­gique usée jusqu’à la corde.

La ten­ta­tive des États-Unis de reprendre la domi­na­tion mon­diale est la prin­ci­pale carac­té­ris­tique de l’impérialisme du XXIe siècle. Washing­ton entend reprendre cette pri­mau­té face aux adver­si­tés géné­rées par la mon­dia­li­sa­tion et la mul­ti­po­la­ri­té. Elle est confron­tée à l’émergence d’un grand rival et à l’insubordination de ses anciens alliés.

La pre­mière puis­sance mon­diale a per­du son auto­ri­té et sa capa­ci­té d’intervention. Il cherche à contre­car­rer la pro­pa­ga­tion de la puis­sance mon­diale et l’érosion sys­té­ma­tique de son lea­der­ship. Au cours des der­nières décen­nies, elle a ten­té plu­sieurs fois sans suc­cès d’inverser son déclin et conti­nue de tâton­ner pour sa résurrection.

Toutes ses actions sont basées sur l’usage de la force. Les États-Unis ont per­du le contrôle de la poli­tique inter­na­tio­nale qu’ils ont affi­ché dans le pas­sé, mais ils conservent une grande puis­sance de feu. Elle élar­git un arse­nal des­truc­teur pour for­cer sa propre recons­ti­tu­tion. Ce com­por­te­ment confirme la dyna­mique ter­ri­fiante de l’impérialisme en tant que méca­nisme de domination.

Dans la pre­mière moi­tié du XXe siècle, les grandes puis­sances ont contes­té le lea­der­ship mon­dial par la guerre. Dans la période sui­vante, les États-Unis ont exer­cé ce lea­der­ship avec des inter­ven­tions armées dans la péri­phé­rie pour faire face à la menace socia­liste. Actuel­le­ment, le capi­ta­lisme occi­den­tal est confron­té à une crise très grave avec son timo­nier hors service.

Washing­ton tente de recon­qué­rir la supré­ma­tie dans trois domaines qui défi­nissent la domi­na­tion impé­riale : la ges­tion des res­sources natu­relles, l’assujettissement des peuples et la neu­tra­li­sa­tion des rivaux. Toutes ses opé­ra­tions visent à cap­tu­rer des richesses, à répri­mer les rébel­lions et à dis­sua­der les adversaires.

Le contrôle des matières pre­mières est indis­pen­sable pour main­te­nir la pri­mau­té mili­taire et garan­tir des appro­vi­sion­ne­ments qui ont un impact sur le cours de l’économie. L’endiguement des sou­lè­ve­ments popu­laires est essen­tiel pour sta­bi­li­ser l’ordre capi­ta­liste que le Penta­gone a assu­ré pen­dant des décen­nies. Les États-Unis tentent de main­te­nir la force qu’ils ont tra­di­tion­nel­le­ment uti­li­sée pour inter­ve­nir en Amé­rique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud. Il doit éga­le­ment s’occuper des Chi­nois pro­vo­ca­teurs pour bri­ser les autres rivaux. C’est dans ces batailles que se déci­de­ra le suc­cès ou l’échec de la résur­rec­tion impé­riale américaine.

LA CENTRALITÉ DE LA GUERRE

L’impérialisme est syno­nyme de puis­sance mili­taire. Toutes les puis­sances ont domi­né en jouant cette carte, sachant que le capi­ta­lisme ne pou­vait pas sur­vivre sans armées. Il est vrai que le sys­tème a éga­le­ment recours à la mani­pu­la­tion, à la trom­pe­rie et à la dés­in­for­ma­tion, mais il ne rem­place pas la menace coer­ci­tive par une simple pré­émi­nence idéo­lo­gique. Elle com­bine la vio­lence avec le consen­te­ment et applique un pou­voir impli­cite (soft power) qui est basé sur un pou­voir expli­cite (hard power).

Il est utile de rap­pe­ler ces fon­da­men­taux face aux théo­ries qui rem­placent l’impérialisme par l’hégémonie comme concept orga­ni­sa­teur de la géo­po­li­tique contem­po­raine. Il est cer­tain que les puis­sants ont ren­for­cé leur pré­di­ca­tion par le biais des médias. Ils ont déve­lop­pé un tra­vail sys­té­ma­tique de dés­in­for­ma­tion et de dis­si­mu­la­tion de la réa­li­té. Ils ont éga­le­ment per­fec­tion­né l’utilisation des ins­ti­tu­tions poli­tiques et judi­ciaires de l’État pour assu­rer leurs pri­vi­lèges. Mais dans l’ordre inter­na­tio­nal, la supré­ma­tie des grandes puis­sances est réglée au moyen de menaces militaires.

Le sys­tème mon­dial fonc­tionne avec une sau­ve­garde guer­rière com­man­dée par les États-Unis. Depuis 1945, la pre­mière puis­sance a entre­pris 211 inter­ven­tions dans 67 pays. Elle main­tient actuel­le­ment 250.000 sol­dats sta­tion­nés dans 700 bases répar­ties dans 150 pays (Chacón, 2019). Cette méga-struc­ture a gui­dé la poli­tique amé­ri­caine depuis le lar­gage des bombes ato­miques sur Naga­sa­ki et Hiro­shi­ma et la for­ma­tion de l’OTAN comme bras auxi­liaire du Pentagone.

Les trois grandes incur­sions de la guerre froide (Corée en 1950 – 1953, Viet­nam en 1955 – 1975 et Afgha­nis­tan en 1978 – 1989) ont démon­tré la por­tée mor­telle de ce pou­voir. Washing­ton a construit un tis­su inter­na­tio­nal d’installations mili­taires sans pré­cé­dent dans l’histoire (Man­cil­las, 2018).

Le contrôle des matières pre­mières a été un fac­teur déter­mi­nant dans de nom­breuses opé­ra­tions de guerre. Les mas­sacres subis par le Moyen-Orient pour régler la ques­tion de savoir qui gère le pétrole illus­trent cette cen­tra­li­té. Ce conflit a déclen­ché l’effusion de sang en Irak et en Libye et a influen­cé les incur­sions en Afgha­nis­tan et en Syrie. Les réserves de pétrole sont aus­si le butin convoi­té par les géné­raux qui orga­nisent le har­cè­le­ment de l’Iran et l’encerclement du Venezuela.

ÉCONOMIE DE L’ARMEMENT

La poli­tique étran­gère éta­su­nienne est condi­tion­née par le réseau d’entrepreneurs qui tirent pro­fit de la guerre. Ils pro­fitent de la fabri­ca­tion d’explosifs qui doivent être tes­tés dans un coin de la pla­nète. L’appareil mili­ta­ro-indus­triel a besoin de ces confron­ta­tions. Elle se nour­rit d’une dépense qui aug­mente non seule­ment dans les périodes de bel­li­cisme intense, mais aus­si dans les phases de détente.

Une grande par­tie de l’évolution tech­no­lo­gique est trai­tée sur l’orbite mili­taire. L’informatique, l’aéronautique et l’activité spa­tiale sont les épi­centres de cette expé­ri­men­ta­tion. Les grands four­nis­seurs du Penta­gone pro­fitent de la pro­tec­tion du bud­get de l’État pour fabri­quer des appa­reils vingt fois plus chers que leurs équi­va­lents civils. Ils opèrent avec des sommes impor­tantes, dans un sec­teur auto­nome par rap­port aux res­tric­tions de la concur­rence sur le mar­ché (Katz, 2003).

Ce modèle d’armement se déve­loppe au rythme des expor­ta­tions. Les 48 grandes entre­prises du com­plexe mili­ta­ro-indus­triel assurent 64% de la pro­duc­tion de guerre mon­diale. Entre 2015 et 2019, le volume de leurs ventes a aug­men­té de 5,5% par rap­port à la période quin­quen­nale pré­cé­dente et de 20% par rap­port à la période 2005 – 2009.

Les dépenses mili­taires mon­diales ont atteint en 2017 leur plus haut niveau depuis la fin de la guerre froide (1,74 tril­lion de dol­lars), les États-Unis étant en tête de toutes les tran­sac­tions (Fer­ra­ri, 2020). Le pre­mier pou­voir concentre la moi­tié des ver­se­ments et par­raine les cinq pre­mières entre­prises de cette activité.

Le pro­ta­go­nisme tech­no­lo­gique nord-amé­ri­cain dépend de cette pri­mau­té inter­na­tio­nale dans le sec­teur de la guerre. Le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme numé­rique au cours de la der­nière décen­nie est pas­sé par la fabri­ca­tion mili­taire pré­cé­dente et est en accord avec l’utilisation des armes dans le pays. Les États-Unis sont le prin­ci­pal mar­ché pour les 12 mil­liards de balles fabri­quées annuel­le­ment. La Natio­nal Rifle Asso­cia­tion four­nit un sou­tien maté­riel et cultu­rel pour que le Penta­gone conserve sa posi­tion centrale.

Mais cette gra­vi­ta­tion de l’économie de l’armement génère éga­le­ment de nom­breuses adver­si­tés pour le sys­tème pro­duc­tif. Elle exige un volume de finan­ce­ment que le pays ne peut four­nir avec ses propres res­sources. L’écart est cou­vert par un défi­cit bud­gé­taire et un endet­te­ment exté­rieur qui menacent le sei­gneu­riage du dollar.

Les États-Unis ont main­te­nu leur écha­fau­dage mili­taire depuis l’après-guerre avec le grand tri­but qu’ils ont impo­sé à leurs par­te­naires. Les alliés euro­péens résistent actuel­le­ment à ce far­deau et ont déclen­ché une crise de finan­ce­ment de l’OTAN. Avec la dis­pa­ri­tion de l’Union sovié­tique, le Vieux Conti­nent conteste l’utilité d’un dis­po­si­tif que Washing­ton uti­lise pour ses propres intérêts.

L’économie mili­taire amé­ri­caine est basée sur un modèle de coûts éle­vés et de faible com­pé­ti­ti­vi­té. Le gen­darme du capi­ta­lisme a long­temps été capable de for­cer la subor­di­na­tion de ses rivaux non armés. Mais elle n’a plus la même marge de manœuvre pour gérer ses lourdes inno­va­tions mili­taires. D’autres pays mettent en œuvre les mêmes chan­ge­ments tech­no­lo­giques avec des opé­ra­tions moins coû­teuses et plus effi­caces dans le domaine civil.

Les dépenses de guerre ont une influence très contra­dic­toire sur le cycle éco­no­mique amé­ri­cain. Elle sou­tient le niveau d’activité lorsque l’État cana­lise les impôts vers la demande cap­tive. Elle absorbe éga­le­ment les excé­dents de capi­tal qui ne peuvent pas trou­ver d’investissements ren­tables dans d’autres branches. Mais dans les périodes dif­fi­ciles, il aug­mente le défi­cit bud­gé­taire et capte des por­tions de dépenses publiques qui pour­raient être uti­li­sées à de nom­breuses fins pro­duc­tives. Dans ces moments-là, les reve­nus géné­rés par les dépenses mili­taires pour la tech­no­lo­gie et les expor­ta­tions ne com­pensent pas la dété­rio­ra­tion (et l’orientation néfaste) des res­sources publiques.

DES GUERRES D’UN NOUVEAU GENRE

L’intervention exté­rieure actuelle des États-Unis recrée les anciens modèles d’action impé­riale. La conspi­ra­tion demeure l’élément cen­tral de ces modèles. La vieille tra­di­tion de la CIA en matière de coups d’État contre des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes est réap­pa­rue dans de nom­breux cas.

Washing­ton reprend éga­le­ment les « guerres par pro­cu­ra­tion », dans les domaines prio­ri­taires pour agres­ser les nations cru­ci­fiées par le Dépar­te­ment d’Etat (Chine, Rus­sie, Iran, Corée du Nord, Vene­zue­la) (Petras, 2018).

Mais l’échec de l’Irak a mar­qué un tour­nant dans les moda­li­tés d’intervention. Cette occu­pa­tion a conduit à un grand échec en rai­son de la résis­tance ren­con­trée dans le pays et de l’incohérence même de l’opération. Ce fias­co a conduit au rem­pla­ce­ment des inva­sions tra­di­tion­nelles par une nou­velle varié­té de guerres hybrides (VVAA, 2019).

Dans ces incur­sions, les actions mili­taires ordi­naires sont rem­pla­cées par un amal­game d’actions non conven­tion­nelles, avec un poids plus impor­tant des forces paraé­ta­tiques et un recours crois­sant à la ter­reur. Ce type d’opération a pré­do­mi­né dans les Bal­kans, en Syrie, au Yémen et en Libye (Koryb­ko, 2020).

Dans ces cas, l’action impé­riale prend une conno­ta­tion poli­cière de har­cè­le­ment, qui pri­vi­lé­gie la sou­mis­sion à la vic­toire expli­cite sur les adver­saires. Ces inter­ven­tions élar­gissent les opé­ra­tions que la DEA a per­fec­tion­nées dans sa lutte contre le tra­fic de drogue. Le contrôle du pays assié­gé devient plus per­ti­nent (ou réa­li­sable) que sa défaite et l’agression par la haute tech­no­lo­gie occupe une place pré­pon­dé­rante (« guerres de la cin­quième génération »).

Dans d’innombrables cas, la com­po­sante ter­ro­riste de ces actions a débor­dé le par­cours conçu par la Mai­son Blanche, géné­rant une séquence auto­nome d’actions des­truc­trices. Ce manque de contrôle a été véri­fié auprès des Tali­bans, ini­tia­le­ment for­més en Afgha­nis­tan pour har­ce­ler un gou­ver­ne­ment pro-sovié­tique. La même chose s’est pro­duite avec les dji­ha­distes, for­més en Ara­bie Saou­dite pour éro­der les gou­ver­ne­ments laïques du monde arabe.

Par le biais de guerres hybrides, les États-Unis tentent de contrô­ler leurs rivaux, sans pour autant mener d’interventions guer­rières. Il com­bine l’encerclement éco­no­mique et la pro­vo­ca­tion ter­ro­riste avec la pro­mo­tion de conflits eth­niques, reli­gieux ou natio­naux dans les pays dia­bo­li­sés. Elle favo­rise éga­le­ment la cana­li­sa­tion du mécon­ten­te­ment de la droite par des diri­geants auto­ri­taires qui ont pro­fi­té des « révo­lu­tions de cou­leur« . Ces opé­ra­tions ont per­mis d’intégrer plu­sieurs pays d’Europe de l’Est dans l’encerclement de l’OTAN contre la Russie.

Les guerres hybrides com­prennent des cam­pagnes média­tiques plus péné­trantes que la vieille bat­te­rie d’après-guerre contre le com­mu­nisme. Avec de nou­veaux enne­mis (ter­ro­risme, isla­mistes, nar­co­tra­fi­quants), des menaces (États en déli­ques­cence) et des dan­gers (expan­sion­nisme chi­nois), Washing­ton déploie ses cam­pagnes, à tra­vers un réseau éten­du de fon­da­tions et d’ONG. Elle uti­lise éga­le­ment la guerre de l’information dans les réseaux sociaux.

Les agres­sions impé­riales com­prennent une nou­velle varié­té de res­sources. Il suf­fit d’observer ce qui s’est pas­sé en Amé­rique du Sud avec l’opération mise en œuvre par plu­sieurs juges et médias contre des diri­geants pro­gres­sistes (law­fare), pour mesu­rer l’ampleur de ces conspi­ra­tions. Mais ces outrages pro­voquent des com­mo­tions sans pré­cé­dent à d’innombrables niveaux.

DES SCÉNARIOS CHAOTIQUES

Pen­dant la pre­mière moi­tié du XXe siècle, des confla­gra­tions à l’échelle indus­trielle ont eu lieu, avec des masses de per­sonnes en uni­forme exter­mi­nées par la machine de guerre. Dans ces guerres totales où les morts sont ano­nymes, l’enterrement aveugle des « sol­dats incon­nus » s’est impo­sé (Tra­ver­so, 2019).

Au cours des der­nières décen­nies, une autre moda­li­té d’action avec un enga­ge­ment décrois­sant des troupes sur les champs de bataille a pré­va­lu. Les Etats-Unis ont per­fec­tion­né cette voie, par des bom­bar­de­ments aériens qui détruisent les vil­lages sans la pré­sence directe des marines. Ce type d’intervention s’est impo­sé avec la géné­ra­li­sa­tion des drones et des satellites.

De cette manière, l’impérialisme du 21e siècle détruit ou bal­ka­nise les pays qui font obs­tacle à la résur­gence de la domi­na­tion éta­su­nienne. L’augmentation du nombre de membres des Nations unies est un indi­ca­teur de cette refonte.

La popu­la­tion non armée a subi le poids des incur­sions qui ont dis­sous l’ancienne dis­tinc­tion entre com­bat­tants et civils. Seuls 5 % des vic­times de la Pre­mière Guerre mon­diale étaient des citoyens non ins­crits sur la liste. Ce chiffre est pas­sé à 66 % pen­dant la Seconde Guerre mon­diale et se situe en moyenne entre 80 et 90 % dans les conflits actuels (Hobs­bawm, 2007 : chap. 1).

Les opé­ra­tions sou­te­nues par le Penta­gone ont défi­ni­ti­ve­ment balayé toutes les normes des Conven­tions de La Haye (1899 et 1907), qui dis­tin­guaient les per­son­nels en uni­forme des civils. La même dis­so­lu­tion se véri­fie dans les conflits externes et internes de nom­breux États. La fron­tière entre la paix et la guerre s’est estom­pée, aug­men­tant les souf­frances indes­crip­tibles des réfu­giés. L’agence qui cal­cule le nombre de ces sans-abri a enre­gis­tré un total de 79,5 mil­lions de per­sonnes dépla­cées de leurs foyers en 2019 (Unh­cr-UNH­CR, 2020).

Ce nombre monu­men­tal de réins­tal­la­tions for­cées illustre l’ampleur de la vio­lence qui règne. Si les conflits n’atteignent pas l’ampleur du pas­sé, leur impact sur les civils est pro­por­tion­nel­le­ment plus important.

L’agression impé­riale enfreint sys­té­ma­ti­que­ment les fron­tières entre les pays. Elle impose un remo­de­lage géo­gra­phique qui contraste avec les lignes de démar­ca­tion rigides de la guerre froide. Ces lignes défi­nis­saient des champs de confron­ta­tion stricts et conte­naient les popu­la­tions dans leurs loca­li­tés d’origine.

Les guerres actuelles accen­tuent les effets de la pres­sion crois­sante de l’émigration vers les centres de l’hémisphère nord. La fuite de la guerre converge avec la fuite mas­sive de la dévas­ta­tion éco­no­mique subie par plu­sieurs pays de la périphérie.

L’impérialisme éta­su­nien est la cause prin­ci­pale des tra­gé­dies de guerre contem­po­raines. Elle four­nit des armes, par­raine les ten­sions raciales, reli­gieuses ou eth­niques et encou­rage les pra­tiques ter­ro­ristes qui détruisent les pays tou­chés (Arma­nian, 2017).

Ce qui s’est pas­sé dans le monde arabe illustre cette séquence. Sous les ordres des pré­si­dents suc­ces­sifs, les États-Unis ont mis en œuvre la démo­li­tion de l’Afghanistan (Rea­gan-Car­ter), de l’Irak (Bush) et de la Syrie (Oba­ma). Ces mas­sacres ont fait 220.000 morts dans le pre­mier pays, 650.000 dans le second et 250.000 dans le troi­sième. La dés­in­té­gra­tion sociale et le res­sen­ti­ment poli­tique géné­rés par ces mas­sacres ont déclen­ché à leur tour des atten­tats sui­cides dans les pays cen­traux. La ter­reur a conduit à des réponses aveugles de plus de terreur.

Les atro­ci­tés impé­riales ont sapé les objec­tifs mêmes de ces incur­sions. Pour dépla­cer Kadha­fi, l’impérialisme a pul­vé­ri­sé l’intégrité ter­ri­to­riale de la Libye et a déman­te­lé le sys­tème tam­pon construit en Afrique du Nord pour conte­nir l’émigration vers l’Europe. Le pays est deve­nu un centre d’exploitation des migrants, géré par les mafias que l’Occident a finan­cées pour prendre le contrôle de la Libye. Face à un tel gâchis, les anciens colo­nia­listes ne conçoivent plus de nou­velles fron­tières for­melles. Ils ne font qu’improviser des méca­nismes pour conte­nir les réfu­giés (Bux­ton ; Akker­man, 2018).

Le Penta­gone a éga­le­ment déployé une cin­quan­taine de bases cachées en Afrique, tan­dis que les com­pa­gnies pétro­lières occi­den­tales contrôlent leurs champs pétro­li­fères au Nige­ria, au Sou­dan et au Niger (Arma­nian, 2018). Cet appé­tit pour les res­sources natu­relles est à l’origine des tra­gé­dies sur­ve­nues sur le conti­nent noir. L’action impé­riale a inci­té les affron­te­ments eth­niques ances­traux à accroître sa ges­tion de ces ressources.

LA FRACTURE INTERNE

Le prin­ci­pal obs­tacle à la recom­po­si­tion impé­riale éta­su­nienne est la rup­ture de la cohé­sion interne du pays. Cette fon­da­tion a sou­te­nu pen­dant des décen­nies l’intervention de la pre­mière puis­sance dans le reste du monde. Mais le géant du Nord a subi un chan­ge­ment radi­cal à la suite du revers éco­no­mique, du cli­vage poli­tique, des ten­sions raciales et de la nou­velle confor­ma­tion eth­nique de la popu­la­tion. L’uniformité cultu­relle qui a nour­ri le « rêve amé­ri­cain » s’est estom­pée et les États-Unis sont confron­tés à une frac­ture sans précédent.

Ces divi­sions ont éro­dé les bases de l’ingérence éta­su­nienne à l’étranger. Les opé­ra­tions mili­taires n’ont plus le cachet du pas­sé et ont été affec­tées par la fin de la conscrip­tion. Washing­ton ne se lance plus dans ses incur­sions avec une armée de conscrits, et ne jus­ti­fie pas non plus ces actions par des mes­sages de loyau­té aveugle au dra­peau. Pour effec­tuer des opé­ra­tions chi­rur­gi­cales, elle opte pour un arme­ment plus limi­té et plus pré­cis. Elle donne la prio­ri­té à l’impact média­tique et à la limi­ta­tion des pertes dans ses propres rangs.

La pri­va­ti­sa­tion de la guerre syn­thé­tise ces ten­dances. L’utilisation de mer­ce­naires et d’entrepreneurs qui négo­cient le prix de chaque mas­sacre s’est géné­ra­li­sée. Cette forme de bel­li­cisme sans impli­ca­tion de la popu­la­tion explique la perte d’intérêt géné­ral pour les actions impé­riales. Les guerres sans conscrits exigent des dépenses plus éle­vées, mais elles atté­nuent la résis­tance interne. Ils nous empêchent même de per­ce­voir les échecs dans des ter­ri­toires loin­tains (Irak, Afgha­nis­tan) comme des réels revers.

Mais la contre­par­tie de ce divorce est la dif­fi­cul­té impé­riale crois­sante à s’aventurer dans des pro­jets plus ambi­tieux. Il est très dif­fi­cile de retrou­ver le lea­der­ship mon­dial sans le sou­tien de seg­ments impor­tants de la population.

L’impérialisme d’après-guerre était basé sur une auto­ri­té offi­cielle qui s’est dis­si­pée. La fin de l’enrôlement mas­sif a intro­duit un nou­veau droit démo­cra­tique qui, para­doxa­le­ment, dété­riore la capa­ci­té de l’État amé­ri­cain à retrou­ver sa puis­sance impé­riale en déclin (Hobs­bawm, 2007 : ch 5).

La pri­va­ti­sa­tion de la guerre accen­tue, à son tour, les effets trau­ma­ti­sants du divorce entre les « gen­darmes » et la popu­la­tion. Le trau­ma­tisme des vété­rans d’Irak ou d’Afghanistan illustre cet effet. L’utilisation de mer­ce­naires accroît éga­le­ment la mili­ta­ri­sa­tion interne et l’explosion de vio­lence incon­trô­lable que pro­voque le port libre d’armes.

Cette séquence de cor­ro­sions prend une plus grande ampleur avec la cana­li­sa­tion du mécon­ten­te­ment social par la droite. Cette prise de pou­voir poli­tique a été déclen­chée par le par­ti TEA et s’est ins­tal­lée avec le Trumpisme.

La xéno­pho­bie, le chau­vi­nisme et la supré­ma­tie blanche se sont répan­dus avec des dis­cours racistes qui accusent les mino­ri­tés, les migrants et les étran­gers du déclin amé­ri­cain. Mais cette fureur natio­na­liste ne fait qu’approfondir la frac­ture interne, sans recréer la base sociale éten­due que l’impérialisme amé­ri­cain a uti­li­sée pour faire des incur­sions à l’étranger.

LES ÉCHECS DE TRUMP

Les quatre der­nières années ont dres­sé un por­trait caté­go­rique de la ten­ta­tive ratée des États-Unis de reprendre la domi­na­tion impé­riale. Trump a don­né la prio­ri­té à la recom­po­si­tion de l’économie et a essayé d’utiliser la supé­rio­ri­té mili­taire du pays pour sou­te­nir la relance de la production.

Avec ce sou­tien, il a dû faire face à des négo­cia­tions étran­gères très dif­fi­ciles, afin d’étendre à l’avion com­mer­cial les avan­tages moné­taires main­te­nus par le dol­lar. Il a pro­mu les accords bila­té­raux et remis en ques­tion le libre-échange pour pro­fi­ter de la pri­mau­té finan­cière de Wall Street et de la Réserve fédérale.

Trump a cher­ché à pré­ser­ver la supré­ma­tie tech­no­lo­gique en aug­men­tant les demandes de col­lecte de la pro­prié­té intel­lec­tuelle. Avec ce contrôle de la finan­cia­ri­sa­tion et du capi­ta­lisme numé­rique, il espé­rait for­ger un nou­vel équi­libre entre les sec­teurs mon­dia­liste et amé­ri­ca­niste de la classe domi­nante. Il a parié sur la com­bi­nai­son de la pro­tec­tion locale et du com­merce mondial.

Le mil­liar­daire a don­né la prio­ri­té à l’endiguement de la Chine. Il a dû mener une bataille bru­tale pour réduire le défi­cit com­mer­cial, afin de répé­ter l’asservissement impo­sé par Robald Rea­gan au Japon dans les années 1980. Il a éga­le­ment cher­ché à conso­li­der ses avan­tages sur l’Europe, en pro­fi­tant de l’existence d’un appa­reil d’État uni­fié, face à des concur­rents trans­at­lan­tiques qui ne sont pas en mesure d’étendre leur uni­fi­ca­tion moné­taire aux domaines fis­cal et ban­caire. Sous l’apparence d’un désordre impro­vi­sé, l’occupant de la Mai­son Blanche a conçu un ambi­tieux plan de relance amé­ri­cain (Katz, 2020).

Mais sa stra­té­gie dépen­dait de l’aval des alliés (Aus­tra­lie, Ara­bie Saou­dite, Israël), de la subor­di­na­tion des par­te­naires (Europe, Japon) et de la com­plai­sance d’un adver­saire (Rus­sie) pour for­cer la capi­tu­la­tion d’un autre (Chine). Le magnat n’a pas réus­si à réa­li­ser ces ali­gne­ments et la relance amé­ri­caine a échoué dès le départ.

La confron­ta­tion avec la Chine a été son prin­ci­pal échec. Les menaces n’ont pas inti­mi­dé le dra­gon asia­tique, qui a accep­té des achats plus impor­tants et des expor­ta­tions plus modestes, sans vali­der l’ouverture finan­cière et le frein aux inves­tis­se­ments tech­no­lo­giques. La Chine n’a pas adap­té sa poli­tique moné­taire aux demandes d’un débi­teur, qui a pla­cé la majeure par­tie de ses titres dans des banques asiatiques.

Les par­te­naires des États-Unis ne se sont pas non plus rési­gnés à faire des affaires avec le grand client asia­tique. L’Europe ne s’est pas jointe à la confron­ta­tion avec la Chine et l’Angleterre a conti­nué à jouer son propre jeu dans le monde. Pour cou­ron­ner le tout, le géant de l’Est a accru ses échanges com­mer­ciaux avec tous les pays de l’hémisphère amé­ri­cain (Meri­no, 2020).

Trump n’a réus­si qu’à induire un sou­la­ge­ment de la conjonc­ture, sans inver­ser le dés­équi­libre signi­fi­ca­tif de l’économie. Ce manque de résul­tats a été mis en évi­dence dans la crise qui a pré­ci­pi­té la pan­dé­mie et dans sa propre éjec­tion de la Mai­son Blanche.

Les mêmes adver­si­tés ont été véri­fiées dans l’orbite géo­po­li­tique. Le magnat a ten­té de neu­tra­li­ser le lourd héri­tage des échecs mili­taires. Il est favo­rable à une ges­tion pru­dente des aven­tures de guerre face au fias­co de l’Irak, l’embourbement de Soma­lie et erreurs syriennes.

Afin de défaire les cam­pagnes infruc­tueuses de Bush, il a for­cé le retrait des troupes dans les scé­na­rios les plus expo­sés. Il a trans­fé­ré les opé­ra­tions à ses par­te­naires saou­diens et israé­liens et a réduit le pro­ta­go­nisme des Etats-Unis. Il a sou­te­nu l’annexion de la Cis­jor­da­nie et les mas­sacres des Yémé­nites, mais n’a pas enga­gé le Penta­gone dans une autre inter­ven­tion. Il a renon­cé aux marines de la crise libyenne, reti­ré les troupes de Syrie et aban­don­né les alliés kurdes. Dans ce domaine, il a approu­vé la gra­vi­ta­tion de la Tur­quie et a favo­ri­sé la pré­émi­nence de la Russie.

Trump a connu une fois de plus la même impuis­sance que ses pré­dé­ces­seurs à contrô­ler la pro­li­fé­ra­tion nucléaire. Cette inca­pa­ci­té à limi­ter la pos­ses­sion de bombes ato­miques à un club res­treint de puis­sances illustre les limites éta­su­niennes. Les États-Unis ne peuvent pas dic­ter le cours de la pla­nète si un petit groupe de pays par­tage le pou­voir de chan­tage accor­dé par les armes nucléaires.

L’échec des pour­par­lers avec la Corée du Nord a confir­mé les fai­blesses de Washing­ton. Kim a per­fec­tion­né la struc­ture des mis­siles et a reje­té l’offre de désar­me­ment en échange d’énergie ou de nour­ri­ture. Il sait que seul l’énergie nucléaire per­met d’éviter que se répète dans son pays ce qui s’est pas­sé en Irak, en Libye ou en Yougoslavie.

Cette pré­ser­va­tion ato­mique est la carte contre un empire qui a impo­sé la divi­sion de la pénin­sule coréenne et rejette toute ten­ta­tive de réuni­fi­ca­tion. Les États-Unis opposent constam­ment leur veto aux avan­cées de la pro­po­si­tion rus­so-chi­noise visant à arrê­ter la mili­ta­ri­sa­tion des deux par­ties (Gandá­se­gui, 2017). Mais après plu­sieurs menaces, M. Trump a renon­cé à ses fan­fa­ron­nades et a accep­té la simple pour­suite des pourparlers.

Une bar­rière très simi­laire a été ren­con­trée en Iran. Là aus­si, la prio­ri­té impé­ria­liste a été d’arrêter le déve­lop­pe­ment nucléaire afin de garan­tir le mono­pole ato­mique régio­nal d’Israël. Trump a rom­pu l’accord de désar­me­ment signé par Oba­ma et ren­du viable grâce à la véri­fi­ca­tion internationale.

Le magnat a redou­blé de pro­vo­ca­tions avec des embar­gos et des attaques. L’assassinat du géné­ral Solei­ma­ni a été le point culmi­nant de cette agres­sion. Il s’agissait d’un acte de ter­ro­risme fla­grant contre le chef de l’armée d’un pays qui n’a com­mis aucune agres­sion contre les États-Unis. Mais ces crimes – sui­vis de l’élimination de plu­sieurs scien­ti­fiques de haut rang – n’ont pas réus­si à empê­cher l’entrée pro­gres­sive de l’Iran dans le club des pays à bou­clier nucléaire.

Cette même dif­fu­sion de l’énergie nucléaire empêche Washing­ton d’imposer son arbi­trage dans d’autres conflits régio­naux. Les ten­sions entre le Pakis­tan et l’Inde, par exemple, opposent deux armées dotées de ce type d’armement et donc capables de s’autonomiser de la tutelle impériale.

Trump a éga­le­ment échoué dans ses agres­sions contre le Vene­zue­la. Il a pro­mu tous les com­plots ima­gi­nables pour reprendre le contrôle de la prin­ci­pale réserve de pétrole de l’hémisphère et n’a pas réus­si à bri­ser le Cha­visme. Ses menaces se heur­taient à l’impossibilité de répé­ter les anciennes inter­ven­tions mili­taires en Amé­rique latine.

LA NOUVELLE STRATÉGIE DE RÉARMEMENT

Trump n’a pas sim­ple­ment réar­mé la pré­sence mili­taire à l’étranger dans l’espoir de relan­cer l’économie. Il a aug­men­té de façon dras­tique le bud­get mili­taire pour écar­ter toute sug­ges­tion de retraite impé­riale effec­tive. Ces dépenses sont pas­sées de 580 mil­liards de dol­lars (2016) à 713 mil­liards de dol­lars (2020). Il a garan­ti des pro­fits records aux fabri­cants de mis­siles et a tes­té une méga-bombe d’une por­tée sans pré­cé­dent en Afghanistan.

Le magnat a relan­cé la guerre des étoiles et déchi­ré les trai­tés de désar­me­ment nucléaire. Il a éga­le­ment approu­vé le pas­sage à la « concur­rence des grandes puis­sances » (GPC), qui rem­place la « guerre mon­diale contre le ter­ro­risme » (GWOT). Cette évo­lu­tion tend à rem­pla­cer l’identification, le sui­vi et la des­truc­tion des forces adverses dans les régions recu­lées d’Asie, d’Afrique ou du Moyen-Orient par un réar­me­ment pré­pa­ra­toire à des conflits plus conven­tion­nels. Avec ce chan­ge­ment, il a per­mis de clore le cha­pitre des incur­sions de Bush dans des régions éloi­gnées, afin de reprendre la confron­ta­tion tra­di­tion­nelle avec les enne­mis du Penta­gone (Klare 2020).

Dans cette optique, le magnat a com­plé­té les pres­sions com­mer­ciales exer­cées sur la Chine par un déploie­ment impor­tant de la flotte du Paci­fique. Il a exi­gé la démi­li­ta­ri­sa­tion des récifs de la mer du Sud pour bri­ser le bou­clier défen­sif de son rival. Il a ren­for­cé de manière dras­tique le mou­ve­ment de troupes ini­tié par Oba­ma du Moyen-Orient vers le conti­nent asiatique.

La pres­sion sur la Chine s’est accrue avec l’expansion de la marine et l’acquisition d’un nombre stu­pé­fiant de navires et de sous-marins. L’armée de l’air a été moder­ni­sée en tenant compte de toutes les inno­va­tions de l’intelligence arti­fi­cielle et de l’entraînement à la cyberguerre.

Afin d’être hos­tile à la Chine, Trump a ren­for­cé le bloc for­gé avec l’Inde, le Japon, l’Australie et la Corée du Sud (Quad). Cet ali­gne­ment mili­taire pré­sup­pose que d’éventuels affron­te­ments avec Pékin auront lieu dans les océans Paci­fique et Indien. Un conseiller bien connu du Dépar­te­ment d’État situe l’issue de la confron­ta­tion sino-amé­ri­caine dans cette région (Mear­shei­mer, 2020).

La stra­té­gie vis-à-vis de la Rus­sie a été plus pru­dente et adap­tée à la ten­ta­tive ini­tiale d’attirer Pou­tine dans un accord contre Xi Jin Ping. De l’échec de cette opé­ra­tion sont nées les ini­tia­tives visant à rééqui­per les armées ter­restres sur le conti­nent euro­péen. La Mai­son Blanche a pour­sui­vi son tra­vail de coop­ta­tion mili­taire des pays limi­trophes de la Rus­sie et a éten­du le réseau de mis­siles de l’OTAN des répu­bliques baltes et de la Pologne à la Roumanie.

Avec cette nou­velle stra­té­gie, le déploie­ment des armes nucléaires a repris son ancienne cen­tra­li­té. M. Trump a approu­vé le déve­lop­pe­ment de muni­tions ato­miques basées sur des ogives à por­tée étroite et des mis­siles balis­tiques lan­cés par la mer. La pre­mière série de ces bombes a déjà été fabri­quée et livrée au haut commandement.

Afin de débal­ler ces engins ful­gu­rants, Trump a rom­pu les trai­tés de ratio­na­li­sa­tion nucléaire conclus en 1987. Il a mis fin au méca­nisme consis­tant à rendre la des­truc­tion d’armes obso­lètes com­pa­tible avec la Rus­sie. Il a éga­le­ment par­rai­né le pre­mier essai d’un mis­sile à moyenne por­tée depuis la fin de la guerre froide.

La nou­velle stra­té­gie de guerre explique la demande bru­tale d’un finan­ce­ment euro­péen plus impor­tant de l’OTAN. Avec l’attitude d’un tyran, le magnat nous a rap­pe­lé que l’Occident doit payer pour l’aide four­nie par les États-Unis. Cette demande a géné­ré la plus grande ten­sion trans­at­lan­tique depuis l’après-guerre.

Trump a cher­ché à entraî­ner ses alliés dans des conflits avec la Chine et la Rus­sie, qui sapent les affaires du Vieux Conti­nent. Dans cette région, il y a une sérieuse résis­tance à la mili­ta­ri­sa­tion pro­mue par les États-Unis. Mais le capi­ta­lisme euro­péen n’a pas pu s’émanciper de la tutelle mili­taire amé­ri­caine et c’est pour­quoi il a accom­pa­gné les incur­sions en Irak et en Ukraine. Il rejette la demande d’augmentation des dépenses de l’OTAN, mais sans rompre sa subor­di­na­tion à Washington.

L’alter-impérialisme euro­péen conçoit son propre sys­tème de défense en étroite rela­tion avec le Penta­gone et pour cette rai­son, il ne par­vient pas à consom­mer l’unification de sa propre armée. Il y a un divorce entre la supré­ma­tie mili­taire de la France et la puis­sance éco­no­mique de l’Allemagne qui empêche la concré­ti­sa­tion de cette ini­tia­tive (Ser­fa­ti, 2018).

Trump ne par­vient pas à sou­mettre l’Europe, mais ses inter­lo­cu­teurs à Bruxelles, Paris et Ber­lin n’ont tou­jours pas de bous­sole propre. Ce manque de défi­ni­tion a accru la capa­ci­té de la Rus­sie à conte­nir la recom­po­si­tion impé­riale amé­ri­caine. Pou­tine a ren­for­cé la digue défen­sive qu’il avait éta­blie avec Xi Jin­ping et est sor­ti haut la main du bras de fer géo­po­li­tique en Syrie, en Cri­mée et dans le Haut-Kara­bakh. Le fos­sé entre ces résul­tats et la dés­in­té­gra­tion qui pré­va­lait à l’époque d’Eltsine est très visible.

Comme la Chine ne se dis­pute pas avec la même fron­ta­li­té géo­po­li­tique, ses réa­li­sa­tions sont moins visibles, mais elle affiche des résul­tats éco­no­miques impres­sion­nants dans sa lutte avec les États-Unis. Le man­dat du mil­liar­daire dépei­gnait l’incapacité de l’Amérique à retrou­ver la pri­mau­té impériale.

L’ASSAUT DU CAPITOLE

Trump se retire avec une aven­ture qui dépeint l’ampleur de la crise poli­tique amé­ri­caine. L’invasion du Congrès n’a pas été un acte impromp­tu. Aupa­ra­vant, les groupes d’extrême droite ont dif­fu­sé le plan, finan­cé des voyages, réser­vé des hôtels et trans­por­té des armes. À l’intérieur du bâti­ment, ils ont sui­vi les voies d’accès aux bureaux indi­qués par les com­plices du Congrès.

La police a créé une zone libre et a assu­ré la pré­sence des assaillants pen­dant des heures. Si un groupe d’Afro-Américains avait ten­té une telle action, ils auraient été abat­tus à vue. Des mani­fes­ta­tions paci­fiques au même endroit ont pris fin ces der­nières années avec des cen­taines de bles­sés et d’arrestations.

Trump a par­ti­ci­pé direc­te­ment à l’émeute. Il a été l’instigateur des mani­fes­ta­tions, a com­mu­ni­qué avec leurs diri­geants et s’est enga­gé à les sou­te­nir. Le but de l’action était de faire pres­sion sur les membres répu­bli­cains du Congrès qui remet­taient en ques­tion la mise en accu­sa­tion de l’élection. Cette pres­sion com­pre­nait des menaces pour les for­cer à suivre les ins­truc­tions pré­si­den­tielles. Avec la pro­vo­ca­tion au Capi­tole, le magnat a ten­té de sou­te­nir son absurde affir­ma­tion de fraude. Il a réus­si à main­te­nir la loyau­té d’une cen­taine de légis­la­teurs et à retar­der l’expulsion, mais il a fini par aban­don­ner le jeu et par condam­ner les occupants.

Cette incur­sion était aus­si sur­réa­liste que les spé­ci­mens qui l’ont per­pé­tré. Le groupe d’hallucinateurs repré­sen­té sur les cana­pés du Congrès res­sem­blait à une bande des­si­née de fic­tion télé­vi­sée. Mais l’acte bizarre qu’ils ont consom­mé n’efface pas l’empreinte fas­ciste de l’opération.

Tous les exci­tés qui ont par­ti­ci­pé à la sai­sie sont membres de milices supré­ma­cistes. Ils agissent dans des sectes fana­tiques (QAnon Sha­man) ou font réfé­rence à la dépu­tée qui a gagné son man­dat avec le sym­bole de la mitrailleuse (Mar­jo­rie Tay­lor Greene). Les gen­darmes qui ont ouvert les portes du Congrès par­ti­cipent à ces orga­ni­sa­tions d’extrême droite.

Les groupes para­mi­li­taires comptent 50.000 membres bien équi­pés. Ils sont spé­cia­li­sés dans les attaques contre les jeunes ou les mani­fes­ta­tions démo­cra­tiques et, il y a quelques mois, ils ont effec­tué une répé­ti­tion de l’agression devant le Par­le­ment du Michi­gan. Un quart de ces milices sont com­po­sées de sol­dats ou de poli­ciers et cette affi­lia­tion a été confir­mée avec la liste des per­sonnes arrê­tées lors de l’attaque du Capitole.

La forte pré­sence mili­taire dans les pelo­tons fas­cistes a obli­gé deux décla­ra­tions du haut com­man­de­ment, reje­tant l’implication des forces armées dans les aven­tures Trum­pistes. Dix anciens secré­taires à la défense ont signé cet aver­tis­se­ment et le FBI a orga­ni­sé la céré­mo­nie de nomi­na­tion de Joe Biden avec une opé­ra­tion sans pré­cé­dent pour déman­te­ler d’éventuelles attaques. Après de nom­breuses années de libre cir­cu­la­tion et de pré­di­ca­tion, les groupes fas­cistes sont deve­nus la prin­ci­pale menace ter­ro­riste. Les supré­ma­cistes (et non les héri­tiers de Ben Laden) sont dési­gnés comme le grand dan­ger en deve­nir. Contrai­re­ment aux Twin Towers, l’ennemi est cette fois-ci interne.

Ces groupes sont sou­te­nus par une base sociale raciste qui a actua­li­sé les emblèmes néo-confé­dé­rés. Ils reprennent les vagues pério­diques de réac­tion contre les conquêtes démo­cra­tiques. Dans le pas­sé, ils ont exé­cu­té des esclaves libé­rés ou atta­qué les droits civils. Aujourd’hui, ils rejettent l’intégration raciale, le mul­ti­cul­tu­ra­lisme et la dis­cri­mi­na­tion positive.

Les Afro-Amé­ri­cains res­tent la prin­ci­pale cible du res­sen­ti­ment qui s’étend aux immi­grants. C’est pour­quoi la contes­ta­tion du résul­tat de l’élection anti-Trump a été si intense dans les États où les élec­teurs sont noirs et lati­nos. Les extré­mistes évan­gé­liques ajoutent leur croi­sade contre l’avortement et le fémi­nisme à la cam­pagne ultra-conservatrice.

L’assaut du Capi­tole n’était pas l’antithèse de la réa­li­té éta­su­nienne ima­gi­née par Biden. Il exprime l’état de détresse du sys­tème poli­tique et com­plète toutes les ano­ma­lies qui ont fait sur­face pen­dant l’élection. L’irruption de fas­cistes armés au Congrès n’est pas sans rap­port avec le sys­tème élec­to­ral anti­dé­mo­cra­tique que dicte la plou­to­cra­tie au pouvoir.

Les ten­ta­tives de coup d’État étaient le seul ingré­dient man­quant dans ce dis­po­si­tif infâme. Les hordes de Trump ont com­blé ce vide, enter­rant tout le mépris envers des régimes poli­tiques d’Amérique latine. Cette fois, l’épisode typique des répu­bliques bana­nières se situe à Washing­ton. Les ban­dits n’ont pas pris d’assaut le Par­le­ment du Hon­du­ras, de la Boli­vie ou du Sal­va­dor. L’opération expor­tée par le Dépar­te­ment d’État et orga­ni­sée par l’ambassade éta­su­nienne a été mise en œuvre chez eux.

Les consé­quences poli­tiques de cet épi­sode sont incom­men­su­rables. Ils affectent direc­te­ment la capa­ci­té d’intervention impé­riale. L’OEA devra réin­ven­ter ses scé­na­rios pour condam­ner les « vio­la­tions des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques » dans les pays qui ne font qu’imiter ce qui s’est pas­sé à Washing­ton. Elle devra éga­le­ment expli­quer pour­quoi les diri­geants répu­bli­cains et démo­crates ont tolé­ré cette incur­sion sans aucune repré­sailles éner­giques contre les responsables.

Les effets plus durables sont encore nébu­leux, mais les com­pa­rai­sons faites avec la prise de Rome par les bar­bares ou avec les marches de Mus­so­li­ni illus­trent la gra­vi­té de ce qui s’est pas­sé. Plu­sieurs his­to­riens estiment que le pays est confron­té à la plus grande confron­ta­tion interne depuis la guerre civile du XIXe siècle.

Dans l’avenir immé­diat, deux scé­na­rios oppo­sés de déclin ou de résur­gence de Trump se des­sinent. Les expo­sants de la pre­mière pré­vi­sion sou­lignent que l’aventure du coup d’État a accen­tué une dété­rio­ra­tion déjà subie par le magnat, en consé­quence de la pan­dé­mie et de la défaite élec­to­rale (PSL, 2021 ; Naím, 2021). Il a échap­pé à la mise en accu­sa­tion (25e amen­de­ment), mais pas à une mise en accu­sa­tion qui pour­rait le dis­qua­li­fier à l’avenir. Il a fait ses adieux avec la défec­tion des fonc­tion­naires, le rejets des membres répu­bli­cains du Congrès et une com­plai­sance hon­teuse de ses com­plices. La céré­mo­nie mili­ta­ri­sée de remise des pou­voirs a décou­ra­gé les marches pré­vues pour sou­te­nir son administration.

Trump a été aban­don­né par les sec­teurs de la finance et de l’industrie qui ont finan­cé sa cam­pagne, et l’establishment tech­no­lo­gique l’a répu­dié en sup­pri­mant ses comptes Twit­ter et Face­book. L’establishment craint les effets incon­trô­lables des mesures prises par l’ancien pré­sident. Si le déclin de Trump est cor­ro­bo­ré, l’assaut du Capi­tole res­te­ra dans les mémoires comme le « Teje­ra­zo » de l’Espagne en 1981 (la der­nière ten­ta­tive ratée de Fran­co pour conser­ver le pouvoir).

Mais une biblio­thèque d’analystes oppo­sés à cette thèse estime que ce qui s’est pas­sé ne modi­fie­ra pas l’insertion poli­tique solide du Trum­pisme (Van­de­pitte, 2021 ; Far­ber, 2021 ; Post, 2020). Le mil­liar­daire a une base sociale qui a ras­sem­blé 47% des élec­teurs et a sou­mis le par­ti répu­bli­cain à sa direc­tion. De nom­breux légis­la­teurs ont répé­té sa fable de la fraude élec­to­rale, avec la folle addi­tion qu’elle a été per­pé­trée par un groupe fan­to­ma­tique de gauche (Anti­fas).

Ce point de vue pos­tule que le Trum­pisme s’est conso­li­dé au sein de la struc­ture de l’État (gen­darmes, juges, fonc­tion­naires) et pour­rait construire une troi­sième for­ma­tion pour contes­ter le bipar­tisme, s’il ne par­vient pas à domp­ter le chau­dron répu­bli­cain. La dis­qua­li­fi­ca­tion de Trump serait contre­car­rée par la pré­do­mi­nance de ses enfants ou d’un autre suc­ces­seur. Et l’animosité des finan­ciers serait com­pen­sée par d’autres contributeurs.

Mais les deux options de la chute ou de la per­sis­tance du Trum­pisme ne dépendent pas seule­ment du com­por­te­ment des élites et des réali­gne­ments répu­bli­cains. On attend tou­jours la réac­tion au pôle oppo­sé des jeunes, pré­caires, afro-amé­ri­cains, fémi­nistes et lati­nos, qui avant la période élec­to­rale ont occu­pé les rues avec d’énormes mani­fes­ta­tions. Si ces voix reprennent leur place – avec l’exigence de démo­cra­ti­ser le sys­tème élec­to­ral – l’avenir du magnat se déci­de­ra dans un autre scénario.

CONTINUITÉS ET POINTS D’INTERROGATION

Le départ de Trump atté­nue­ra la rhé­to­rique impé­riale, mais pas l’intensité de l’agression éta­su­nienne. En recou­rant davan­tage à la diplo­ma­tie et à l’hypocrisie, Joe Biden par­tage les poli­tiques d’État de son prédécesseur.

Les deux par­tis de l’establishment se sont alter­né dans la ges­tion des struc­tures qui sou­tiennent la pré­émi­nence mili­taire de la pre­mière puis­sance. Les preuves de ce bel­li­cisme par­ta­gé sont innom­brables. Les démo­crates n’ont pas seule­ment été à l’origine des grandes guerres de Corée et du Viet­nam. Clin­ton et Oba­ma ont tous deux auto­ri­sé plus d’incursions étran­gères que Trump, et en 2002, Joe Biden lui-même a sou­te­nu l’invasion de l’Irak, a super­vi­sé l’intervention en Libye et a approu­vé le coup d’État au Hon­du­ras (Luz­za­ni, 2020).

L’appareil impé­rial amé­ri­cain est basé sur un sys­tème poli­tique anti­dé­mo­cra­tique, qui garan­tit la répar­ti­tion pério­dique des fonc­tions publiques entre les deux for­ma­tions tra­di­tion­nelles. Lors des der­nières élec­tions, le fonc­tion­ne­ment de ces méca­nismes de mani­pu­la­tion a été par­ti­cu­liè­re­ment visible. Aux États-Unis, le prin­cipe élé­men­taire « une per­sonne, un vote » ne fonc­tionne pas. Il n’existe pas non plus de liste élec­to­rale fédé­rale ni d’autorité élec­to­rale unique. Vous devez vous ins­crire et le gagnant de chaque État obtient tous les électeurs.

La plou­to­cra­tie qui gère ce sys­tème assure sa conti­nui­té avec les énormes dépenses de cam­pagne four­nies par les grandes entre­prises (10,8 mil­liards de dol­lars en 2020). Les 50 Amé­ri­cains les plus riches – qui pos­sèdent une richesse équi­va­lente à la moi­tié des habi­tants du pays – sont assu­rés de contrô­ler le régime. C’est sur cette base que sont défi­nies les stra­té­gies impé­riales uti­li­sées par la pre­mière puis­sance pour dic­ter au reste du monde les leçons de la démocratie.

Joe Biden s’apprête à reprendre la poli­tique étran­gère tra­di­tion­nelle enta­chée par les débor­de­ments de son pré­dé­ces­seur. Dans ce domaine, il ten­te­ra le même retour à la « nor­ma­li­té » qu’il pro­met dans la sphère domes­tique. Les médias accom­pa­gne­ront ce maquillage.

Le nou­vel habi­tant de la Mai­son Blanche sou­tient le néo­li­bé­ra­lisme avec quelques touches de pro­gres­sisme dans l’agenda des mino­ri­tés, du fémi­nisme et du chan­ge­ment cli­ma­tique. Ce même mélange sera appli­qué dans l’arène étran­gère, en entou­rant les lignes direc­trices de base de l’empire de plus d’ornements de rhé­to­rique ami­cale. Cette ligne a été sug­gé­rée par les conseillers tra­di­tion­nels du Dépar­te­ment d’État (Nye, 2020). Biden met­tra en œuvre cette com­bi­nai­son en s’appuyant sur sa longue expé­rience d’un demi-siècle dans les inter­stices de Washington.

Il a déjà pla­cé la même équipe de fonc­tion­naires d’Obama à des postes clés de la poli­tique étran­gère. Mais il ne pour­ra pas se conten­ter de répé­ter le mon­dia­lisme mul­ti­la­té­ral de cette admi­nis­tra­tion. Avec l’accord de libre-échange trans­pa­ci­fique (TTP) et l’accord de libre-échange trans­at­lan­tique (TTIP), Oba­ma a pro­mu un réseau d’alliances asia­tiques pour encer­cler la Chine et un réseau d’accords avec l’Europe pour iso­ler la Rus­sie. Aucun de ces accords n’a pu se concré­ti­ser, avant d’être bru­ta­le­ment enter­ré par le bila­té­ra­lisme mer­can­ti­liste de Donald Trump. Il est très peu pro­bable que Joe Biden puisse reprendre le cours pré­cé­dent, en tant que pilier éco­no­mique de sa stra­té­gie impériale.

Pour com­man­der les méga-tran­sac­tions com­mer­ciales avec l’Europe et l’Asie, il faut une éco­no­mie très effi­cace que les États-Unis ne gèrent plus. Le dol­lar, la haute tech­no­lo­gie et le Penta­gone ne suf­fisent pas. Même dans l’hémisphère éta­su­nien lui-même, la pre­mière puis­sance n’a pas réus­si à mettre en place une stra­té­gie de libre-échange. Elle n’a fait que conso­li­der le T‑MEC avec le Mexique, sans réins­tal­ler aucune variante de l’ALCA dans le reste de la région.

D’autre part, la crise de la mon­dia­li­sa­tion per­siste et les ser­mons de Trump pour affron­ter ses adver­saires com­mer­ciaux ont fait impres­sion sur l’électorat. Il existe un fort cou­rant d’opinion hos­tile au mon­dia­lisme tra­di­tion­nel des élites côtières. À ce malaise s’ajoutent le Grand Confi­ne­ment géné­ré par la pan­dé­mie et la para­ly­sie sans pré­cé­dent des trans­ports et du com­merce inter­na­tio­nal. La confluence des obs­tacles à la reprise du mul­ti­la­té­ra­lisme est très significative.

Joe Biden devra conce­voir un nou­veau pilier pour son agen­da exté­rieur avec un équi­libre dif­fé­rent entre les amé­ri­ca­nistes et les mon­dia­listes. De la même manière que Trump s’est dis­tan­cé de l’interventionnisme de Bush, Biden devra essayer un cock­tail plus éloi­gné du for­mat tra­di­tion­nel des démocrates.

Ses pre­miers pas vise­ront à recons­truire les rela­tions tra­di­tion­nelles avec les alliés de l’OTAN. Il ten­te­ra de pan­ser les plaies lais­sées par son pré­dé­ces­seur, en repre­nant des pro­jets pour faire face au chan­ge­ment cli­ma­tique (Accord de Paris). Il cher­che­ra à « décar­bo­ni­ser » le sec­teur de l’électricité en encou­ra­geant les éner­gies renou­ve­lables et en don­nant un coup de pouce aux voi­tures élec­triques. Mais ces ini­tia­tives ne résolvent pas le grand dilemme de la stra­té­gie vis-à-vis de la Chine.

Dans ce domaine, les signes de conti­nui­té sont nom­breux. Joe Biden va inten­si­fier la pres­sion pour créer une OTAN de l’Inde-Pacifique (Dohert, 2020). L’Australie a déjà déci­dé de par­ti­ci­per à des exer­cices navals avec le Japon et de deve­nir le grand porte-avions régio­nal du Penta­gone. Dans le même temps, Taï­wan a reçu un nou­vel arme­ment aérien et l’Inde donne des signes d’approbation au har­cè­le­ment en mer de Chine (Don­net, 2020).

Le nou­veau pré­sident ten­te­ra d’intégrer l’Europe dans cette cam­pagne. Il s’apprête à pan­ser les plaies lais­sées par Trump, pro­fi­tant du nou­veau cli­mat d’adversité envers la Chine qui se des­sine par­mi les élites du Vieux Conti­nent. L’Union euro­péenne a dési­gné le géant de l’Est comme un « concur­rent stra­té­gique » et les gou­ver­ne­ments alle­mand, fran­çais et anglais négo­cient le veto de Hua­wei dans leurs réseaux 5G. Macron vient de nom­mer un repré­sen­tant fran­çais au sein du qua­tuor de guerre for­mé par le Penta­gone en Asie (Quad).

Mais per­sonne ne sait encore com­ment l’OTAN sera finan­cée et la liste des ques­tions en conflit avec le Vieux Conti­nent est très longue. Il com­prend la posi­tion amé­ri­caine sur Brexit et une défi­ni­tion du pro­jet Trum­pist pour un accord de libre-échange anglo-amé­ri­cain. La posi­tion du Dépar­te­ment d’État sur le gazo­duc qui relie­ra l’Allemagne à la Rus­sie est éga­le­ment tou­jours en suspens.

Joe Biden adhère au fana­tisme pro-israé­lien de son pré­dé­ces­seur, mais l’Europe est favo­rable à un contre­poids plus équi­li­bré avec le monde arabe. Elle devra déci­der si elle main­tient la pres­sion de guerre sur l’Iran ou, au contraire, si elle réta­blit le trai­té nucléaire que les entre­prises alle­mandes et fran­çaises promeuvent.

Ces défi­ni­tions auront un impact sur la stra­té­gie de guerre de Biden. Il devra choi­sir entre le retrait des troupes qui a carac­té­ri­sé Trump ou l’interventionnisme que Oba­ma-Clin­ton a favo­ri­sé. Une autre défi­ni­tion impor­tante est celle qui sous-tend les guerres hybrides ou le réar­me­ment en cas de confla­gra­tions majeures. Mais dans cha­cune de ces variantes, il est prêt à insis­ter sur le pro­jet impé­rial de relance des Etats-Unis.

LES BLOCAGES IDÉOLOGIQUES

Joe Biden est sus­cep­tible de prendre la ban­nière des droits de l’homme comme jus­ti­fi­ca­tion de la poli­tique impé­riale. Cette cou­ver­ture a tra­di­tion­nel­le­ment été uti­li­sée pour mas­quer les agents inter­ven­tion­nistes. Donald Trump a aban­don­né ces mes­sages et a sim­ple­ment opté pour des affir­ma­tions absurdes sans pré­ten­tion de crédibilité.

La pres­sion sur la Chine que Biden envi­sage com­pren­dra sûre­ment une allu­sion au manque de démo­cra­tie. Dans ce cas, il dif­fu­se­ra des condam­na­tions des mêmes outrages que ceux qui sont per­pé­trés dans les pays asso­ciés à la pre­mière puis­sance. Ce qui est réduit au silence sur l’Arabie Saou­dite, la Colom­bie ou Israël occu­pe­rait la pre­mière page des inter­ro­ga­toires sur Pékin.

Biden rem­pla­ce­ra les accu­sa­tions gros­sières de concur­rence déloyale ou de fabri­ca­tion du coro­na­vi­rus par des cri­tiques sur l’absence de liber­té d’expression et de réunion. Peut-être vou­drait-il éga­le­ment sou­li­gner la res­pon­sa­bi­li­té de la Chine dans la dégra­da­tion de l’environnement, afin d’attirer un com­plice euro­péen servile.

Mais il ne sera pas facile d’inscrire la Chine sur la liste des pays tou­chés par la tyran­nie. L’impérialisme des droits de l’homme a géné­ra­le­ment contri­bué à la tutelle des petites (ou moyennes) nations. Dans de tels cas, l’inopérabilité d’un « État en déli­ques­cence » et le besoin d’aide huma­ni­taire qui en découle sont mis en évi­dence. Cette cou­ver­ture a été uti­li­sée en Soma­lie, en Haï­ti, en Ser­bie, en Irak, en Afgha­nis­tan ou en Libye.

Les enva­his­seurs n’expliquent jamais la sélec­ti­vi­té de ce par­rai­nage. Ils excluent d’innombrables pays sou­mis aux mêmes ano­ma­lies. De plus, ils dis­qua­li­fient la popu­la­tion « sau­vée » en la pré­sen­tant comme une mul­ti­tude inca­pable de gérer son propre destin.

L’endiguement des mas­sacres résul­tant d’affrontements eth­niques, reli­gieux ou tri­baux a été un autre pré­texte d’intervention. Il a été uti­li­sé en Afrique et dans les Bal­kans, en invo­quant la néces­si­té de conte­nir les tue­ries entre popu­la­tions rivales. Dans ces cas éga­le­ment, on a sup­po­sé que seule une force armée étran­gère pou­vait paci­fier les peuples en guerre.

Mais ce patro­nage impé­rial contraste avec l’incapacité fré­quente d’arbitrer leurs propres conflits internes. Per­sonne ne sug­gère une média­tion externe pour résoudre ces ten­sions. L’essence de l’impérialisme réside pré­ci­sé­ment dans le droit auto-attri­bué d’intervenir dans un autre pays, d’administrer les pro­blèmes qui sont gérés chez soi sans aucune ingé­rence étrangère.

Il en va de même pour la pour­suite des cou­pables. Les accu­sés des pays péri­phé­riques sont sou­mis aux normes du droit inter­na­tio­nal qui ne s’appliquent pas à leurs homo­logues du Pre­mier Monde. Milo­se­vic peut être tra­duit devant un tri­bu­nal, mais Kis­sin­ger est inva­ria­ble­ment exemp­té de ce malheur.

Par ce com­por­te­ment, les États-Unis actua­lisent l’hypocrisie héri­tée de la Grande-Bre­tagne. Au XIXe siècle, la flotte bri­tan­nique a har­ce­lé la traite inter­na­tio­nale des esclaves avec des argu­ments liber­taires qui dis­si­mu­laient son objec­tif de contrôle de l’ensemble du trans­port mari­time. Washing­ton a recours à une ban­nière simi­laire et oublie les désastres monu­men­taux que les puis­sances auto­pro­cla­mées génèrent en tant que sau­veurs de l’humanité. De telles inter­ven­tions tendent à aggra­ver les scé­na­rios qu’elles ont pro­mis de réparer.

Si Biden tente de reve­nir à ce vieux scé­na­rio libé­ral, il aug­men­te­ra la perte de cré­di­bi­li­té qui affecte actuel­le­ment les États-Unis. Le dis­cours offi­ciel sur les droits de l’homme est épui­sé. C’était la grande ban­nière de la Seconde Guerre mon­diale et elle a per­du de sa consis­tance pen­dant le mac­car­thysme. Il a réap­pa­ru avec l’implosion de l’URSS, mais a été une fois de plus ébran­lé par les outrages de Bush et les com­pli­ci­tés d’Obama.

Il en va de même pour la ban­nière de la démo­cra­tie qui, dans la variante impé­riale amé­ri­caine, a tou­jours com­bi­né uni­ver­sa­lisme et excep­tion­na­li­té. Le pre­mier pilier jus­ti­fiait le rôle mis­sion­naire pro­vi­den­tiel du pre­mier pou­voir et le second le retrait iso­la­tion­niste périodique.

La mytho­lo­gie culti­vée par Washing­ton mélange un appel au pro­ta­go­nisme pla­né­taire (« le monde est des­ti­né à nous suivre ») avec des mes­sages de pro­tec­tion de son propre ter­ri­toire (« n’impliquez pas le pays dans les causes des autres »). De ce mélange est née l’image des États-Unis comme une force mili­taire active, mais sou­mise à des opé­ra­tions deman­dées, payées ou sup­pliées par le reste du monde (Ander­son, 2016).

Les facettes inter­ven­tion­nistes et iso­la­tion­nistes ont tou­jours eu des bases diver­gentes dans les mys­ti­fi­ca­tions des élites côtières et les pré­ju­gés de l’intérieur amé­ri­cain. Les deux cou­rants se sont com­plé­tés, ont fusion­né et se sont à nou­veau frac­tu­rés. Ce contre­point a été actua­li­sé par les mon­dia­listes contre les amé­ri­ca­nistes et main­te­nant par Biden contre Trump.

Mais les deux par­ties sont sou­te­nues par la même obses­sion immé­mo­riale de la sécu­ri­té, dans un pays curieu­se­ment pri­vi­lé­gié par la pro­tec­tion géo­gra­phique. La crainte d’une agres­sion exté­rieure a atteint des som­mets de para­noïa lors des ten­sions avec l’URSS et a refait sur­face sous forme de vagues de panique irra­tion­nelle lors de la récente « guerre contre le terrorisme ».

L’idéologie impé­riale amé­ri­caine est confron­tée aux mêmes dif­fi­cul­tés que la vision du monde amé­ri­ca­niste. Tous deux glo­ri­fient les valeurs du capi­ta­lisme, pon­dèrent l’individualisme, idéa­lisent la concur­rence, glo­ri­fient le pro­fit, mys­ti­fient le risque, louent l’enrichissement et jus­ti­fient l’inégalité.

Ces prin­cipes fon­da­men­taux ont conso­li­dé l’hégémonie amé­ri­caine d’après-guerre et ont per­mis une cer­taine sur­vie sup­plé­men­taire sous le néo­li­bé­ra­lisme. Mais ils ne sont plus sou­te­nus par la pri­mau­té éco­no­mique amé­ri­caine et ont été trans­for­més par leur recon­ver­sion en idéaux d’autres classes capi­ta­listes dans le monde. Les mythes amé­ri­cains n’ont pas la pré­émi­nence du pas­sé (Boron, 2019).

Dans la seconde moi­tié du XXe siècle, l’impérialisme amé­ri­cain a com­plé­té la coer­ci­tion par une idéo­lo­gie qui a conquis la pré­émi­nence dans la langue et la culture. Cette influence per­siste, mais avec des moda­li­tés plus auto­nomes de la matrice éta­su­nienne et les ten­ta­tives de recom­po­si­tion impé­riale doivent tenir compte de ce fait. La crise à long terme – que nous ana­ly­se­rons dans notre pro­chain texte – déter­mine des ten­sions inso­lubles à de mul­tiples niveaux.