L’Équateur de 2015 : l’épuisement d’un modèle dans un contexte de crise mondiale

Par Fran­çois Houtart

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alte­rin­fos


Tra­duit par A. Anfruns.

Une ana­lyse de Fran­çois Hou­tart dans un pre­mier temps, du contexte local et glo­bal, pour ensuite abor­der les évé­ne­ments du mois d’août 2015.

Pour com­prendre une situa­tion aus­si com­plexe que la conjonc­ture inter­na­tio­nale chao­tique actuelle, dont les tenants et abou­tis­sants échappent à la capa­ci­té d’action de n’importe quel pays, et en par­ti­cu­lier celle des pays du Sud, il est impor­tant d’éviter les expli­ca­tions sim­plistes qui réduisent les pro­ces­sus sociaux au volon­ta­risme col­lec­tif ou indi­vi­duel, car elles débouchent inévi­ta­ble­ment sur des accu­sa­tions mutuelles, et sont même sus­cep­tibles de conduire à l’usage de la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle ou spontanée.

Pour autant, on ne sau­rait nier la lutte des inté­rêts éco­no­miques qui, tant au niveau natio­nal qu’international, dominent le pay­sage, orientent les poli­tiques et colo­nisent les esprits. D’ailleurs, s’il y a plu­sieurs façons de conce­voir la lutte contre l’hégémonie du capi­tal, la per­ti­nence du choix dans la manière de le faire ne peut être jugée que par ses résul­tats. C’est pour­quoi nous allons ana­ly­ser, dans un pre­mier temps, le contexte local et glo­bal, pour ensuite abor­der les évé­ne­ments du mois d’août 2015.

Cette com­mu­ni­ca­tion a pour objec­tif d’élaborer des scé­na­rios pro­pices à favo­ri­ser le débat de fond. En ce qui concerne notre uti­li­sa­tion du terme modèle, celui-ci ne doit pas être com­pris comme étant lié à un sys­tème de valeurs en soi. Il s’agit plu­tôt d’un objet social qui prend forme selon la logique adop­tée par les acteurs sociaux, à des fins qu’ils se sont fixés. Donc, lorsque nous par­lons d’un modèle de moder­ni­sa­tion de la socié­té, nous ne remet­tons pas en ques­tion l’intention de chan­ger une socié­té dans un sens de pro­grès, mais nous ten­te­rons d’analyser le concept de moder­ni­té qui est sous-jacent et ses consé­quences sociales.

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1. Le contexte des mani­fes­ta­tions d’août 2015

La double dimen­sion de leur contexte, natio­nal et mon­dial, est assez claire. Dans l’ensemble du conti­nent et à l’intérieur de chaque pays, on peut noter les élé­ments spé­ci­fiques qui carac­té­risent les dif­fé­rentes étapes de l’épuisement du modèle actuel. L’élément le plus impor­tant cepen­dant est l’impact de la crise mon­diale à l’échelle natio­nale et les réper­cus­sions vécues par chaque pays.

À l’échelle nationale

La grève du tra­vail et le « sou­lè­ve­ment » indien d’août 2015 sont en fait le résul­tat d’une situa­tion qui se dété­rio­rait depuis un cer­tain temps déjà. Fai­sant suite à une période de chaos poli­tique qui accom­pa­gna la sor­tie pro­gres­sive de l’ère néo­li­bé­rale en Équa­teur, une Consti­tu­tion fut éla­bo­rée en 2008 et le pays connut une période de sta­bi­li­té qui lui per­mit l’élaboration de plans de déve­lop­pe­ment, le réta­blis­se­ment du rôle actif de l’État, la recons­truc­tion des ser­vices publics et l’amélioration de l’accès à la san­té et à l’éducation des plus démunis.

Un chan­ge­ment éco­no­mique et social

Béné­fi­ciant de la hausse des prix des matières pre­mières et d’une nou­velle poli­tique fis­cale, des trans­for­ma­tions socio-éco­no­miques ont dès lors pu être mises en œuvre en Équa­teur. Des mesures sociales impor­tantes furent enclen­chées en faveur du tra­vail décla­ré et de l’augmentation du salaire mini­mum, la recon­nais­sance du tra­vail des femmes au foyer a per­mis l’accès à une pen­sion de retraite mini­male pour cette caté­go­rie sociale et des inves­tis­se­ments impor­tants dans les sec­teurs de la san­té et de l’éducation ont été enga­gés. De grands tra­vaux publics pour l’accès à la sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique sont tou­jours en cours d’exécution ; l’Équateur s’est doté ces der­nières années de cen­taines de kilo­mètres de nou­velles routes.

Pour­tant, un peu plus de deux ans après le début du deuxième man­dat du pré­sident Rafael Cor­rea, des pro­tes­ta­tions se sont fait entendre dans tout le pays, non seule­ment au sein des dif­fé­rentes com­po­santes de la droite, mais éga­le­ment au sein des classes popu­laires. Ce mécon­ten­te­ment s’explique par plu­sieurs fac­teurs, dont le prin­ci­pal est l’épuisement d’un modèle de moder­ni­sa­tion de la socié­té. Si ce modèle a engran­gé d’importantes réus­sites sociales et a per­mis de nom­breux inves­tis­se­ments publics, il ne fut pas capable de trans­for­mer le mode d’accumulation et les contra­dic­tions fon­da­men­tales de ce der­nier, débou­chant notam­ment sur une des­truc­tion dra­ma­tique de l’environnement, la pro­lé­ta­ri­sa­tion d’une par­tie du pay­san­nat, la dés­in­té­gra­tion des cultures indiennes et une urba­ni­sa­tion peu contrô­lée. Il s’agit, comme le pré­sident Rafael Cor­rea l’a lui-même appe­lé, de la construc­tion d’un « capi­ta­lisme moderne » fon­dé sur un nou­veau modèle pro­duc­tif. Ce der­nier favo­rise l’accélération des expor­ta­tions d’énergies fos­siles (pétrole, mines) et agri­coles (bananes, sucre, pal­mier, bro­co­li, des agro­car­bu­rants par le biais des mono­cul­tures), réduit les impor­ta­tions, assure la sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique et rem­place ain­si l’exploitation pétro­lière, dont le pic sera atteint pro­chai­ne­ment, par l’extraction minière et l’agrobusiness.

Il s’agit donc d’un pro­gramme cher­chant à engran­ger rapi­de­ment et effi­ca­ce­ment des pro­grès maté­riels au béné­fice du peuple équa­to­rien, pilo­té de façon dyna­mique et incluant l’adoption de connais­sances et de tech­no­lo­gies de pointe. L’Équateur est pro­ba­ble­ment le pays d’Amérique latine qui a su pro­fi­ter du meilleur des réus­sites de ce modèle. En outre, il a joué un rôle de pre­mier plan pour l’intégration lati­no-amé­ri­caine et l’image du pays à l’étranger a été trans­for­mée de manière positive.

D’un point de vue social, une classe moyenne dotée d’un accès appré­ciable à la consom­ma­tion de biens impor­tés a pu se déve­lop­per ; près de deux mil­lions de per­sonnes sont sor­ties de la pau­vre­té grâce à la mise en place de pro­grammes effi­caces, mais qui eurent pour effet d’augmenter leur dépen­dance vis-à-vis poli­tiques « assis­ten­tia­listes » ; le pou­voir poli­tique de la vieille oli­gar­chie capi­ta­liste fut rétré­ci. Enfin, les par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels, connus sous le nom de « par­ti­cra­tie », furent évin­cés. En même temps, de nou­veaux groupes capi­ta­listes « modernes » et éco­no­mi­que­ment effi­caces se sont ren­for­cés, grâce à des pro­ces­sus accé­lé­rés d’accumulation dans les domaines de la finance, de la construc­tion, du com­merce, des télé­com­mu­ni­ca­tions, de l’agro-industrie et chez les inter­mé­diaires des nou­veaux inves­tis­seurs, notam­ment chinois.

Peu à peu, une droite « moderne », située à la fois dans l’opposition et au sein du gou­ver­ne­ment, est par­ve­nue à se consti­tuer. Les recettes fis­cales se sont accrues par le biais de taxes et par la créa­tion de nou­veaux impôts. Ces mesures fis­cales res­tent néan­moins modé­rées à l’égard des plus riches et n’ont pas tou­ché cer­tains inté­rêts étran­gers. Par ailleurs, l’État a récu­pé­ré une par­ti­ci­pa­tion crois­sante des pro­fits des socié­tés minières, ce qui lui a per­mis de finan­cer ses pro­grammes sociaux. Dans l’agriculture, le gou­ver­ne­ment a sou­te­nu les mono­cul­tures d’exportation de haute pro­duc­ti­vi­té, ce qui s’est réper­cu­té sur la des­truc­tion de l’environnement et du tis­su social en milieu rural. Cette poli­tique a été menée au détri­ment de l’agriculture pay­sanne et fami­liale, alors que celle-ci pro­duit jusqu’à ce jour plus de 60% de l’alimentation du pays et garan­tit sa sou­ve­rai­ne­té alimentaire.

La droite équa­to­rienne oppo­sée à l’actuel gou­ver­ne­ment est plu­rielle. Il y a d’abord la vieille oli­gar­chie, repré­sen­tée par Alva­ro Noboa, à la tête de la pro­duc­tion bana­nière, mais qui n’a plus guère de poids poli­tique. Le reste de la droite d’opposition se divise en trois branches prin­ci­pales : CREO qui compte avec le ban­quier et ex-ministre Guiller­mo Las­so ; le Par­ti Social-Chré­tien (de nos jours appe­lé Made­ra de Guer­re­ro) avec Jaime Nebot, l’actuel maire de Guaya­quil, et SUMA avec le maire de Qui­to, Mau­ri­cio Rodas. Cha­cune de ces trois branches est liée à des inté­rêts éco­no­miques spé­ci­fiques. Ain­si, l’opposition de droite n’a pas de direc­tion ni de pro­gramme unique, et elle se carac­té­rise essen­tiel­le­ment par son oppo­si­tion au Pré­sident Cor­rea, en uti­li­sant comme prin­ci­pale stra­té­gie l’infiltration des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion sociale.

Mais, il y a aus­si la droite pré­sente au sein du gou­ver­ne­ment de Alian­za País, le groupe poli­tique de Rafaël Cor­rea. Ses membres sont prêts à accep­ter la lutte contre la pau­vre­té car celle-ci leur per­met d’élargir les bases du mar­ché, le tra­vail for­mel et la sécu­ri­té sociale. Ils acceptent même de payer un cer­tain mon­tant de taxes, à condi­tion que la sta­bi­li­té poli­tique leur per­mette de pro­lon­ger un pro­ces­sus d’accumulation accé­lé­ré dans cer­tains sec­teurs de l’économie.

Plu­sieurs lea­ders indiens ont appro­ché des per­son­na­li­tés de droite de l’opposition, afin d’exiger la démis­sion du pré­sident Cor­rea, au sein d’un front com­mun, comme cela s’était pro­duit dans le pas­sé avec d’autres pré­si­dents. Mais ils ont été désa­voués par la CONAIE (Fédé­ra­tion des orga­ni­sa­tions indiennes). En outre, il ne fait aucun doute que les ser­vices secrets des États-Unis (CIA et d’autres) sont agis­sants pour sus­ci­ter le désordre, comme tou­jours. Mais ils ne peuvent être consi­dé­rés comme la prin­ci­pale cause des pro­ces­sus socio-poli­tiques qui se déve­loppent actuel­le­ment dans le pays. La théo­rie du com­plot est dan­ge­reuse dans la mesure où elle peut cacher les causes pro­fondes de ces processus.

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Par ailleurs, cer­tains groupes sociaux (les méde­cins, les tra­vailleurs du sec­teur pétro­lier, les retrai­tés, les étu­diants à l’université) ont défen­du des inté­rêts cor­po­ra­tifs face aux réformes, certes néces­saires, mais sou­vent impo­sées d’en haut, en l’absence de tout dia­logue réel et même en plu­sieurs cas de manière arbi­traire, ce qui eut pour effet de faire recu­ler le gou­ver­ne­ment afin de rec­ti­fier ses erreurs. Dans le cas par­ti­cu­lier des lois sur l’héritage et la spé­cu­la­tion, l’incompréhension a été si pro­fonde que la droite est par­ve­nue à sus­ci­ter une réac­tion de rejet de la part d’une grande par­tie des classes moyennes et popu­laires, y com­pris par des pay­sans et des Indiens, mal­gré le fait que ces mesures étaient des­ti­nées à une meilleure répar­ti­tion des richesses. Il y a eu, dans ce cas, un défi­cit évident en matière de com­mu­ni­ca­tion, en rai­son d’un flux d’information trop ver­ti­cal, sans prê­ter suf­fi­sam­ment atten­tion aux réac­tions de ceux qui la reçoivent. Ce fut l’un des effets d’une équipe de gou­ver­ne­ment trop cen­trée sur elle-même et pour qui la seule façon d’assurer la conti­nui­té du modèle repose sur un amen­de­ment de la consti­tu­tion per­met­tant d’assurer la réélec­tion du président.

Ce pro­jet, qui iden­ti­fie la moder­ni­sa­tion de la socié­té avec le concept du « buen vivir » (le « bien vivre » selon la concep­tion tra­di­tion­nelle des peuples indiens) a géné­ré pro­gres­si­ve­ment un malaise géné­ra­li­sé, mal­gré des résul­tats posi­tifs indé­niables. D’une part, les groupes poli­tiques qui avaient conclu un accord avec le gou­ver­ne­ment d’Alianza País ont per­du leur part de pou­voir et se sont sépa­rés. De l’autre, des ques­tions comme la défense de la nature par les mou­ve­ments sociaux, les droits des tra­vailleurs tou­chés par le nou­veau modèle de pro­duc­tion, l’organisation de syn­di­cats dans le sec­teur public, la plu­ri­na­tio­na­li­té, le lien entre les ter­ri­toires et l’identité des peuples autoch­tones… ont été consi­dé­rées comme des obs­tacles au pro­jet de moder­ni­sa­tion du pays. Le nou­veau code pénal glo­bal (Códi­go Inte­gral Penal, COIP) et cer­tains décrets pré­si­den­tiels tels que le décret 16 sur les orga­ni­sa­tions sociales, sont les ins­tru­ments uti­li­sés pour limi­ter leurs actions. Simul­ta­né­ment, des mou­ve­ments paral­lèles favo­rables aux poli­tiques du gou­ver­ne­ment ont été créés, s’appuyant sur une base fra­gile mais assez large, car consti­tuée en grande par­tie sur des avan­tages éco­no­miques immé­diats ou à la suite du modèle de moder­ni­sa­tion en crise.

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Un chan­ge­ment dans la ges­tion politique

En même temps, s’est déve­lop­pé dans le pays un appa­reil d’État assez pesant et qui a été uti­li­sé, dans plu­sieurs cas, comme un outil par­ti­san pour assu­rer la conti­nui­té du pro­jet poli­tique où l’influence du pou­voir exé­cu­tif est déter­mi­nante. Il s’agit d’un État admi­nis­tré par une orga­ni­sa­tion poli­tique plu­ri­clas­siste (Alian­za País), où les forces de droite ont occu­pé un espace tou­jours plus grand dans les sec­teurs stra­té­giques, notam­ment à par­tir du deuxième man­dat présidentiel.

L’ensemble de ces pro­ces­sus sont davan­tage le résul­tat de logiques sociales que de cal­culs indi­vi­duels, même si ces der­niers existent bel et bien. Ce sont des évo­lu­tions inhé­rentes à l’exercice d’un pou­voir qui cherche à atteindre l’efficacité et à pour­suivre ses objec­tifs poli­tiques depuis le som­met, tout en pou­vant comp­ter sur un fort sou­tien popu­laire. Il ne s’agit pas de déter­mi­nisme, mais bien d’un ensemble de condi­tion­ne­ments qui peuvent tou­jours être inver­sés par une autre concep­tion du pouvoir.

Les peuples indiens

Dans cet ensemble, les peuples indiens pos­sèdent leur spé­ci­fi­ci­té. En 2007, lors de la prise de pou­voir du nou­veau sys­tème poli­tique, une Consti­tu­tion très avan­cée fut adop­tée, qui reflé­tait aus­si bien les droits de la nature que les droits col­lec­tifs des peuples indiens, allant jusqu’à la recon­nais­sance de l’Équateur comme un état plu­ri­na­tio­nal. Elle comp­ta sur le sou­tien de la CONAIE (Confé­dé­ra­tion des natio­na­li­tés indiennes d’Équateur, consi­dé­rée comme un véri­table gou­ver­ne­ment des natio­na­li­tés), qui avait joué un rôle clé dans le sou­lè­ve­ment indien de 1990.

Peu à peu, vint la décep­tion devant le non-res­pect de la Consti­tu­tion dans les ques­tions rela­tives aux ter­ri­toires, l’éducation bilingue ; dans l’absence de réforme agraire ; face aux nou­velles lois et codes qui encou­ragent les mono­cul­tures ; la dépos­ses­sion du contrôle com­mu­nau­taire de l’eau en géné­ral et des flancs de mon­tagne en par­ti­cu­lier, pour ne rien dire du mépris, des insultes et de la délé­gi­ti­ma­tion sys­té­ma­tique du dis­cours du pou­voir. Dans les poli­tiques sociales de l’État, les Indiens furent consi­dé­rés en tant que pauvres, pay­sans ou citoyens, mais pas comme des com­mu­nau­tés, des peuples, des natio­na­li­tés. La marche du 8 mars 2012 ne fut pas suf­fi­sam­ment enten­due par le pou­voir poli­tique. Le pro­jet de moder­ni­sa­tion est appa­ru de plus en plus sous un aspect des­truc­teur de l’identité indienne. Ce n’était pas for­cé­ment l’intention, mais ce fut en tout cas le résul­tat, même de la part de per­sonnes bien inten­tion­nées, mais qui éprou­vaient beau­coup de dif­fi­cul­tés à com­prendre dans son essence la réa­li­té et les pers­pec­tives des peuples indiens.

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L’accélération de l’éclatement d’une réfé­rence socio-cultu­relle des com­mu­nau­tés et des peuples indiens par le déve­lop­pe­ment urbain, le déman­tè­le­ment du tis­su social en milieu rural, le sys­tème édu­ca­tif, les médias, la socié­té de consom­ma­tion, le ren­for­ce­ment de la pro­prié­té indi­vi­duelle, la folk­lo­ri­sa­tion de la culture et de la cos­mo­vi­sion indienne, sont tous des fac­teurs qui, inté­grés dans la poli­tique offi­cielle, ont créé un sen­ti­ment de vrai déses­poir et de pro­fonde décep­tion pour de nom­breux Indiens. Par ailleurs, nombre d’Indiens sont entrés dans le sys­tème et ont contri­bué à la for­ma­tion d’une « bour­geoi­sie » indienne, dont les réac­tions poli­tiques sont simi­laires à celles de la nou­velle classe moyenne en croissance.

Pour les orga­ni­sa­tions indiennes, la visite du Pape Fran­çois a rajou­té un élé­ment cir­cons­tan­ciel à cet état de choses, à cause de l’invisibilisation des peuples indiens et de leurs diri­geants durant ces trois jours, une situa­tion très dif­fé­rente de celle d’il y a 30 ans, lorsqu’une ren­contre du pape Jean-Paul II avec plus de 300.000 Indiens eut lieu à Lata­cun­ga. A cette occa­sion, Mgr Leo­ni­das Proaño fut pro­cla­mé « l’évêque des Indiens ». En 2015, le seul qui ait ren­du hom­mage à sa mémoire a été le Pré­sident de la Répu­blique dans son dis­cours de bien­ve­nue au Pape. Pen­dant le res­tant de sa visite, le silence a été complet.

Mani­fes­te­ment, l’alternative ne consiste pas à créer des « réserves » ou des « parcs zoo­lo­giques » comme le vice-pré­sident de la Boli­vie, Alva­ro Gar­cia Line­ra les a nom­mées, mais de recon­naître les droits his­to­riques des peuples qui ont été dépos­sé­dés de leurs terres et de leurs cultures, d’abord par un capi­ta­lisme mer­can­tile et colo­nial triom­phant et ensuite par leur inté­gra­tion dans un capi­ta­lisme mon­dia­li­sé. L’alternative dans ce cas consiste à répa­rer l’injustice his­to­rique, pour per­mettre aux peuples indiens de vivre le « Sumak Kaw­say » et de main­te­nir leurs iden­ti­tés avec des bases maté­rielles suf­fi­santes. Sou­te­nir l’agriculture indienne, l’éducation bilingue, la jus­tice autoch­tone, les orga­ni­sa­tions indiennes en milieu urbain ; la défi­ni­tion des ter­ri­toires ances­traux, sont quelques-unes des mesures qui pour­raient contri­buer à une trans­for­ma­tion tour­née vers l’avenir. C’est dans ce contexte que doivent être inter­pré­tées les réac­tions des orga­ni­sa­tions indiennes his­to­riques, per­çues par de nom­breuses per­sonnes de la socié­té équa­to­rienne comme irra­tion­nelles ou exagérées.

D’autres élé­ments de type poli­tique et social

On devrait éga­le­ment abor­der de nom­breux autres aspects de la situa­tion en Équa­teur, comme l’utilisation des médias par le pou­voir qui, mal­gré le fait de ne pas avoir sup­pri­mé la liber­té de la presse, comme cer­tains médias de droite l’affirment, se carac­té­rise par une hyper-com­mu­ni­ca­tion de type ver­ti­cal mise au ser­vice du modèle de moder­ni­sa­tion, et dont l’effet est davan­tage l’ennui que la capa­ci­té à convaincre. On peut aus­si remar­quer la dif­fi­cul­té du gou­ver­ne­ment à pro­mou­voir la par­ti­ci­pa­tion, soit parce qu’elle est ins­ti­tu­tion­na­li­sée d’en haut, soit parce que l’organisation poli­tique a ten­dance à mono­po­li­ser les rôles, les déci­sions et aus­si parce que la décen­tra­li­sa­tion se veut davan­tage comme une sorte de régio­na­li­sa­tion du pou­voir cen­tral plu­tôt qu’une vraie auto­no­mie locale.

Comme par­tout ailleurs dans le monde, les mou­ve­ments sociaux équa­to­riens ont per­du la force qu’ils avaient dans les années 90. Il y a eu l’effet de la crise éco­no­mique, des erreurs poli­tiques en rai­son de pré­oc­cu­pa­tions immé­diates, sou­vent élec­to­ra­listes, la perte d’objectifs à long terme, l’invasion de la socié­té de consom­ma­tion, l’absorption du lea­der­ship par les nou­velles orga­ni­sa­tions et par­tis poli­tiques et leur bureau­cra­ti­sa­tion, voire éga­le­ment la coop­ta­tion indi­vi­duelle et de groupe par l’appareil d’État. Pour ces rai­sons, les mou­ve­ments sociaux se trouvent dans une rela­tion d’inégalité majeure face à l’État.

À l’échelle internationale

Les fac­teurs externes, tels la chute des prix des matières pre­mières, jouent un rôle cru­cial dans la situa­tion actuelle de l’Équateur et sont essen­tiel­le­ment dus à la crise inter­na­tio­nale qui, depuis 2012, a com­men­cé à affec­ter les pays du Sud et notam­ment l’Amérique latine. La base maté­rielle la plus impor­tante du pro­jet de pro­grès social, souffre lour­de­ment des consé­quences de la crise du capi­ta­lisme mon­dial. Il s’agit d’un pro­blème autre­ment plus grave qu’une crise finan­cière et éco­no­mique : c’est en réa­li­té une crise de civi­li­sa­tion et ce n’est pas un phé­no­mène tem­po­raire, comme ne cessent de l’affirmer les diri­geants euro­péens depuis 2008.

La situa­tion inter­na­tio­nale s’est dégra­dée. Non seule­ment le pétrole a, en quelques mois, pas­sé de près de 100 $ le baril à 37 $ (pour l’Équateur, en août 2015), mais la crise euro­péenne s’approfondit et la Chine, en obser­vant son éco­no­mie se rétré­cir, déva­lue sa mon­naie. La dol­la­ri­sa­tion de l’économie équa­to­rienne per­met de ralen­tir l’inflation exis­tante, mais dimi­nue sa com­pé­ti­ti­vi­té face aux éco­no­mies voi­sines qui déva­luent leur mon­naie (Pérou, Colom­bie, Venezuela).

Pour l’Équateur, l’effet immé­diat est la néces­si­té de recou­rir à l’emprunt, qui connaît une accé­lé­ra­tion rapide, même s’il reste, pour l’instant, rela­ti­ve­ment modeste par rap­port aux États-Unis, à la Bel­gique ou au Japon. Le besoin de trou­ver des sources de finan­ce­ment exige de nou­velles rela­tions avec d’anciens enne­mis, comme la Banque mon­diale, Gold­man Sachs ou le FMI, même si les condi­tions des tran­sac­tions sont dif­fé­rentes, ou avec de nou­veaux créan­ciers comme la Chine, la Thaï­lande, le Qatar ou l’Arabie Saou­dite. Le gou­ver­ne­ment voit aus­si la néces­si­té de réduire le taux d’investissements publics et de sol­li­ci­ter la coopé­ra­tion du sec­teur pri­vé. Des poli­tiques simi­laires à l’« aus­té­ri­té » de l’Europe sont annon­cées, ce qui affec­te­ra inévi­ta­ble­ment les reve­nus et l’emploi.

En se pla­çant dans une pers­pec­tive de moder­ni­sa­tion du pays, sur­tout lorsqu’on pense que la crise sera pas­sa­gère, il est logique d’envisager la mise en place des mesures esti­mées rai­son­nables et ayant pour but de sau­ver l’essentiel. Dès lors, une autre lec­ture de la réa­li­té est per­çue comme un réel dan­ger. La réac­tion du Gou­ver­ne­ment est d’autant plus forte qu’il a la convic­tion pro­fonde de pos­sé­der la véri­té et qu’il peut reven­di­quer de vraies réussites.

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2. Les évé­ne­ments d’août 2015

Les mani­fes­ta­tions et les vio­lences qui ont explo­sé en août 2015 ont été pré­cé­dées par plu­sieurs évé­ne­ments qui ont aidé à pré­pa­rer un ter­rain favo­rable à la dété­rio­ra­tion de la situa­tion. Nous ne pou­vons pas être exhaus­tifs ici, mais nous sou­li­gne­rons quelques éléments.

La déci­sion d’exploiter le pétrole de Yasuní est l’un d’entre eux. Sans doute, y avait-il plu­sieurs rai­sons à l’adoption d’une telle mesure. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale n’avait pas répon­du aux attentes et le pré­sident Cor­rea décla­ra que ce fut la déci­sion la plus dif­fi­cile de son man­dat. En outre, il a affir­mé que seule une infime par­tie de ce parc natio­nal serait tou­chée par l’exploitation pétro­lière car les nou­velles tech­no­lo­gies per­met­traient de mini­mi­ser les impacts envi­ron­ne­men­taux et que les com­mu­nau­tés locales rece­vraient une part impor­tante des béné­fices. Cepen­dant, les groupes éco­no­miques natio­naux avaient aus­si inté­rêt à pas­ser au plan B.

La résis­tance des jeunes, notam­ment ceux issus des zones urbaines, à l’exploitation du Parc Yasuní, fut le résul­tat d’une prise de conscience géné­ra­li­sée sur l’écologie que nous pou­vons retrou­ver dans de nom­breuses régions du monde. En 2014, lorsqu’ils ont orga­ni­sé une col­lecte de signa­tures (péti­tion) appe­lant à un réfé­ren­dum, la Com­mis­sion élec­to­rale délé­gi­ti­ma le pro­ces­sus et annu­la des cen­taines de mil­liers de signa­tures avec des argu­ments juri­diques dis­cu­tables, ayant un carac­tère for­mel (le for­mat des for­mu­laires, etc.) joints à cer­taines objec­tions justes (répé­ti­tion de signa­tures). Quand une délé­ga­tion de ces jeunes se ren­dit à Lima pour témoi­gner devant un tri­bu­nal inter­na­tio­nal d’opinion, le bus dans lequel ils voya­geaient fut arrê­té pour des rai­sons « tech­niques », entraî­nant un retard du voyage.

L’exploitation minière dans la val­lée d’Intag par l’entreprise d’État chi­lienne CODELCO avec l’entreprise publique équa­to­rienne ENAMI, a connu éga­le­ment une forte oppo­si­tion dans une par­tie signi­fi­ca­tive de la popu­la­tion locale. Ce ne fut pas la pre­mière fois. La lutte avait com­men­cé au début des années 90, lorsque l’entreprise japo­naise Bishi­me­tales avait rem­por­té la conces­sion d’une par­tie du ter­ri­toire de la val­lée. La résis­tance des habi­tants réus­sit à expul­ser la socié­té en 1997. En 2004, le gou­ver­ne­ment équa­to­rien avait de nou­veau auto­ri­sé l’entrée d’une autre mul­ti­na­tio­nale, la cana­dienne Ascen­dant Cop­per. Les 76 com­mu­nau­tés de la val­lée finirent par expul­ser l’entreprise. Mais le gou­ver­ne­ment actuel démar­ra le pro­jet Llu­ri­ma­gua avec les deux entre­prises citées. Le 14 sep­tembre 2014, les habi­tants de la région d’Intag blo­quèrent l’accès à la mine. La réponse des auto­ri­tés fut l’occupation mili­taire du site et l’arrestation de ses diri­geants avec l’objectif de gagner du temps et d’affaiblir les protestations.

Fin 2014, le siège de la CONAIE, concé­dé par l’État, fit l’objet d’une déci­sion minis­té­rielle de récu­pé­ra­tion du local à des fins sociales (des loge­ments pour de jeunes toxi­co­manes). Cette déci­sion comp­ta sur le sou­tien du Pré­sident, qui accu­sa l’organisation d’avoir mené des acti­vi­tés poli­tiques incom­pa­tibles avec son sta­tut de mou­ve­ment social et de négli­gences admi­nis­tra­tives. La mesure pro­vo­qua de fortes réac­tions natio­nales et inter­na­tio­nales. Fina­le­ment, l’ordre d’expulsion fut reti­ré quelques jours avant la visite du Pape, en juillet 2015. Mais les sept mois écou­lés dans l’incertitude entraî­nèrent de nom­breuses mani­fes­ta­tions et mécontentements.

Le 1er mai 2015, la tra­di­tion­nelle marche du tra­vail fut divi­sée en deux. La pre­mière fut orga­ni­sée par les mou­ve­ments sociaux tra­di­tion­nels et l’autre par le Gou­ver­ne­ment et les orga­ni­sa­tions proches. D’une ampleur simi­laire, les deux marches étaient tou­te­fois assez dif­fé­rentes par les condi­tions maté­rielles de leur pré­pa­ra­tion. Les par­ti­ci­pants des pro­vinces de la marche offi­cielle furent trans­por­tés gra­tui­te­ment et reçurent de la nour­ri­ture dis­tri­buée par les auto­ri­tés. Dans l’autre mani­fes­ta­tion, pour la pre­mière fois, l’un des slo­gans prin­ci­paux était « Cor­rea dehors » et cer­tains groupes de droite s’y joi­gnirent aus­si. À la fin, des actions de vio­lence eurent lieu, menées par des groupes de jeunes cagou­lés qui ne purent pas être maî­tri­sés par les orga­ni­sa­teurs de la marche.

Un énième cas fut l’annonce des deux pro­jets de loi men­tion­nés ci-des­sus, l’un sur l’héritage et l’autre sur la spé­cu­la­tion. Ils ont enclen­ché une forte réac­tion des dif­fé­rents groupes de la droite, tra­di­tion­nelle et moderne, avec l’argument selon lequel il s’agirait d’une attaque contre la famille. Une par­tie de la classe moyenne a aus­si rejoint le mou­ve­ment. Des mani­fes­ta­tions quo­ti­diennes ont été orga­ni­sées dans le nord de la capi­tale, Qui­to, et il y eut une ten­ta­tive, menée par des groupes de droite, d’occuper la place de l’Indépendance (le siège du Palais Pré­si­den­tiel). À son retour d’une réunion à Bruxelles en tant que Pré­sident pro tem­pore de la CELAC (Com­mu­nau­té d’États lati­no-amé­ri­cains et des Caraïbes) Rafael Cor­rea a reti­ré pro­vi­soi­re­ment les deux pro­jets de loi, afin d’apaiser les ten­sions à la veille de la visite du Pape Fran­çois. Cepen­dant, celle-ci fut seule­ment une paren­thèse dans la confron­ta­tion poli­tique. En effet, bien que les expli­ca­tions et les détails four­nis sur l’application des lois par le gou­ver­ne­ment aient eu pour effet que l’opposition à celles-ci dimi­nue réel­le­ment, elle n’a pas pour autant disparu.

Le pre­mier élé­ment de la contes­ta­tion fut la déci­sion des diri­geants du FUT (un mou­ve­ment syn­di­cal his­to­rique) de mener une grève illi­mi­tée à par­tir du 13 août, avec plu­sieurs exi­gences sur le tra­vail, mais aus­si poli­tiques (le retrait des amen­de­ments à la Consti­tu­tion, y com­pris celui concer­nant la réélec­tion pré­si­den­tielle). Pour sa part, la CONAIE a déci­dé d’appeler à un sou­lè­ve­ment indien, en com­men­çant par une marche démar­rée le 2 août depuis le sud du pays pour atteindre Qui­to le 12 août. L’organisation indienne posait des condi­tions claires : l’objectif de la mobi­li­sa­tion n’était pas d’exiger la démis­sion du pré­sident (il doit ter­mi­ner son man­dat) ni de ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment. Par ailleurs, toute alliance avec la droite fut reje­tée. L’appel lan­cé consis­tait à par­ti­ci­per à une marche pacifique.

Pré­oc­cu­pé par la situa­tion qui était res­tée ten­due après la visite du Pape, le Gou­ver­ne­ment appe­la à un « dia­logue avec tous les citoyens de bonne foi », et com­men­ça à orga­ni­ser des réunions à l’échelle natio­nale, avec divers sec­teurs de la popu­la­tion. Dans l’espace d’un mois et demi, des cen­taines de groupes et d’organisations natio­nales et locales furent contac­tées. En fait, les dis­cus­sions furent menées en grande par­tie avec des orga­ni­sa­tions plus ou moins proches du gou­ver­ne­ment. Mal­gré cela, de nom­breuses cri­tiques se firent jour, qui ciblaient de manière géné­rale le manque de recon­nais­sance bases popu­laires par les orga­nismes et les auto­ri­tés de l’État. Les orga­ni­sa­tions indiennes et syn­di­cales tra­di­tion­nelles ont refu­sé de par­ti­ci­per à ces ini­tia­tives, en esti­mant que les condi­tions pour le dia­logue n’étaient pas réunies, car celui-ci se rédui­sait sou­vent à une com­mu­ni­ca­tion des déci­sions ou des pro­jets gouvernementaux.

La grève du tra­vail, au départ pour une durée indé­fi­nie, n’a pas connu un énorme suc­cès, même si, dans la capi­tale, les acti­vi­tés dimi­nuèrent et le centre de Qui­to fut para­ly­sé. Il convient de rap­pe­ler que la grève est illé­gale dans les ser­vices publics, où les syn­di­cats ne sont pas auto­ri­sés. Le sou­lè­ve­ment indien qui avait démar­ré dans le sud du pays s’est trans­for­mé en marche qui fut accueillie sans inci­dents par des sym­pa­thi­sants et des adver­saires ren­con­trés sur le tra­jet. Mais son impact ne fut pas com­pa­rable avec les révoltes du pas­sé. Plu­sieurs anciens diri­geants de la CONAIE et un cer­tain nombre d’organisations indiennes et syn­di­cats natio­naux et locaux se pro­non­cèrent contre la marche. Ces faits ont per­mis au gou­ver­ne­ment de par­ler d’échec.

Pour­tant, la marche du 13 août fut impres­sion­nante. Il y avait des dizaines de mil­liers de per­sonnes. Les Indiens étaient en tête. Dans la marche il y avait aus­si un cer­tain nombre de dra­peaux noirs carac­té­ri­sant les groupes de droite. Plu­sieurs de ces der­niers mon­trèrent une cer­taine agres­si­vi­té dans leurs échanges ver­baux avec la police. Leurs slo­gans étaient clai­re­ment hos­tiles au pré­sident Cor­rea. Des jeunes cagou­lés étaient pré­sents dans plu­sieurs endroits, mal­gré l’existence d’un ser­vice de sécu­ri­té orga­ni­sé par les mou­ve­ments sociaux.

Les par­ti­sans du gou­ver­ne­ment et les membres d’ « Alian­za Pais » étaient sur la Grande Place, en face du palais pré­si­den­tiel, où une estrade avait été ins­tal­lée pour un ensemble musi­cal. Quelque dix mille per­sonnes, dont beau­coup issues des couches popu­laires, étaient pré­sentes sur la place et les rues avoi­si­nantes, pro­té­gées par un dis­po­si­tif poli­cier et mili­taire impres­sion­nant, qui avait pour mis­sion d’empêcher les affron­te­ments. Sur la place il y avait la garde pré­si­den­tielle ain­si qu’un groupe de com­bat­tants shuar vêtus de noir, qui avaient ser­vi dans la der­nière guerre contre le Pérou.

À l’arrivée de la marche à proxi­mi­té de la Place de l’Indépendance, au lieu de suivre l’itinéraire pré­vu jusqu’à la Place Saint-Domi­nique, un groupe de jeunes cagou­lés de la gauche radi­cale, d’ailleurs assez dis­cré­di­tée, entre autres, à cause de l’utilisation de la vio­lence, com­men­ça à lan­cer des pierres et des cock­tails Molo­tov sur la police et l’armée, qui contrô­laient l’accès à la Place de l’Indépendance. C’est un fait qu’une par­tie de la jeu­nesse de la CONAIE est influen­cée par eux. Les mar­cheurs tom­bèrent dans la pro­vo­ca­tion. Deux diri­geants d’une orga­ni­sa­tion indienne se joi­gnirent aux jeunes. La police et l’armée ont réagirent dure­ment, en uti­li­sant des gaz lacrymogènes.

Un autre diri­geant, le Pré­sident de l’ECUARUNARI, fut bles­sé par la police et pla­cé en déten­tion pro­vi­soire dans un hôpi­tal. Sa com­pagne, Manue­la Picq, jour­na­liste et anthro­po­logue fran­co-bré­si­lienne, fut éga­le­ment bous­cu­lée, pla­cée en déten­tion et trans­fé­rée dans un autre hôpi­tal d’abord, puis dans un lieu de déten­tion du minis­tère de l’intérieur. Son visa fut annu­lé. Cela a déclen­ché une cam­pagne inter­na­tio­nale de pro­tes­ta­tion. Une juge a sta­tué sa mise en liber­té, en consi­dé­rant que sa déten­tion avait été illé­gale. Elle fut libé­rée, mais deux jours après, un juge reje­ta la demande des mesures de pro­tec­tion. Comme elle était res­tée sans pos­si­bi­li­té de se défendre, elle dût quit­ter le pays.

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La marche se dérou­la sans d’autres inci­dents jusqu’à la Place Saint-Domi­nique, mais plu­sieurs mani­fes­tants se diri­gèrent ensuite vers la place San Fran­cis­co, où il y eut de nou­veaux affron­te­ments. La police uti­li­sa des chiens et des cava­liers pour dis­per­ser les mani­fes­tants, ce qui eut pour résul­tat des bles­sés des deux côtés.

Le soir, le pré­sident Cor­rea se ren­dit à la Grande Place pour condam­ner les par­ti­ci­pants à la marche par un dis­cours par­ti­cu­liè­re­ment dur. Il affir­ma, dans une décla­ra­tion reflé­tant toute son exas­pé­ra­tion, que la vio­lence fai­sait par­tie de la stra­té­gie de l’opposition. Il dénon­ça l’existence d’une coa­li­tion entre les Indiens, les syn­di­cats et la droite. Il don­na des détails sur une ten­ta­tive de désta­bi­li­sa­tion du Gou­ver­ne­ment menée par une mino­ri­té et réité­ra les pro­pos inju­rieux contre des diri­geants indiens. Dans une cer­taine mesure, on peut com­prendre son empor­te­ment quand on connaît les autres com­po­santes de la situa­tion du pays. Les prix du pétrole pour­suivent leur déclin. La Chine et la Rus­sie, mais aus­si les pays voi­sins, conti­nuent à déva­luer leurs mon­naies. Le défi­cit com­mer­cial s’est accen­tué. Le bud­get de l’État devrait être sérieu­se­ment réduit. À cela se sont ajou­tées les menaces d’éruption du vol­can Coto­paxi, situé à proxi­mi­té de Qui­to, et des pré­vi­sions pes­si­mistes concer­nant le phé­no­mène cli­ma­tique d’ « El Niño. »

Dans les pro­vinces, théâtre durant une semaine entière d’actions des mili­tants de base de la CONAIE, des dizaines d’incidents eurent lieu, tels que des marches non auto­ri­sées, des blo­cages de routes et des occu­pa­tions de bâti­ments publics. Ces actions ont notam­ment été menées dans la région com­prise entre Loja et Cuen­ca, où elles furent orga­ni­sées par le peuple Kich­wa Sara­gu­ro, ain­si que dans l’Est du pays (l’Amazonie). A Macas, par exemple, le gou­ver­neur fut immo­bi­li­sé dans son siège par des Indiens shuar et achuar, armés de lances à la façon tra­di­tion­nelle. La réac­tion de la police fut dure, et les Indiens ama­zo­niens déci­dèrent fina­le­ment de quit­ter les lieux afin d’éviter une mon­tée de la vio­lence. A Qui­to, les Indiens cam­pèrent dans des tentes dans le parc Arbo­li­to pen­dant plus d’une semaine et à par­tir de cet endroit, les marches se pour­sui­virent tous les deux jours en direc­tion du centre his­to­rique de la ville sans inci­dents et avec une plus grande maî­trise de la situa­tion de la part des organisations.

Pen­dant la pre­mière semaine de pro­tes­ta­tions, une cen­taine de poli­ciers furent bles­sés. Il y eut aus­si une cen­taine d’arrestations et des dizaines de bles­sés par­mi les Indiens et d’autres mani­fes­tants, ain­si que des bru­ta­li­tés com­mises à l’encontre des femmes indiennes.

À plu­sieurs reprises, des séances d’évaluation furent mises en place par l’organisation indienne et les syn­di­cats. Il fut recon­nu que la décla­ra­tion d’un sou­lè­ve­ment indien aurait dû être mieux pré­pa­rée et qu’une grève illi­mi­tée n’était pas vrai­ment envi­sa­geable dans les cir­cons­tances socio-éco­no­miques actuelles du pays. Les diri­geants qui essayèrent de se rendre sur la Place de l’Indépendance furent cri­ti­qués. Ceux qui pré­ten­daient que le départ de Rafael Cor­rea devait être l’objectif prin­ci­pal des pro­tes­ta­tions furent répri­man­dés, car cette posi­tion était en contra­dic­tion avec la posi­tion ini­tiale de la CONAIE. Pour­tant, après la pre­mière semaine de pro­tes­ta­tions, il fut déci­dé de pour­suivre les actions avec des marches dans la capi­tale et des actions spé­ci­fiques dans d’autres sec­teurs du pays, tout en essayant d’en pré­ser­ver le carac­tère pacifique.

Plu­sieurs membres du gou­ver­ne­ment, confor­mé­ment à la posi­tion du Pré­sident, décla­rèrent que le dia­logue avec les res­pon­sables du désordre et du chaos n’était pas envisageable.

Pour l’avenir, il semble évident que la pre­mière étape vers une solu­tion consiste à empê­cher de nou­velles vio­lences, qui pour­raient conduire à la perte de vies humaines et accroître la pola­ri­sa­tion. Une telle situa­tion mérite éven­tuel­le­ment une média­tion venue de l’extérieur. Une seconde étape serait la créa­tion d’espaces pro­pices au dia­logue, basés sur une lec­ture réa­liste de la situa­tion. Pour y par­ve­nir, les orga­ni­sa­tions indiennes et syn­di­cales devraient se démar­quer clai­re­ment des manœuvres de la droite et le gou­ver­ne­ment devrait recon­naître la légi­ti­mi­té des protestations.

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3. Un pro­ces­sus local inté­gré dans une logique d’ensemble mondial

Les réflexions de Bolí­var Eche­verría, l’un des plus grands intel­lec­tuels équa­to­riens d’après-guerre, dont la pen­sée se situe dans la ligne de l’école de Franc­fort, nous per­mettent de com­prendre que la situa­tion décrite n’est pas un phé­no­mène pure­ment équa­to­rien, ni un pro­jet « machia­vé­lique » d’une orga­ni­sa­tion poli­tique par­ti­cu­lière, comme Alian­za País et encore moins celui d’un seul homme, le Pré­sident Cor­rea. C’est la concep­tion occi­den­tale de la moder­ni­té qui est en ques­tion, parce que, selon cet intel­lec­tuel, depuis le début du Siècle des Lumières, cette der­nière fut absor­bée par la logique du capi­ta­lisme. Karl Pola­nyi, un his­to­rien de l’économie, a déve­lop­pé des idées simi­laires, en affir­mant que le capi­ta­lisme est par­ve­nu à dis­so­cier l’économie de la socié­té, ce qui lui a per­mis d’imposer la loi de la valeur à tous les aspects de la vie communautaire.

La chute du socia­lisme du XXe siècle est due en grande par­tie au fait que cette concep­tion du déve­lop­pe­ment humain n’avait pas chan­gé avec le socia­lisme, puisqu’elle conce­vait le pro­grès de façon linéaire, comme le résul­tat de la science et des tech­niques et la pla­nète comme un réser­voir inépui­sable de res­sources natu­relles. Pour la même rai­son, la Chine et le Viet­nam ont adop­té des poli­tiques éco­no­miques basées sur la loi du mar­ché, en igno­rant les exter­na­li­tés, c’est-à-dire les consé­quences éco­lo­giques et sociales. En Équa­teur, le même manque de vision holis­tique carac­té­rise la notion du « nou­veau modèle pro­duc­tif » : expor­ter sans tenir suf­fi­sam­ment compte des exter­na­li­tés, à savoir les dom­mages envi­ron­ne­men­taux et sociaux.

Évi­dem­ment, il ne s’agit pas de pro­po­ser un retour au pas­sé, mais de redé­fi­nir une nou­velle moder­ni­té, impli­quant un chan­ge­ment de para­digme, avec des appli­ca­tions concrètes et des pro­ces­sus de tran­si­tions, pour répondre aux besoins de l’humanité et de la pla­nète. Appli­quée à la situa­tion de l’Équateur, cette nou­velle moder­ni­té pour­rait être bap­ti­sée « Bien com­mun de l’humanité », ou encore « Buen vivir ».

Comme dans d’autres par­ties du monde, beau­coup pensent que le seul modèle pos­sible, dans la conjonc­ture actuelle, est une amé­lio­ra­tion du capi­ta­lisme (social et vert). D’une part, la force du sys­tème, mal­gré la crise, est énorme (on a pu l’expérimenter en Grèce) grâce à la com­bi­nai­son du capi­ta­lisme des mono­poles avec les ins­ti­tu­tions finan­cières et com­mer­ciales inter­na­tio­nales. D’autre part, la pen­sée éco­no­mique et sociale des mou­ve­ments et des nou­veaux diri­geants poli­tiques ne s’aventure pas au-delà de la for­mu­la­tion d’une nou­velle forme de déve­lop­pe­men­tisme » (neo-desar­rol­lis­mo), tout en évi­tant de faire la cri­tique de la moder­ni­té capi­ta­liste. Les défen­seurs de ce modèle ont béné­fi­cié d’un réel sou­tien popu­laire, qui a com­men­cé à décli­ner seule­ment avec l’évolution des condi­tions éco­no­miques mon­diales et, dans cer­tains cas, à cause des erreurs com­mises. À cela on devrait ajou­ter l’absence d’une réfé­rence cré­dible après la chute du socia­lisme en Europe et l’évolution des modèles du socia­lisme asia­tique. Dans une telle pers­pec­tive, la pro­po­si­tion d’un nou­veau para­digme semble illusoire.

Pour­tant, une autre pen­sée est pos­sible et, face à la crise sys­té­mique du capi­ta­lisme, et notam­ment de la gra­vi­té de la des­truc­tion de l’environnement, elle appa­raît désor­mais comme indis­pen­sable. Les tran­si­tions ne peuvent pas être conçues comme de simples adap­ta­tions du sys­tème à de nou­velles exi­gences sociales, cultu­relles, éco­lo­giques. On doit aller réso­lu­ment de l’avant vers un nou­veau para­digme, basé sur les pra­tiques dans les dif­fé­rentes sphères de la vie éco­no­mique, sociale et cultu­relle, avec une vue d’ensemble (holis­tique) et sur la base de l’exigence éthique de pro­duire, repro­duire et amé­lio­rer la vie.

Fran­çois Hou­tart, 23 août 2015, Quito.