L’Espagne va mal

par Ignacio Ramonet, octobre 2010

Cet article vient du site “Mémoires des luttes”
http://www.medelu.org/spip.php?article620

Finie la paix sociale en Espagne. La grève géné­rale du 29 sep­tembre der­nier contre la réforme du mar­ché du tra­vail enga­gée par le gou­ver­ne­ment de José Luis Rodri­guez Zapa­te­ro marque le début d’une sai­son sociale pro­ba­ble­ment agitée.

Le gou­ver­ne­ment a pro­mis, de sur­croît, de pré­sen­ter devant le Congrès des dépu­tés, avant la fin de l’année, un nou­veau pro­jet de loi qui ferait pas­ser l’âge légal de départ à la retraite de 65 à 67 ans. Il sou­hai­te­rait aus­si, pour le cal­cul de la pen­sion, élar­gir la période de réfé­rence aux 20 der­nières de vie active (au lieu des 15 der­nières actuel­le­ment). Ce qui en dimi­nue­ra auto­ma­ti­que­ment le montant.

Ces poli­tiques régres­sives s’ajoutent au plan d’austérité dra­co­nien adop­té en mai der­nier qui s’est tra­duit par une réduc­tion des salaires des fonc­tion­naires, un gel des pen­sions, une sup­pres­sion de divers avan­tages sociaux et une forte dimi­nu­tion des dépenses de tra­vaux publics. venant d’un gou­ver­ne­ment de gauche, tout cela a pro­vo­qué d’abord la stu­peur puis la fureur des orga­ni­sa­tions syn­di­cales et des salariés.

A la veille des pro­tes­ta­tions du 29 sep­tembre, M. Zapa­te­ro avait d’avance aver­ti que ses déci­sions étaient irré­vo­cables : “Le len­de­main de la grève géné­rale — a‑t-il affir­mé à Tokyo — nous main­tien­drons la même atti­tude.” Ce qui pousse les syn­di­cats à envi­sa­ger d’ores et déjà de nou­velles jour­nées de protestation.

Une telle rai­deur est iden­tique à l’intransigeance dont font preuve d’autres exé­cu­tifs euro­péens. En France, par exemple, mal­gré plu­sieurs mobi­li­sa­tions mas­sives contre la réforme des pen­sions, le pré­sident Nico­las Sar­ko­zy a répé­té qu’il ne modi­fie­rait pas son pro­jet. En Grèce, six grèves géné­rales en six mois contre un bru­tal plan de rigueur n’ont pas inflé­chi la posi­tion du pre­mier ministre Georges Papandreu.

Par­tant du prin­cipe que la poli­tique, en démo­cra­tie, se décide au Par­le­ment et pas dans la rue, ces diri­geants refusent de tenir compte du déses­poir de larges caté­go­ries sociales contraintes de recou­rir à la grève et à la mani­fes­ta­tion de rue — expres­sions de la démo­cra­tie sociale — pour expri­mer leur malaise spé­ci­fique [1]. En agis­sant de la sorte, ces diri­geants se trompent. Ils consi­dèrent la légi­ti­mi­té élec­to­rale comme supé­rieure aux autres formes de légi­ti­mi­té et de repré­sen­ta­tion. En par­ti­cu­lier à la légi­ti­mi­té de la démo­cra­tie sociale [2]. Et risquent de pous­ser les masses irri­tées à refu­ser le dia­logue social, et à recher­cher dans une seconde étape un affron­te­ment décisif.

D’autant que, depuis mai der­nier, la colère d’une par­tie de la socié­té espa­gnole n’a ces­sé de s’exacerber [3]. Les presque cinq mil­lions de sans-emploi, les tra­vailleurs pré­caires, les jeunes chô­meurs, les femmes sala­riées, les petits fonc­tion­naires et leurs familles sont désor­mais per­sua­dés que l’exécutif les a sacrifiés.

Ils constatent que, en même temps, via le Fonds de sau­ve­tage ban­caire, le gou­ver­ne­ment socia­liste a trans­fé­ré aux éta­blis­se­ments finan­ciers (res­pon­sables de la bulle immo­bi­lière) jusqu’à 90 mil­liards d’euros… Par ailleurs, il n’envisage pas d’augmenter de manière signi­fi­ca­tive la fis­ca­li­té des reve­nus les plus éle­vés, ni réta­blir l’impôt sur les suc­ces­sions, ni res­tau­rer l’impôt sur les grandes for­tunes, ni réduire les bud­gets de la défense (8 mil­liards d’euros annuels), ni le finan­ce­ment de l’Eglise catho­lique (6 mil­liards d’euros), ni même le pécule bud­gé­taire de la Mai­son royale (9 mil­lions d’euros)…

Ce qui consterne les citoyens c’est la cer­ti­tude que M. Zapa­te­ro a adop­té ces mesures non pas par convic­tion, mais par injonc­tion de l’Union euro­péenne et du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal. Et en rai­son de la pres­sion des mar­chés finan­ciers qui menacent de ne plus inves­tir en Espagne si les salaires ne baissent pas et si le niveau de vie géné­ral n’est pas dimi­nué. Le pré­sident Zapa­te­ro l’a très clai­re­ment recon­nu : “Nous réa­li­sons les réformes que réclament le plus les inves­tis­seurs inter­na­tio­naux [4].” Et devant les prin­ci­paux res­pon­sables des plus grandes banques d’affaires et des fonds de pen­sion des Etats Unis, il a redit avoir adop­té ces réformes “pour que les inves­tis­seurs et les mar­chés mesurent [ma] ferme déter­mi­na­tion à rendre l’économie espa­gnole plus com­pé­ti­tive [5].”

La réforme du mar­ché du tra­vail a peu de rap­port avec la réduc­tion des défi­cits publics et de la dette de l’Etat, qui sont les prin­ci­pales exi­gences des mar­chés finan­ciers. Mais comme le gou­ver­ne­ment espa­gnol ne peut plus déva­luer la mon­naie, il a déci­dé de favo­ri­ser l’effondrement des salaires pour effec­ti­ve­ment amé­lio­rer — aux dépens des sala­riés — la compétitivité.

Il n’est pas cer­tain que cette poli­tique fonc­tionne. M. Zapa­te­ro a pro­mis que, grâce à sa réforme, le chô­mage bais­se­rait et que le nombre de contrats à durée indé­ter­mi­née aug­men­te­rait. Or les sta­tis­tiques montrent que, en août der­nier, avec la réforme était déjà en appli­ca­tion, 93,4% des embauches l’ont été sur contrats pré­caires… La pré­ca­ri­té conti­nue de domi­ner mas­si­ve­ment le mar­ché du tra­vail en Espagne. La seule dif­fé­rence c’est que, main­te­nant, licen­cier coûte moins cher…

Après la crise des années 1990, le taux de chô­mage espa­gnol avait mis treize ans à bais­ser jusqu’au niveau moyen euro­péen. C’était une époque où la crois­sance éco­no­mique était très forte et où, de sur­croît, l’Union euro­péenne ver­sait à l’Espagne, mas­si­ve­ment, des fonds struc­tu­rels. Aujourd’hui, avec cette réforme du mar­ché du tra­vail et une pré­vi­sion de très faible crois­sance sur une longue durée, on peut craindre que l’Espagne mette très long­temps à faire bais­ser son taux de chô­mage record (20% de la popu­la­tion active, de très loin le plus éle­vé d’Europe). Dans le meilleur des cas, selon l’économiste amé­ri­caine Car­men Rein­hart, “l’emploi en Espagne ne retrou­ve­ra pas son niveau de 2007 avant… 2017 [6]”.

D’ici là, reje­té par ses propres élec­teurs, le gou­ver­ne­ment de M. Zapa­te­ro aura pro­ba­ble­ment per­du le pou­voir et cédé le gou­ver­nail de l’Espagne à l’opposition conser­va­trice et popu­liste. C’est géné­ra­le­ment ce qui arrive — on l’a vu en Alle­magne, au Royaume Uni et plus récem­ment en Suède — lorsque les par­tis de gauche renient leurs propres valeurs et appliquent cyni­que­ment des poli­tiques de droite.

Notes

[1] Le vote démo­cra­tique, pré­ci­sé­ment parce qu’il est géné­ral et uni­ver­sel, ne reflète pas tou­jours le sen­ti­ment de caté­go­ries sociales particulières.

[2] Lire Pierre Rosen­val­lon, “Le pou­voir contre l’intérêt géné­ral”, Le Monde, Paris, 21 sep­tembre 2010.

[3] Selon un récent son­dage du Cen­tro de Inves­ti­ga­ciones Socioló­gi­cas (CIS), 74,4% des Espa­gnols estiment que la situa­tion éco­no­mique de leur pays est mau­vaise ou très mauvaise.

[4] El País, Madrid, 1 sep­tembre 2010.

[5] Ibid, 22 sep­tembre 2010.

[6] Ibid, 12 sep­tembre 2010.

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