Lettre à Amin Maalouf

de Gaston PELLET sur le livre "Le dérèglement du monde"...

Le dérè­gle­ment du monde

Gas­ton PELLET (Admi­nis­tra­teur du site Défense de la langue fran­çaise http://www.defenselanguefrancaise.org/, membre du bureau du Col­lec­tif uni­taire répu­bli­cain pour la résis­tance, l’initiative et l’émancipation linguistique.)

Mon­sieur Amin Maalouf,

J’ai lu à sa sor­tie “Les Croi­sades vues par les Arabes”. J’avais gran­de­ment appré­cié cet ouvrage qui remet­tait en cause la ver­sion offi­cielle et, depuis, je l’ai recom­man­dé à de nom­breux amis. Je conti­nue­rai à le faire tant il est essen­tiel, à mes yeux, de ne pas prendre ce qui, d’une manière géné­rale, est com­mu­né­ment pris pour “argent comp­tant”. Allez savoir pour­quoi, j’avais ima­gi­né qu’il ne pou­vait avoir été écrit que par un homme de gauche. La pen­sée peut avoir par­fois des che­mi­ne­ments bizarres.

Le_dereglement_du_monde.binD’où mon éton­ne­ment, dès les pre­mières pages de votre nou­veau livre “Le dérè­gle­ment du monde” dans la mesure où ce titre me parais­sait annon­cer un regard cri­tique, sur le monde bien sûr, mais plus pro­fon­dé­ment, sur le sys­tème poli­tique et éco­no­mique qui le sous-tend, le capi­ta­lisme. En fait, le monde va mal mais c’est la faute à per­sonne, le sys­tème n’est pas en cause. Constat cou­rant, il est vrai, quoique par­fai­te­ment insou­te­nable. Il faut dire que dès la pre­mière phrase vous pré­ve­nez le lec­teur : vous êtes de ceux qui sont entrés dans le nou­veau siècle “sans boussole”.

Sans grille de lec­ture, on est effec­ti­ve­ment dépour­vu des clés qui per­mettent de voir clair en géo­po­li­tique. On a du mal à croire pour­tant que ce soit votre cas. Pour lever toute ambi­guï­té, disons, de façon simple, que ma vision des choses est maté­ria­liste. Ce qui signi­fie que je me refuse à pen­ser qu’il puisse y avoir une once de morale, d’idéalisme en somme, dans ce qui anime les déten­teurs du pou­voir à l’échelle mon­diale, en régime capi­ta­liste tout au moins, le moteur du sys­tème étant l’argent, le pro­fit, la ren­ta­bi­li­té… Les autres n’ont pas, ou n’ont pas eu, que des moti­va­tions altruistes bien enten­du, chaque pays cherche à pré­ser­ver ses inté­rêts, il peut aus­si enga­ger des actions qui dépassent les égoïsmes et se situer ain­si sur des posi­tions dites inter­na­tio­na­listes. Le terme peut sur­prendre de nos jours tant nous bai­gnons dans un uni­vers orien­té, au point, par exemple, que le com­mun des mor­tels ignore tota­le­ment que des équipes de méde­cins cubains sont envoyées en plus grand nombre que ceux de l’OMS par­tout sur la pla­nète pour venir en aide, béné­vo­le­ment, insis­tons : gra­tui­te­ment, aux popu­la­tions qui souffrent et elles ne manquent pas… Ils étaient en Haï­ti depuis plu­sieurs années avant le trem­ble­ment de terre et ils viennent de ter­mi­ner l’installation d’un centre de trai­te­ment du cho­lé­ra équi­pé d’une cen­taine de lits et doté d’une tren­taine de méde­cins et col­la­bo­ra­teurs. Que serait-ce si Cuba était un grand pays du pre­mier monde !

J’ai consi­dé­ré, depuis l’événement lui-même, que ce qu’on appelle ’la chute du mur de Ber­lin’ était le jour le plus noir du siècle. Non pas seule­ment du point de vue pure­ment géo­po­li­tique mais pour l’avenir des peuples y com­pris, pour cha­cun, dans son propre pays. Vous pen­sez, au contraire, qu’ “un vent d’espoir avait souf­flé sur le monde” et, recon­nais­sons-le, ce fut per­çu ain­si par beau­coup de gens, de bonne foi ou trom­pées par le tapage poli­ti­co-média­tique orches­tré par les vain­queurs. On a même vu cer­tains hommes poli­tiques com­mu­nistes applau­dir en pré­ten­dant que, dès lors, on ne subi­rait plus aucune guerre. La suite démon­tra à quel point ils se trom­paient ‑ou étaient intoxi­qués- vous faites vous-même la liste des conflits qui s’engagèrent dès 1990/91 à un rythme sou­te­nu et qua­si­ment ininterrompu.

Non, la Rus­sie “[ne] peine [pas] à se remettre des soixante-dix ans de com­mu­nisme” mais de la chute ver­ti­gi­neuse qui sui­vit sa défaite du fait de la res­tau­ra­tion du capi­ta­lisme que, pudi­que­ment, on appe­la alors éco­no­mie de mar­ché pour apai­ser les esprits. Ne pas confondre la cause et l’effet. L’idéologie domi­nante a réus­si à retour­ner l’événement par ce tour de passe-passe et à en péné­trer l’opinion publique à des fins qui n’ont rien d’innocent. La véri­té com­mence, très péni­ble­ment, à se faire jour, on ne doit donc pas, hon­nê­te­ment, pour­suivre son étouf­fe­ment.Le_dereglement_du_monde2.bin

Au moment où j’allais enta­mer la rédac­tion de cette cor­res­pon­dance, je découvre un article qui confirme ce qu’on savait depuis déjà plu­sieurs années (voir notam­ment Le grand bond en arrière de Hen­ri ALLEG, paru en 1998). Cet article, d’un cer­tain Juan Car­los Argüel­lo, pos­té sur le site Le Grand Soir, s’appuie sur un rap­port des Nations Unies par­ti­cu­liè­re­ment édi­fiant. Je vous invite vrai­ment à en prendre connais­sance. Inutile de reprendre la masse de chiffres qui sont don­nés : le bilan est acca­blant. En vingt ans, l’ensemble des répu­bliques de l’ancienne URSS a subi une pau­pé­ri­sa­tion à grande échelle. On peut par­ler d’une tiers-mon­di­sa­tion d’une puis­sance qui se situait au 2ème rang mon­dial quand ce n’était pas au 1er dans cer­tains domaines tel celui de l’Espace, ce qui en vint, un temps, à inquié­ter au plus haut point les Etats-Unis.

Aujourd’hui, écrit M. Argüel­lo, “la popu­la­tion [qui a la chance d’avoir connu les deux sys­tèmes] oscille entre la décep­tion, la rési­gna­tion et la colère”. Aucun des pays de l’Est, je dis bien aucun, pré­fère le capi­ta­lisme. Les Rou­mains eux-mêmes, que l’ont dit “libé­rés” plus encore que les autres, regrettent à 64% la vie sous Ceau­ses­cu. Bien sûr, ce sont là des infor­ma­tions que l’on trouve sur Inter­net et pas dans nos médias. Il s’agit pour­tant d’un rap­port d’une orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale, l’ONU. Croyez-vous que les échanges sur les plans éco­no­mique, phi­lo­so­phique, social, dont vous par­lez en page 24, soient vrai­ment sans objet ?

Il fau­drait notam­ment revoir les notions de “sys­tème éco­no­mique per­for­mant” oppo­sé à “modèle éco­no­mique inopé­rant” . Ne pas trop se ren­gor­ger au moment où il appa­raît clai­re­ment que les per­for­mances ne sont plus ce qu’elles don­naient l’illusion d’être et ne pas pas­ser par pertes et pro­fits la réelle per­for­mance que fut la remise sur pied en une petite quin­zaine d’années d’un immense conti­nent rava­gé par une guerre sans quar­tiers et qui avait per­du vingt et quelques mil­lions de ses citoyens. Les Etats-Unis n’avaient pas subi le moindre dégât sur leur ter­ri­toire et [ne] déplo­raient [que] 350 000 morts. Ils eurent beau jeu d’assassiner l’Union sovié­tique en lui impo­sant la course aux armements.

Dis­cu­tons sur d’autres aspects de la ques­tion, pour les­quels d’ailleurs le posi­tif et le néga­tif ne seront pas for­cé­ment là où on les attend mais gar­dons-nous d’en res­ter à des oppo­si­tions aus­si tran­chées et fina­le­ment aus­si éloi­gnées de la réa­li­té. Nous ne devrions pas être par­ti­cu­liè­re­ment fiers de comp­ter, en France, cinq à six mil­lions de sala­riés au chô­mage ou sans réel emploi, 100 à 200 mille SDF, des men­diants à tous les coins de rues, des mil­liers de tra­vailleurs pauvres ‑le comble de l’insupportable- et des res­tos du coeur qui ne désem­plissent pas. Belle per­for­mance. L’URSS et les pays socia­listes ne connais­saient rien de tout cela, ni Cuba qui fait pour­tant face à d’énormes dif­fi­cul­tés dues, pour l’essentiel, à son iso­le­ment éco­no­mique. L’immense majo­ri­té des Cubains, détrom­pez-vous, conscients de cet état de faits, ne courent aucun risque de suc­com­ber à “l’attrait du mode de vie euro­péen ou nord-amé­ri­cain”.

Quant à l’Europe dans laquelle vous sem­blez mettre vos espoirs, elle doit pro­ba­ble­ment vous déce­voir quelque peu ces temps-ci. “… l’Irlande, l’Espagne, le Por­tu­gal ou la Grèce…” ont connu, dites-vous, “… les effets mira­cu­leux de la construc­tion euro­péenne…”. Cette liste nous dit quelque chose. On sou­rit en lisant cela et les sala­riés de ces pays rient jaune. Est-ce un hasard s’ils sont les pre­miers à en pâtir ? Un seul espoir : celui de l’effondrement de cette Europe et, avec elle, du sys­tème lui-même ame­né à lais­ser la place à un modèle plus… per­for­mant ou moins… inopé­rant, comme on voudra.

Si, donc, on veut bien obser­ver le monde autre­ment qu’avec ‑et seule­ment avec- les clés de com­pré­hen­sion consen­suelles, on ne peut plus écrire, entre autre, que les E.U. vou­laient impo­ser la démo­cra­tie en Irak lorsqu’ils l’ont enva­hi. On ne peut pas avoir cru, et à aucun moment, qu’ils vou­laient empê­cher ce pays de se ser­vir d’armes de des­truc­tion mas­sive. Quel esprit sage pou­vait balan­cer entre cette ver­sion ‑vrai et non pas faux pré­texte- et celle qui dénon­çait la volon­té de “mettre la main sur les res­sources pétro­lières”, comme vous l’écrivez. J’ajouterais : et celle d’éviter à Israël l’ombre gênante d’un voi­sin en pleine expan­sion. L’une est la véri­té, l’autre un men­songe. Croire à la croi­sade pour la démo­cra­ti­sa­tion de ce pays (pour­quoi l’Irak plu­tôt que tant d’autres régimes où le peuple n’a pas son mot à dire ?), c’était croire, ce n’est pas vous qui me contre­di­rez, que les Croi­sés étaient mus, en réa­li­té, par autre chose que le pou­voir tem­po­rel. Vous allez jusqu’à “être prêt à admettre, bien qu’un tel cynisme [vous] semble mons­trueux, que cer­tains appren­tis sor­ciers à Washing­ton aient pu trou­ver des avan­tages à ce bain de sang”. Je pense plu­tôt que vous n’allez pas assez loin. Il ne s’agissait pas d’apprentis sor­ciers mais de poli­ti­ciens, affai­ristes, indus­triels et autres pro­fi­teurs qui se sont dévoi­lés dans l’entourage immé­diat du pou­voir et au sein même de celui-ci dès que l’occupation fut effec­tive. Sans par­ler des armées pri­vées qui, jusque-là avaient émar­gé et émargent aujourd’hui encore au bud­get éta­su­nien abon­dé par la masse des contri­buables. C’est ain­si que les guerres opèrent le trans­fert des reve­nus du tra­vail vers les comptes en banque des déten­teurs de capi­taux. Où peut-on trou­ver “quelques moti­va­tions res­pec­tables” ?

Si l’on ne regarde pas les choses froi­de­ment, ce qui ne veut pas dire de façon mani­chéenne, on est, ain­si que vous le dites, “débous­so­lé”. Les acteurs inter­na­tio­naux agissent avec une grande intel­li­gence et une com­pé­tence stra­té­gique qui ôtent toute ambi­guï­té. La morale et les bons sen­ti­ments n’ont pas leur place dans ce contexte.

On va même sou­vent jusqu’au machia­vé­lisme. L’Histoire regorge d’événements dra­ma­tiques du type incen­die du Reichs­tag ou obus serbe sur Sara­je­vo qui se révèlent être, effec­ti­ve­ment, de mons­trueuses machi­na­tions. Je ne croi­rai à la ver­sion offi­cielle du 11 sep­tembre, que vous évo­quez, le jour où l’on m’expliquera pour­quoi la troi­sième tour de New York, le WTC 7, s’est effon­drée de la même manière que les tours jumelles et pour­quoi elle n’intéresse géné­ra­le­ment pas les com­men­ta­teurs comme elle a été tout bon­ne­ment igno­rée de la Com­mis­sion d’enquête elle-même. Elle abri­tait pour­tant des bureaux de la CIA, ceux de Ser­vices secrets, le ’bun­ker’ du Maire ain­si que le SEC (Secu­ri­ties & Exchange Commis¬sion), “qui a per­du quelque 3 000 à 4 000 dos­siers concer­nant des fraudes impor­tantes à Wall Street” (Source : Site du Reopen911). On traite vrai­ment les peuples par le mépris le plus profond.

Image_7.pngLes ficelles géo­po­li­tiques sont vrai­ment très grosses et l’on s’obstine à ne pas vou­loir les voir. Ou à les impo­ser comme véri­tés intan­gibles à l’opinion publique qui, dis­po­sant de plus en plus de moyens pour les réfu­ter, s’émancipe quitte à subir les tra­di­tion­nelles accu­sa­tions de révi­sion­nisme. Par­tant de là, on est conduit à cher­cher les causes du dérè­gle­ment du monde là où elles ne sont pas. “Est-ce un hasard, écri­vez-vous, si c’est de là [des pays arabes] que sont issus les hommes qui com­mettent, en ce début de siècle, les actes de vio­lence les plus spec­ta­cu­laires ? ” On est lit­té­ra­le­ment inter­lo­qué ! Les E.U. et Israël ne sont-ils pas les pre­mières sources de vio­lence dans les pays arabes. Fau­teurs de guerres, cou­pables de crimes contre l’Humanité, semeurs de troubles en tout genre… et, en défi­ni­tive, sources de résis­tances for­cé­ment vio­lentes, bap­ti­sées : terrorisme.

J’espère que le dérè­gle­ment du monde ira jusqu’à son terme et que, sur ses cendres, naî­tra une socié­té dans laquelle l’Homme ces­se­ra d’être exploi­té par l’Homme. Je vous prie de croire en ma par­faite sin­cé­ri­té et en mes meilleurs sentiments.

Gas­ton PELLET — 15 décembre 2010 -

Source :
http://www.legrandsoir.info/Le-dereglement-du-monde-Amin-Maalouf.html