L’Explosion du journalisme

Par Igna­cio Ramonet

Note de lec­ture du livre de Igna­cio Ramonet

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Igna­cio Ramo­net. L’Explosion du jour­na­lisme. Des médias de masse à la masse des médias. Paris : Gali­lée, 2011

Dans ce livre pré­cis, très argu­men­té, bour­ré de réfé­rences, l’ancien direc­teur du Monde Diplo­ma­tique ana­lyse le chan­ge­ment en pro­fon­deur de ce qu’il appelle « l’écosystème média­tique » et la fin vrai­sem­bla­ble­ment iné­luc­table d’une grande par­tie de la presse écrite, les quo­ti­diens en particulier.

Ramo­net consacre de nom­breuses pages à la nature de l’information à l’ère du Web 2.0 Cir­cu­lant à la vitesse de la lumière, elle s’inscrit dans un pro­ces­sus dyna­mique, devient un tra­vail en cours jamais ache­vé. En revanche, dino­saures sûre­ment en voie d’extinction, les grands groupes mul­ti­mé­dias consti­tués dans les années 80 et 90 se sont avé­rés inef­fi­caces face à la pro­li­fé­ra­tion des nou­veaux modes de dif­fu­sion de l’information. Les grands quo­ti­diens perdent inexo­ra­ble­ment des lec­teurs “ papier ”, mais ne cessent d’en gagner sur la Toile (43 mil­lions d’internautes lisent le New York Times).

120 quo­ti­diens ont dis­pa­ru aux États-Unis (25000 emplois détruits entre 2008 et 2010). La dif­fu­sion de la presse écrite chute de 10% par an. Comme le Chris­tian Science Moni­tor, de nom­breux grands organes de presse ont sabor­dé leur édi­tion papier. Troi­sième groupe mul­ti­mé­dia au monde, News Cor­po­ra­tion (Rupert Mur­doch) a recon­nu des pertes annuelles supé­rieures à 2,5 mil­liards de dol­lars. Le Finan­cial Times, un des hérauts les plus pres­ti­gieux du capi­ta­lisme libé­ral dans le monde, paye ses rédac­teurs trois jours par semaine. Lorsque les sites web des grands jour­naux passent au tout-payant (le Times), la fré­quen­ta­tion s’effondre (22 mil­lions à 200000). Libé­ra­tion ou Media­part ont choi­si un paye­ment par­tiel. À noter que si la presse du Web est, pour le moment du moins, qua­si­ment gra­tuite, c’est qu’elle est sub­ven­tion­née par les lec­teurs de la presse écrite.

Aupa­ra­vant, les médias ven­daient de l’information. Main­te­nant, comme TF1 pour la firme Coca Cola, ils vendent des consom­ma­teurs à des annon­ceurs. Quand Slate (groupe du Wahing­ton Post) com­mente un livre ou un DVD, des liens relient le texte au site de vente en ligne Ama­zon. Pour chaque vente effec­tuée, Slate per­çoit 6% du prix. Pré­tendre que les comptes-ren­dus peuvent être faus­sés serait faire preuve d’archaïsme !

Il fut un temps où les grands jour­na­listes se don­naient pour mis­sion de rédi­ger des ana­lyses très argu­men­tées, ou encore de prou­ver que Nixon uti­li­sait des “ plom­biers ”. Aujourd’hui, ils pré­fèrent « fas­ci­ner le peuple » en fai­sant par­tie des people et en col­lant au plus près – jusque char­nel­le­ment– des hommes et femmes poli­tiques. Ce qui ne fait pas avan­cer la démo­cra­tie. En bout de chaîne, les usa­gers des médias, explique Ramo­net, deviennent des pro­duc­teurs-consom­ma­teurs et des spectateurs-acteurs.

La mis­sion infor­ma­tion­nelle est para­si­tée par la com­mu­ni­ca­tion. Lorsque je com­mu­nique, c’est pour moi ; lorsque j’informe, c’est pour toi. À par­tir de quand un jour­na­liste d’un grand groupe cesse-t-il d’informer afin de com­mu­ni­quer pour le groupe qui le rétri­bue ? En France comme ailleurs, une bonne par­tie de la presse est concen­trée entre les mains d’oligarques (Das­sault, Arnault, Weill, Roth­schild, Pou­gat­chev). Or, pré­cise l’auteur en don­nant l’exemple des États-Unis, « un cin­quième des membres des conseils d’administrations des mille prin­ci­pales entre­prises état­su­niennes siège éga­le­ment à la direc­tion des plus grands médias. La com­mu­ni­ca­tion est deve­nue une matière pre­mière stra­té­gique. Le chiffre d’affaires de son indus­trie s’élevait en 2010 à 3000 mil­liards d’euros (15% du PIB mondial) ».

Les médias ne sont plus un qua­trième pou­voir char­gé de contre­ba­lan­cer les trois autres et de pro­té­ger le citoyen en l’éclairant : « Les grands médias posent un réel pro­blème à la démo­cra­tie. Ils ne contri­buent plus à élar­gir le champ démo­cra­tique mais à le res­treindre, voire à se sub­sti­tuer à lui. Les groupes média­tiques sont deve­nus les chiens de garde du désordre éco­no­mique éta­bli. Ces groupes sont deve­nus les appa­reils idéo­lo­giques de la mon­dia­li­sa­tion. Ils ne se com­portent plus comme des médias mais comme des par­tis poli­tiques. Ils s’érigent en oppo­si­tion idéo­lo­gique. » Ils ont ain­si le beurre et l’argent du beurre, le pou­voir sans la res­pon­sa­bi­li­té (http://www.legrandsoir.info/Power‑w…). Les bidon­nages n’ont ces­sé d’augmenter. Le plus célèbre ayant été, ces der­nières années, celui des armes de des­truc­tion mas­sive en Irak. Les jour­na­listes embed­ded sont sciem­ment baladés.

Face à cet ame­nui­se­ment de la mis­sion jour­na­lis­tique (et l’on n’évoquera même pas le para­si­tage de l’information par l’infotainment), une par­tie du monde jour­na­lis­tique a réagi en trou­vant une nou­velle voie à trois : jour­na­listes pro­fes­sion­nels, experts, blo­gueurs par­ti­ci­pa­tifs (Rue89, Huf­fing­ton Post). Là est, peut-être, la véri­té de l’information col­lec­tive sur la Toile.

Igna­cio Ramo­net consacre tout natu­rel­le­ment un long déve­lop­pe­ment à Wiki­leaks. Assange, explique-t-il, a obser­vé la mort de la socié­té civile à l’échelle mon­diale, l’existence d’un gigan­tesque État sécu­ri­taire occulte par­ti des États-Unis, le désastre des médias inter­na­tio­naux qui, s’ils n’existaient pas, nous per­met­traient de mieux nous por­ter. La phi­lo­so­phie de Wiki­leaks est que, en démo­cra­tie, tout secret est fait pour être dévoi­lé. Wiki­leaks compte une ving­taine de per­ma­nents et 800 col­la­bo­ra­teurs béné­voles. Quoiqu’en aient la jus­tice bri­tan­nique, Pay­pal ou Mas­ter­card (qui ont ten­té de le rui­ner), Assange n’est pas seul et sa démarche est irré­ver­sible. Par la divul­ga­tion d’archives sur la cor­rup­tion en Tuni­sie, Wiki­leaks a joué un fac­teur déclen­chant, avant même le sui­cide du jeune diplô­mé mar­chand des quatre-sai­sons. Cela dit, l’information par le Web ne sau­rait pro­vo­quer la fin mira­cu­leuse de l’exploitation des humains : deux sur trois n’ont pas accès à la Toile.

Les sites com­mu­nau­taires ont connu un déve­lop­pe­ment expo­nen­tiel : 175 mil­lions d’abonnés à Twit­ter, 650 mil­lions à Face­book. Chaque mois, 970 mil­lions de visi­teurs uniques se connectent à Google, 400 mil­lions à Wiki­pe­dia. L’utilisation de sup­ports, tels l’iPod, iTunes, les tablettes (qui seront très bien­tôt souples et qu’on pour­ra glis­ser dans la poche de notre che­mi­sette) signe la fin des CD, des DVD et l’effondrement de l’industrie du disque. Le medium étant le mes­sage, des jour­naux créent des ver­sions – pour ne pas dire des “pro­duits” – “Smart­phone” ou “iPad”.

Cer­tains sont allés plus loin encore dans la cap­ta­tion des consom­ma­teurs. Avec The Upshot, Yahoo ! a créé un site d’infos dont les sujets trai­tés ne sont plus déter­mi­nés par des jour­na­listes mais par les sta­tis­tiques de recherches des inter­nautes (en France, Wikio a 3 mil­lions de visi­teurs men­suels). Cette « mas­si­fi­ca­tion pla­né­taire du tra­vail à la pige » fait qu’une info qui n’est pas sur la Toile n’existe pas ou n’a guère d’importance. Cela peut don­ner, explique Ramo­net, un « sen­ti­ment d’insécurité infor­ma­tion­nelle ». Ce qui explique peut-être que 27% des Fran­çais, seule­ment, font confiance aux médias. Moins qu’aux banques qui, pour­tant, ne leur font pas cadeaux.

Igna­cio Ramo­net ter­mine sur une note d’espoir : selon lui, dans un monde de plus en plus com­plexe, en quête de repères, la presse papier de qua­li­té, celle qui per­met le recul, des points de vue expri­més hon­nê­te­ment, des ana­lyses en pro­fon­deur, a un bel ave­nir devant elle. Accep­tons-en l’augure.

LGS