L’horizon sans les hommes

Mélu­sine

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Pan­thère Première

Et si la lutte contre les inéga­li­tés entre hommes et femmes pas­sait non pas par une redis­tri­bu­tion des res­sources, mais par une remise en ques­tion directe des fon­de­ments socio-cultu­rels de la mas­cu­li­ni­té et de la féminité ?

Je ne crois pas en l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans le dis­cours auto­ri­sé, la reven­di­ca­tion d’égalité tient aujourd’hui lieu d’abrégé consen­suel des luttes fémi­nistes, deve­nue à la fois l’objectif ins­ti­tu­tion­nel des poli­tiques publiques et le slo­gan résu­mant — et limi­tant — les exi­gences éman­ci­pa­trices des femmes. Elle a cela de confor­table qu’elle paraît seule­ment exi­ger la réa­li­sa­tion effec­tive d’un prin­cipe poli­tique et phi­lo­so­phique dont la légi­ti­mi­té est depuis long­temps recon­nue, ins­crite aux fron­tons des codes et des bâti­ments. Toute la radi­ca­li­té poten­tielle d’une telle exi­gence, jamais nulle part réa­li­sée, s’éteint pour­tant dans ce vocable figé. Que vou­draient donc les femmes ? L’égalité avec les hommes : rien de trop, rien de plus qu’avoir ce qu’ils ont, rien de plus que faire ce qu’ils font. Cette reven­di­ca­tion n’est pas seule­ment timide, elle n’a aucun sens : elle contient une impos­si­bi­li­té logique qui se révèle lorsqu’on se demande sérieu­se­ment ce que recouvre cha­cune des deux caté­go­ries qu’on pré­tend faire s’équivaloir, celle des hommes et celle des femmes. En effet, toute l’énergie per­for­ma­tive du monde ne per­met­trait pas d’inscrire un signe égal entre des valeurs intrin­sè­que­ment dis­sem­blables. L’égalité hommes-femmes est une contra­dic­tion, un oxy­more qui n’a aucun espoir de réa­li­sa­tion : parce qu’il ne peut exis­ter ce qu’on appelle aujourd’hui « des hommes », et qu’ils soient les égaux de celles qu’on appelle « des femmes ».

Valence différentielle

Cette impos­ture, les tra­vaux fémi­nistes se sont employés à la mettre au jour. C’est contre elle que s’est éla­bo­rée la notion de genre, dans son accep­tion fran­çaise telle que s’en construit aujourd’hui le consen­sus. Non pas les genres, comme « sexes sociaux » se dis­tin­guant des « sexes bio­lo­giques » et recou­vrant des iden­ti­tés res­sen­ties et vécues — bien que cette défi­ni­tion demeure cou­rante tant dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique que dans les textes mili­tants. Mais bien le genre1 comme un sys­tème social pro­dui­sant et — dans le même mou­ve­ment — hié­rar­chi­sant deux groupes dis­tin­gués par leur sexe : les hommes et les femmes.Le genre, donc, com­pris comme prin­cipe de clas­se­ment, qui sépare pour mieux ordonner.

Le genre com­pris comme prin­cipe de clas­se­ment, qui sépare pour mieux ordonner.

Ce que cette notion per­met de mettre en évi­dence, c’est que l’altérité ne pré­cède pas la dif­fé­rence de trai­te­ment, de valeur et de droit. Autre­ment dit, ce n’est pas parce que les autres sont différent·es qu’on les traite dif­fé­rem­ment : mais c’est parce qu’il faut bien jus­ti­fier l’existence d’un trai­te­ment dif­fé­rent qu’on crée des Autres, qu’on les dif­fé­ren­cie, les cari­ca­ture et les met à l’écart. Ain­si, alté­ri­té et inéga­li­té pro­cèdent-elles du même geste, la pre­mière venant jus­ti­fier la seconde et la per­pé­tuer, lui don­nant une rai­son, une néces­si­té et une évi­dence natu­relle. Comme l’idéologie raciste de la supré­ma­tie blanche vint auto­ri­ser l’asservissement et le mas­sacre d’individu·es déporté·es aux marges de l’humanité, les construc­tions socio-his­to­riques de la mas­cu­li­ni­té et de la fémi­ni­té per­mettent aujourd’hui de jus­ti­fier la per­sis­tance de rôles gen­rés dif­fé­ren­ciés. L’existence des caté­go­ries hommes et femmes est à la fois néces­saire et conco­mi­tante au rap­port de domi­na­tion qu’elles entre­tiennent. Car les dif­fé­rences qui les opposent ne sont jamais seule­ment des dis­tinc­tions, des incom­men­su­ra­bi­li­tés, mais tou­jours des hié­rar­chies : c’est une « valence dif­fé­ren­tielle des sexes 2  » qui fait pri­mer le mas­cu­lin et son monde — l’ensemble des repré­sen­ta­tions, pra­tiques, valeurs et prin­cipes qui sont asso­ciées aux hommes — sur le fémi­nin. Le mythe de la com­plé­men­ta­ri­té est tou­jours une vaste arnaque : à nous la dou­ceur, l’attention, l’empathie, apa­nages glo­rieux qui nous rendent éli­gibles aux enfants mor­veux et aux meubles bri­qués. À eux la force, l’indépendance et l’analyse, dis­po­si­tions fort sérieuses qui les condamnent à la déci­sion, au tra­vail d’importance et à toutes les choses graves du monde. Ils ont des per­mis­sions, nous des conso­la­tions. L’esprit, dès lors, achoppe, et peine à ima­gi­ner la réa­li­sa­tion d’une éga­li­té entre des termes néces­sai­re­ment inégaux, entre des hommes qui sont, par construc­tion, plus que ne sont les femmes.

Partager ou abolir, il faut choisir

Cet hori­zon trom­peur nous amène à croire que c’est par le par­tage qu’on pour­ra par­ve­nir à cette éga­li­té fan­tas­mée. Par­tage de leurs pri­vi­lèges et par­tage de nos far­deaux, grande redis­tri­bu­tion géné­rale entre hommes et femmes où, chacun·e fai­sant et rece­vant autant que l’autre, tou·tes pour­raient vivre enfin en bonne intel­li­gence. Cette idée paraît sen­sée lorsqu’on énu­mère les choses en quan­ti­té limi­tée qu’ils pos­sèdent en sur­nombre parce qu’à nos dépens : salaires et patri­moine 3 , oppor­tu­ni­tés d’emploi et postes à res­pon­sa­bi­li­tés 4, expo­si­tion média­tique et man­dats publics 5. mais éga­le­ment temps de loi­sir et liber­té d’esprit 6

S’il est pos­sible de vou­loir par­ta­ger avec eux ces avan­tages, il est moins évident d’imaginer par­ta­ger nos ser­vi­tudes. L’exemple du tra­vail domes­tique est éclai­rant. Chris­tine Del­phy, théo­ri­cienne de l’exploitation éco­no­mique des femmes, défi­nit le tra­vail domes­tique comme un tra­vail réa­li­sé pour autrui (et sur­tout, pour son conjoint) de manière gra­tuite : peut-on dès lors sou­hai­ter son par­tage ? Sou­hai­ter mieux par­ta­ger le joug pour amoin­drir son poids ? Del­phy pro­pose une solu­tion plus radi­cale : elle refuse de consi­dé­rer les tâches ména­gères comme le lot com­mun du couple qu’il s’agirait de par­ta­ger plus ou moins équi­ta­ble­ment entre les par­te­naires. Elle pro­pose au contraire de réta­blir l’autonomie de ces dernier·es afin que, chacun·e pre­nant en charge ses besoins, aucun·e ne tra­vaille plus pour l’autre. Dès lors, le par­tage dans le couple n’a de sens que pour l’entretien néces­saire des éven­tuels enfants et des per­sonnes dépen­dantes : il ne concerne jamais le couple coha­bi­tant sans per­sonne à charge. Du tra­vail domes­tique (pour, ou plu­tôt à la place d’autrui), elle dit : « ce n’est pas son par­tage que l’on doit viser, mais son abo­li­tion 7 », et de ces mots on pour­rait plus lar­ge­ment s’inspirer : non pas ten­ter de répar­tir les poids et les gains inhé­rents au sys­tème patriar­cal, mais s’attaquer à la balance.

Or, que l’on parle de genre, de classe ou de race, on envi­sage aujourd’hui prin­ci­pa­le­ment le rap­port de domi­na­tion comme une répar­ti­tion inégale de biens, de capi­taux, de sta­tuts, de dis­po­si­tions — des res­sources donc, que chacun·e pos­sé­de­rait à parts inégales et qu’il serait pos­sible de dis­tri­buer autre­ment. À ces res­sources, nous avons don­né un nom, deve­nu com­mun dans le lan­gage mili­tant, celui de « pri­vi­lèges ». Il per­met de dési­gner l’ensemble des béné­fices dont les membres du groupe domi­nant sont sus­cep­tibles de pro­fi­ter : gagner plus d’argent, ne pas se faire agres­ser, avoir confiance en soi, être considéré·e comme un·e individu·e, obte­nir du res­pect ou un emploi, jouir de droits fon­da­men­taux, etc. — autre­ment dit, « un paquet invi­sible d’avantages immé­ri­tés 8 », dont l’expérience est quo­ti­dienne et bien sou­vent incons­ciente. C’est un terme utile, en ce qu’il étend le champ du dicible, incluant des béné­fices de toute nature et tra­quant la domi­na­tion jusque dans les espaces les plus intimes. Il a, par ailleurs, une force évo­ca­toire cer­taine : les pri­vi­lèges sont tou­jours injustes, et c’est bien pour ça qu’on les abo­lit. Enfin, cette notion per­met une approche paral­lèle du fonc­tion­ne­ment des sys­tèmes de domi­na­tion : il y a des pri­vi­lèges mas­cu­lins, des pri­vi­lèges blancs, des pri­vi­lèges hété­ro­sexuels, etc., déte­nus par des groupes domi­nants, aux dépens de groupes dominés.

Être et avoir

Pour­tant, la notion de pri­vi­lèges porte les mêmes obs­tacles que celle d’égalité hommes-femmes :  toutes deux reposent sur l’idée qu’il y aurait des res­sources (maté­rielles, sym­bo­liques, affec­tives, etc.) qui pour­raient être mieux répar­ties. Autre­ment dit, qu’il pour­rait exis­ter, hors du rap­port de domi­na­tion dans lequel ils sont pris, un groupe « hommes » et un groupe « femmes » (des « blanc·hes » et des « racisé·es », des « bourgeois·es » et des « pro­lé­taires », etc.), qui auraient pu — et pour­raient donc — vivre en égaux, mais qu’un pro­ces­sus socio-his­to­rique contin­gent et mal­heu­reux aurait ren­dus inégaux. Par­ler de pri­vi­lèges implique de pen­ser le sujet — domi­nant ou domi­né — comme pré­cé­dant l’exercice de la domi­na­tion, de sup­po­ser l’existence d’un être mas­cu­lin pré­exis­tant à la mino­ra­tion des femmes 9 : qu’il y ait donc eu des hommes et, indé­pen­dam­ment, qu’ils aient eu des pri­vi­lèges. Peut-être la natu­ra­li­sa­tion des dif­fé­rences entre les sexes est-elle si résis­tante qu’elle empêche de sai­sir immé­dia­te­ment la dif­fi­cul­té. Elle appa­raît plus claire, trans­po­sée au sys­tème raciste :  l’idée que les pri­vi­lèges seraient sim­ple­ment déte­nus, et non incar­nés, laisse entendre que le groupe blanc et les groupes raci­sés auraient une exis­tence auto­nome, qu’ils ne seraient pas seule­ment le pro­duit de pro­ces­sus d’altérisation et de raci­sa­tion, mais leur pré­exis­te­raient et pour­raient conti­nuer à exis­ter indé­pen­dam­ment d’eux, indé­pen­dam­ment du racisme. Que le sujet domi­né ne serait fina­le­ment pas le pro­duit d’un pro­ces­sus de domi­na­tion (de classe, de race, de genre), mais qu’il aurait une essence par­ti­cu­lière, en dehors de l’histoire de sa mino­ra­tion et de son exploitation.

Par­ler des choses qu’on a, et non des choses qu’on est, empêche donc de remettre en ques­tion l’existence même des caté­go­ries. Pour­tant, com­ment pour­rait-on ima­gi­ner l’existence d’hommes sans pri­vi­lèges ? Com­ment pour­rait-il y avoir des hommes sans que n’existent la viri­li­té, la pater­ni­té, la valo­ri­sa­tion de la puis­sance et de la force, la vio­lence phy­sique, l’hétérosexualité et le foyer ? Qu’est-ce qui ferait la spé­ci­fi­ci­té des hommes s’ils n’étaient pas cen­sés être plus forts, plus grands, plus intel­li­gents, plus indé­pen­dants, plus inven­tifs, plus égoïstes, moins tendres, moins coquets, moins bons cui­si­niers, plus employables, plus res­pon­sables, mieux payés, plus aptes au com­man­de­ment et au com­bat que les femmes ? En réa­li­té, il ne reste rien de la mas­cu­li­ni­té, une fois éva­cué ce qu’elle nous enlève et nous prend, ce dont elle nous exclut et à quoi elle nous force. Par mas­cu­li­ni­té, j’entends non pas la « nature mas­cu­line » — ce que seraient les hommes par nature et de tout temps —, non pas la « viri­li­té » — l’expression domi­na­trice et vio­lente de ce que devrait être un homme —, mais bien l’ensemble des prin­cipes, valeurs, pra­tiques, repré­sen­ta­tions, manières d’être, de pen­ser, de bou­ger et de faire, asso­ciées aux hom­mes. Cette mas­cu­li­ni­té a évi­dem­ment des expres­sions plu­rielles, elle est tou­jours médiée par les autres dimen­sions de la posi­tion sociale des indi­vi­dus. Toutes les manières d’être homme ne se valent pas, mais même celles qui font l’objet d’une sanc­tion sociale par­ti­cipent à l’asymétrie du sys­tème patriar­cal en ce qu’elles tracent la ligne de ce qui devrait être à eux et ne pour­rait vrai­ment être à nous. Ceux qui ne sont pas de « vrais hommes » jouent en quelque sorte le rôle de fron­tière vivante de leur classe : parce qu’ils sont punis d’adopter des pra­tiques jugées inadap­tées à leur sexe, ils ne sont pas hors des grilles du genre mais par­ti­cipent, à corps défen­dant, à sa structuration.

En finir avec la mas­cu­li­ni­té, ce n’est pas refu­ser aux femmes de s’approprier des traits jugés mas­cu­lins, mais au contraire brû­ler les éti­quettes. C’est pour­quoi on ne pour­rait se conten­ter d’une simple réforme : les hommes peuvent bien déve­lop­per leur sen­si­bi­li­té, mais tant que cette dis­po­si­tion sera « fémi­nine », elle n’aura pas de valeur. Elle sera à la fois le signe et la jus­ti­fi­ca­tion d’une mino­ra­tion des femmes qui en font preuve et sont bien comme on dit qu’elles sont, des femmes qui n’en font pas preuve et à qui il manque quelque chose, des hommes qui en font preuve et qui, se fémi­ni­sant, avi­lissent un peu leur classe. Si les com­por­te­ments de genre alter­na­tifs ou sub­ver­sifs sont une pra­tique poli­tique éman­ci­pa­trice et l’une des voies vers la des­truc­tion des groupes de sexe, c’est bien celle-ci qui doit ser­vir d’horizon : la fin du sys­tème cohé­rent du genre qui, en clas­sant des attri­buts, classe les individus.

En réaf­fir­mant une approche fon­da­men­ta­le­ment construc­ti­viste du genre 10 on s’oblige donc à rééva­luer à la hausse les objec­tifs de la lutte fémi­niste. Comme il n’est plus ques­tion de res­sources — qu’il serait pos­sible de dis­tri­buer équi­ta­ble­ment entre des groupes —, mais bien de l’existence de groupes dont la spé­ci­fi­ci­té même repose sur leur accès inégal aux res­sources, c’est aux caté­go­ries qu’il faut s’en prendre et au prin­cipe qui les pro­duit. De la même manière qu’on ne pour­rait son­ger à for­mer le pro­jet poli­tique d’une « éga­li­té bourgeois·es-prolétaires », de même, raci­sée, je ne peux pas sou­hai­ter être l’égale des blanc·hes : je veux que soit détruit le prin­cipe de dis­tinc­tion qui nous sépare et me minore. Je veux que les caté­go­ries raciales perdent tout sens et toute réa­li­té, qu’elles ne disent plus rien des individu·es qu’elles pré­tendent conte­nir, défi­nir et enfer­mer : ni de ce qu’elles sont ou de ce qu’ils devraient être, ni de leurs condi­tions maté­rielles d’existence, ni de leurs expé­riences sociales et intimes. Fémi­niste, que pour­rais-je donc sou­hai­ter d’autre qu’un hori­zon sans hommes ? Car tant qu’il y aura des hommes, il y aura des femmes : des mortes, des exploi­tées, des humiliées.

 

L’impossible déconstruction personnelle

L’autre écueil de la notion de pri­vi­lège réside dans les pra­tiques mili­tantes qu’elle encou­rage. Prendre conscience que l’on appar­tient à un groupe domi­nant, c’est-à-dire que l’on aurait des pri­vi­lèges, est aujourd’hui sou­vent consi­dé­ré comme un jalon néces­saire à la démarche mili­tante, en par­ti­cu­lier fémi­niste et anti­ra­ciste. Le propre de ces pri­vi­lèges étant qu’ils sont pour la plu­part incons­cients — avan­tages igno­rés dont jouissent les gens nor­maux et qu’ils et elles n’imaginent même pas usur­per à d’autres —, les mettre en lumière per­met en effet de déna­tu­ra­li­ser la posi­tion de neu­tra­li­té propre au groupe domi­nant, en com­pre­nant que, pour que certain·es soient discriminé·es, il en faut d’autres qui en tirent avantage.

Mais après ce pre­mier pas, on est sou­vent ten­té d’en faire un second : afflic­tion face à une posi­tion immé­ri­tée, volon­té de rendre des pri­vi­lèges indus et convic­tion qu’il est pos­sible, à force d’efforts, de décons­truire son appar­te­nance au groupe domi­nant 11

Or, nous l’avons vu, la domi­na­tion n’est pas affaire de pri­vi­lèges dont on pour­rait se sépa­rer, mais d’une posi­tion de pou­voir qu’on incarne dans son être et jusque dans sa chair. On ne peut ces­ser d’en être, même avec toute la bonne volon­té du monde. Domi­nant, on est aus­si coin­cé que le sont les domi­nées : comme on ne peut s’enfuir d’être une femme — c’est-à-dire d’être assi­gnée à un rôle et réduite à des condi­tions d’existence maté­rielles spé­ci­fiques, des­quelles on ne peut que se débattre 12—, on n’abandonne pas ses pri­vi­lèges d’homme en pré­ten­dant demeu­rer homme. Ces der­niers relèvent en effet bien peu de la volon­té indi­vi­duelle, en ce qu’ils déter­minent notre posi­tion sociale, l’ensemble des inter­ac­tions quo­ti­diennes, des tra­jec­toires et des capi­taux aux­quels on peut pré­tendre et des dis­po­si­tions qui sont les nôtres. Et il n’existe aucune île sanc­tuaire dans l’océan patriar­cal, ni celle du couple, ni celle du for inté­rieur, jamais imper­méable au monde social et façon­née jusque dans ses replis les plus intimes par l’assignation du genre. Indi­gna­tion, honte et dégoût ne pour­raient rien y faire : la pour­suite d’une rédemp­tion morale per­son­nelle est vouée à l’échec. J’oserais même dire qu’elle témoigne d’une pré­oc­cu­pa­tion nom­bri­liste — un nou­veau pri­vi­lège, peut-être, à ins­crire à la liste.

Pour une théorie du genre et de son abolition

Hommes et femmes — et quand je dis « hommes », quand je dis « femmes », je parle de tout ce que char­rient ces mots, des robes à rubans jusqu’au chef de famille, de l’instinct mater­nel à l’odeur du musc — ne sont pas des caté­go­ries innées et néces­saires. Mais elles n’ont rien, non plus, de caté­go­ries fic­tives, qu’une simple volon­té per­son­nelle suf­fi­rait à dis­si­per. Mas­cu­li­ni­té et fémi­ni­té ne sont que des construc­tions, mais leur réa­li­té sociale est puis­sante et tenace : « Cela n’existe pas. Cela pour­tant pro­duit des morts 13 ». Dépas­ser l’objectif insen­sé d’une pos­sible éga­li­té entre hommes et femmes, c’est donc prendre au sérieux la réa­li­té maté­rielle du genre, défi­ni­ti­ve­ment et vio­lem­ment binaire, c’est prendre toute la mesure de l’emprise qu’il exerce sur les individu·es qu’il dis­tingue et hié­rar­chise. C’est com­prendre qu’il n’est pas un prin­cipe dis­tri­bu­teur de res­sources et de pri­vi­lèges, mais un prin­cipe pro­duc­teur de dis­tinc­tion d’êtres. Et c’est pour cela que le fémi­nisme ne peut se réduire ni à une poli­tique publique d’égalité, ni à une démarche per­son­nelle de décons­truc­tion, puisqu’il s’agit bien de col­lec­ti­ve­ment trans­for­mer les modes d’existence.

On voit mal dès lors com­ment conce­voir la fin du patriar­cat sans la dis­pa­ri­tion des hommes — et donc celle des femmes. L’ambition paraît folle, elle consiste en la des­truc­tion sys­té­ma­tique de l’ensemble des dis­tinc­tions sociales qui font le genre. Celles des inéga­li­tés maté­rielles de droit et de res­sources, qui font les femmes mineures et dépen­dantes. Celles des rôles assi­gnés et obli­gés ; des dis­po­si­tions de corps, qui enferment les femmes et les font petites ; et d’esprit, qui les font pra­tiques et conci­liantes. Celles du rap­port au pou­voir, à la vio­lence, à l’autre et à son inté­gri­té, qui fait les mortes, les bat­tues et les vio­lées, les tueurs, les cogneurs et les vio­leurs. Celles des images, des mots, des évi­dences, de toutes les choses qui font les hommes hommes et les femmes autres. Le fémi­nisme ne pour­rait se conten­ter de slo­gans consen­suels ; ce n’est pas dans le consen­sus qu’on met à bas des civi­li­sa­tions. Car c’est bien après l’éducation, les arts, le mar­ché, le lan­gage, les ins­ti­tu­tions poli­tiques et sociales, la famille, le droit, l’amour et la vie quo­ti­dienne que nous en avons.

Un article de Mélu­sine / Pan­thère Première

  1. Dans leur manuel Intro­duc­tion aux Gen­der Stu­dies (2008), Laure Bere­ni, Sébas­tien Chau­vin, Alexandre Jau­nait et Anne Révil­lard défi­nissent le genre comme « un sys­tème de bica­té­go­ri­sa­tion hié­rar­chi­sée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et repré­sen­ta­tions qui leur sont asso­ciées ». Pour une défi­ni­tion com­plète, voir l’entretien de Laure Bere­ni, « Genre : état des lieux »
  2. Fran­çoise Héri­tier, Masculin/féminin. La pen­sée de la dif­fé­rence, Odile Jacob, 1996. 
  3. Les hommes gagnent en moyenne 35 % de plus que les femmes (Obser­va­toire des inéga­li­tés, don­nées Insee, 2014) et détiennent un patri­moine supé­rieur de 18 % (Enquête Éco­no­mie et Sta­tis­tiques, Insee, 2014)
  4. Il y a 163 % plus de femmes en temps par­tiel (Obser­va­toire des inéga­li­tés, don­nées Insee, 2015) tan­dis que 86 % des postes de direc­tion sont occu­pés par des hommes (Étude CSA-KPMG, 2015).
  5. À la radio et à la télé­vi­sion, plus de 70 % des invité·es poli­tiques et des expert·es sont des hommes (Rap­port du CSA, « La repré­sen­ta­tion des femmes à la télé­vi­sion et à la radio », 2017) comme par ailleurs 84 % des maires (Rap­port « Les col­lec­ti­vi­tés locales en chiffres 2016 », Direc­tion géné­rale des Col­lec­ti­vi­tés locales)
  6. Les hommes pro­fitent en moyenne de quatre heures de temps libre par semaine de plus que les femmes (Enquête Emploi du temps, Insee, 2010).
  7. Chris­tine Del­phy, « Par où atta­quer le “par­tage inégal” du “tra­vail ména­ger” ? », Nou­velles Ques­tions Fémi­nistes, vol. 22,  2003, p. 47 – 71 
  8. Peg­gy Mcin­tosh, « White Pri­vi­lege and Male Pri­vi­lege :A Per­so­nal Account of Coming to See Cor­res­pon­dences Through Work in Women’s Stu­dies », Wel­les­ley Cen­ter for Research on Women, 1988 (lire en ligne, en français). 
  9. Maxime Cer­vulle, « La conscience domi­nante. Rap­ports sociaux de race et sub­jec­ti­va­tion », Cahiers du Genre, vol. 53, 2012, p. 37 – 54. 
  10. C’est-à-dire pre­nant le contre-pied d’une concep­tion natu­ra­liste et bio­lo­gique des dif­fé­rences hommes-femmes et repo­sant sur l’idée que la réa­li­té sociale est le pro­duit de construc­tions humaines col­lec­tives et his­to­riques (de repré­sen­ta­tions, de normes, de tra­di­tions, d’institutions) plu­tôt que le reflet d’une nature invariante. 
  11. On pense, par exemple, aux textes anti­ra­cistes pro­po­sant des pistes pour deve­nir « traître à sa race » en refu­sant la blan­chi­té et ses avan­tages (Noel Igna­tiev, « How to be a race trai­tor : Six way to fight being white », 1997, in Richard Del­ga­do et Jean Ste­fan­cic (eds.), Cri­ti­cal whites stu­dies : Loo­king behind the mir­ror, Temple Uni­ver­si­ty Press ; Pierre Teva­nian, La Méca­nique raciste, édi­tions Dilec­ta, 2008), ou à la pro­duc­tion mili­tante en ligne sur la manière pour un homme de deve­nir « un bon allié » de la lutte féministe. 
  12. Dans La Pen­sée straight (1992), Monique Wit­tig écrit que les les­biennes ne sont pas des femmes, car « ce qui fait une femme, c’est une rela­tion sociale par­ti­cu­lière à un homme […] qui implique des obli­ga­tions per­so-nnelles et phy­siques aus­si bien que des obli­ga­tions éco­no­miques », rela­tion à laquelle les les­biennes échappent ou qu’elles refusent. On pour­ra y oppo­ser que les les­biennes ont des pères, des frères et des fils et que, dans notre socié­té, elles font l’objet d’une sanc­tion sociale qui les punit jus­te­ment de ne pas être telles que les femmes devraient être.
  13. « Non la race n’existe pas.Si la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néan­moins la plus tan­gible, réelle, bru­tale, des réa­li­tés. » Extrait de «“Je sais bien mais quand même” ou les ava­tars de la notion de race », article publié par l’anthropologue Colette Guillau­min dans Le Genre humain en 1981 (lire en ligne).