Libye : je me refuse à hurler avec les loups

Par Ginette HESS SKANDRANI

Libye : je me refuse à hur­ler avec les loups

Par Ginette HESS SKANDRANI

Je me refuse à hur­ler bête­ment avec les loups. L’Occident s’est trou­vé un nou­veau diable et accuse Kadha­fi de tous les maux de la pla­nète. Il est le pire des dic­ta­teurs, un nou­veau Hit­ler, un bou­cher, un san­gui­naire. On aura tout enten­du. Il est sûr que ce n’est pas un démo­crate, mais il est cer­tai­ne­ment moins pire que les Busch père et fils qui sont res­pon­sables de cen­taine de mil­liers de morts ira­kiens, ou les Neta­nayou, Sha­ron ou autres cri­mi­nels israé­liens qui ont mas­sa­cré des mil­liers de Palestiniens.

Je connais bien la Libye, y ayant séjour­né assez sou­vent. J’ai aimé ce pays, si dif­fé­rent des autres pays du Magh­reb plus ou moins occi­den­ta­li­sés. Aller en Libye, c’était se dépol­luer l’esprit, on avait l’impression d’arriver sur une autre pla­nète. Pas de Mac do, pas de coca cola, pas d’hypermarchés, peu de banques, pas de pub à part des slo­gans anti-impé­ria­listes et quelques affiches du Guide. Mais si peu à côté de la Tuni­sie où la pho­to de Ben Ali trô­nait partout.

J’ai par­ti­ci­pé à plu­sieurs confé­rences : sur l’écologie, la paix et le désar­me­ment, sur la Médi­ter­ra­née, la démo­cra­tie directe, le colo­nia­lisme, le sta­tut de la femme, le sio­nisme, etc. J’ai éga­le­ment été invi­tée à des remises du prix Kadha­fi à des peuples oppri­més : les Kanaks, les Amé­rin­diens, les enfants bos­niaques etc.

J’ai assis­té à des congrès de base dans des quar­tiers de Tri­po­li ou sous la tente dans le désert. J’ai visi­té beau­coup d’endroits riches d’histoire et de ves­tiges du pas­sé. Sebra­tha et ses fouilles, romaines, phé­ni­ciennes, le magni­fique site de Lep­tis Magna.

J’ai rare­ment ren­con­tré des tou­ristes. La Libye est un pays qui hante depuis de nom­breuses années la conscience des popu­la­tions occi­den­tales et le nom de Kadha­fi a tou­jours sus­ci­té au-delà de l’admiration que lui por­taient tous les révo­lu­tion­naires de la pla­nète, des réac­tions hos­tiles de tous les autres.

Très peu de socié­tés et de diri­geants poli­tiques ont autant occu­pé la scène média­tique et dans le même temps, sont aus­si mal connus.

Mis à part le nom de Kadha­fi, la plu­part des gens ignorent tout de l’histoire de ce pays, de sa popu­la­tion, de ses struc­tures socio-éco­no­miques, de la place de l’Islam dans sa socié­té et des enjeux poli­tiques réels de ce pays qui jouit au Magh­reb d’une impor­tante posi­tion géos­tra­té­gique, d’une ouver­ture sur toute l’Afrique et qui est au car­re­four des rela­tions ara­bo-afri­caines. Les inter­ven­tions média­tiques, les dénon­cia­tions, les ana­lyses des uns et des autres le montrent bien.

J’ai aidé à orga­ni­ser des ren­contres de la jeu­nesse, des femmes des cinq conti­nents. J’y ai croi­sé des tas de per­son­na­li­tés : Nel­son Men­de­la, Ben Bel­lah, Laurent Dési­ré Kabi­la (avant son acces­sion au pou­voir), Cha­vez (pas encore pré­sident), Muse­ve­ni etc. que je n’aurais cer­tai­ne­ment pu ren­con­trer nulle part ailleurs.

J’y ai sur­tout été quand la Libye était sous embar­go à par­tir de 1990 et c’était toute une aven­ture pour y arri­ver. Il fal­lait prendre un avion pour la Tuni­sie. Arri­ver à Djer­ba et conti­nuer en voi­ture en pas­sant par Ben Gar­dane, pas­ser la fron­tière et remon­ter par le désert jusqu’à Tri­po­li. Mais comme Ben Ali m’avait inter­dit le pas­sage par la Tuni­sie, vu que j’avais dénon­cé les tor­tures, il m’a fal­lu pas­ser par Malte et faire la tra­ver­sée de nuit, sur des bateaux mal entre­te­nus jusqu’à la côte libyenne. Il fal­lait vrai­ment aimer ce pays et ce peuple pour accep­ter toutes ces contraintes.

L’embargo était éga­le­ment ter­rible pour toute la jeu­nesse libyenne qui voyait à tra­vers les para­boles toutes les jeu­nesses du monde s’amuser, voya­ger, alors qu’ils étaient pri­son­niers sur leur terre à cause de l’embargo. Ils en vou­laient ter­ri­ble­ment à l’Occident qui les péna­li­sait, alors qu’ils n’étaient pour rien dans les atten­tats qui étaient repro­chés à cer­tains de leurs dirigeants.

Quand Mouam­mar Kadha­fi a com­men­cé à faire des com­pro­mis avec les USA pour se libé­rer de cet embar­go qui plom­bait son peuple, j’ai com­pris son atti­tude, mais je n’ai pas approu­vé le fait qu’il se soit age­nouillé devant les impé­ria­listes, alors qu’il pas­sait son temps à dénon­cer le sio­nisme, le colo­nia­lisme et éga­le­ment l’esclavage. Il a aidé tant de mou­ve­ments révo­lu­tion­naires à se libé­rer : les Kanaks, les Basques, les Irlan­dais, les Amé­rin­diens et éga­le­ment beau­coup d’Africains. Il a sou­te­nu Nel­son Man­de­la et l’ANC pen­dant toute la durée de l’apartheid.

Il avait com­pris que les jeunes étaient prêts à se révol­ter, et cer­tains l’ont fait, il savait qu’il fal­lait qu’il lève cet embar­go qui nui­sait au déve­lop­pe­ment de l’économie et à l’importation des tech­no­lo­gies nou­velles, comme en confi­nant les Libyens sur leur terre.

J’ai beau­coup aimé le labo­ra­toire d’essai de l’implantation de la démo­cra­tie directe dans toutes les régions. C’était quelque chose d’innovant qui aurait pu mar­cher. Tous les habi­tants d’un quar­tier, d’une loca­li­té, d’une région par­ti­ci­paient aux réunions qui devaient déci­der d’un pro­jet. J’ai assis­té à quelques débats qui étaient sou­vent très hou­leux et très longs. Ils pou­vaient durer deux jours, jusqu’à ce qu’une déci­sion trouve son appro­ba­tion. Les secré­taires de séance trans­met­taient le texte aux congrès secon­daires qui les fai­saient remon­ter au congrès général.

Ce que j’ai moins aimé c’est le contrôle qu’exerçaient les comi­tés révo­lu­tion­naires qui étaient des super flics, qui dépen­daient direc­te­ment de Kadha­fi et n’avaient de compte à rendre à per­sonne d’autre.

J’ai arrê­té d’y aller lorsque l’embargo a été levé et que le congrès géné­ral s’est pré­ci­pi­té dans les bras des USA. Dom­mage pour nous, nous avions per­du un inter­lo­cu­teur et un grand sou­tien des peuples opprimés.

Kadha­fi a tou­jours sou­te­nu les Pales­ti­niens. Il était un des ini­tia­teurs de l’association « Un seul Etat démo­cra­tique en Israël Pales­tine ». Il a d’ailleurs aidé à finan­cer la confé­rence de Lausanne.

Il a éga­le­ment aidé à la construc­tion de l’Unité Afri­caine et il était en train de pré­pa­rer les Etats Unis d’Afrique afin que les res­sources afri­caines res­tent en Afrique.

Je garde une pro­fonde admi­ra­tion pour le peuple libyen.

Je pense sin­cè­re­ment que Kadha­fi a fait son temps et qu’il doit lais­ser la place à d’autres membres du congrès géné­ral qui gère le pays. Vu ce qui s’est pas­sé der­niè­re­ment, il fau­drait orga­ni­ser une réunion du congrès géné­ral qui doit s’ouvrir éga­le­ment aux insur­gés ain­si qu’à tous les opposants.

Mais ce n’est pas à l’Otan, ni aux USA, ni aux Euro­péens ni à la Ligue Arabe à déci­der qui doit ou ne doit pas gou­ver­ner la Libye.

Que Sar­ko­zy qui a reçu en grande pompe Mouam­mar Kadha­fi parce qu’il vou­lait lui four­guer des­Ra­fales et une cen­trale nucléaire, mais sur­tout pour l’entraîner dans l’Union Pour La Médi­ter­ra­née afin d’y faire accep­ter Israël dont les pays arabes ne vou­laient pas, se per­mette tout à coup de prô­ner une inter­ven­tion mili­taire, me semble aber­rant et sur­tout stu­pide à brève échéance.

Tous ceux qui appellent à cette cou­ver­ture aérienne qu’ils ont sur­nom­mée faus­se­ment huma­ni­taire, ou demandent l’aide des Amé­ri­cains pour délo­ger le guide, devraient se sou­ve­nir de ce qu’a don­né l’aide amé­ri­caine à l’Irak. Le peuple ira­kien a régres­sé de dix ans et est encore tou­jours en train de payer l’invasion de son pays alors que d’autres lui pompent son pétrole. N’oublions pas que la Libye attire éga­le­ment tous les rapaces de l’or noir.

Nous n’avons pas à nous ingé­rer dans la poli­tique Libyenne, et il est pro­bable qu’une inter­ven­tion armée ne ramè­ne­rait nul­le­ment le calme. En effet, la par­ti­cu­la­ri­té de ce pays est son fonc­tion­ne­ment tri­bal. Trois régions se dis­putent le contrôle du pays : la Tri­po­li­taine, avec 2 mil­lions d’habitants sur plus de 6 mil­lions ; la Cyré­naïque, actuel­le­ment insur­gée, forte de 2 mil­lions d’habitants aus­si ; elle a des ten­dances isla­mistes et séces­sion­nistes. Enfin le sud, dépeu­plé, déser­tique, la pro­vince de Fez­zan, qui prête actuel­le­ment main forte à la Cyrénaïque.

Si l’on s’en tient à l’intérêt immé­diat de l’Occident, le main­tien du régime de Kadha­fi est de loin une garan­tie de sta­bi­li­té des prix du pétrole et du contrôle de l’émigration. Toute inter­ven­tion favo­ri­se­rait au contraire la bal­ka­ni­sa­tion de tout le pays, l’instabilité et la radi­ca­li­sa­tion. Au départ, les USA espé­raient prendre rapi­de­ment le contrôle de tout le pays, à la faveur d’un ren­ver­se­ment du pou­voir à l’égyptienne. Il semble bien que dans le cadre de ce plan ils aient com­men­cé par armer les oppo­sants, tan­dis que les mer­ce­naires de Bla­ck­wa­ter s’infiltraient dans la place pour orga­ni­ser des mas­sacres que les media pour­raient pré­sen­ter comme des ini­tia­tives san­gui­naires de Khadafi.

Mais c’est d’ores et déjà une opé­ra­tion ratée, où les USA ont mon­tré le degré de dés­in­for­ma­tion qui est celui de la classe diri­geante. Et le risque pour eux est réel que se consti­tue un front de la jeu­nesse contre Israël et les USA. Est-ce que les USA pour­ront reprendre le contrôle de la Lybie pour en faire une base de recon­quête tant des pays arabes que de l’Afrique noire ? Pour l’instant, l’’insurrection est en phase de repli, et se plaint amè­re­ment de ne pas avoir reçu les sou­tiens pro­mis à temps pour résis­ter. Mouam­mar Kadha­fi n’a pas plié et conti­nue à résis­ter, mal­gré toutes les pres­sions et les menaces.

Actuel­le­ment, seul le machia­vé­lisme israé­lien a inté­rêt à une franche inter­ven­tion US par le biais de l’OTAN, dans l’idée que toute situa­tion chao­tique lui convient mieux qu’un régime ins­truit par l’expérience, et qui pour­rait relan­cer la consti­tu­tion d’un grand front régio­nal uni contre Israël.

Il faut sou­li­gner l’habileté actuelle du guide de la Jam­rhiya, qui insiste sur les trai­tés conclus avec cha­cun des pays de l’Otan et avec Israël, en bran­dis­sant le chan­tage à l’invasion migra­toire, à l’islamisation, et à la hausse des prix du pétrole. Il mul­ti­plie les inter­ven­tions télé­vi­sées afin de rap­pe­ler à l’Occident la diver­si­té des menaces qu’il peut faire peser sur leurs inté­rêts, et il est bon de rap­pe­ler aus­si qu’il a tout d’abord pris le pou­voir sous la ban­nière des idéaux de Nas­ser, et avait dans une pre­mière étape natio­na­li­sé le pétrole (la Lybie est le pays qui tire le plus de béné­fices per capi­ta de ses res­sources pétrolières).

Espé­rons que, s’il par­vient à reprendre la situa­tion en main, il sache favo­ri­ser l’émergence d’un suc­ces­seur capable de recon­qué­rir l’opinion de la jeu­nesse avec de réelles ouver­tures démo­cra­tiques, en rom­pant cer­taines alliances funestes, et en renouant avec l’anti-impérialisme, pan arabe et panafricain.

Il est ahu­ris­sant de consta­ter que nos ana­lystes sont inca­pables de sur­mon­ter une lec­ture néo-colo­niale du style rhé­to­rique de Kada­fi, si typi­que­ment afri­cain, qui leur paraît sim­ple­ment “gro­tesque”. Leur aveu­gle­ment leur fait sup­po­ser que der­rière cette façade qui leur déplaît il n’y a que du vide : gros­sière méprise, que ne sau­raient com­mettre par exemple les Lati­no-amé­ri­cains, dont on fait aus­si, depuis l’arrogante Europe, des gorges chaudes…

Ginette Hess Skandrani

Paris, 10 mars 2011

Source : http://www.palestine-solidarite.org/analyses.Ginette_Hess-Skandrani.100311.htm