Lisez, vous êtes surveillés

Par Jean Marc Manach

Un sys­tème inté­gré per­met de retrou­ver la per­sonne qui dépose de tels fichiers sur Internet.

Un édi­teur m’en­voie la ver­sion numé­rique du livre qu’il vient d’é­di­ter, et tient à préciser :

Le livre est en for­mat Epub, lisible par l’en­semble des rea­ders. Une ver­sion enri­chie est dis­po­nible pour les iPad. Je vous envoie ces deux fichiers, que vous trou­ve­rez en pièces jointes de ce mail. Ces fichiers sont tatoués. Grâce à cette mesure de pro­tec­tion plus « souple », vous pou­vez les trans­mettre sur une autre adresse mail, mais vous ne pou­vez pas les trans­mettre via inter­net : un sys­tème inté­gré per­met de retrou­ver la per­sonne qui dépose de tels fichiers sur Internet.

Voi­ci ce que je lui ai donc répondu :

Il est impos­sible de trans­mettre un fichier à un autre adresse mail sans la trans­mettre “via inter­net”… L’In­ter­net, c’est l’en­semble des réseaux inter­con­nec­tés, et donc des façons d’y accé­der ; ce que vous sem­blez cher­cher à faire, c’est inter­dire à des uti­li­sa­teurs de le “par­ta­ger”, soit sur un site web, soit sur un sys­tème de par­tage P2P, soit sur un FTP… bref, vous vou­lez que seul le des­ti­na­taire atti­tré puisse pou­voir le lire.

Je com­prends bien votre pré­oc­cu­pa­tion : vous vou­lez que les lec­teurs achètent ce livre, et cher­chez donc à empê­cher sa pro­pa­ga­tion non rému­né­rée sur d’autres vec­teurs de com­mu­ni­ca­tion ; sachez cela dit que cette quête est vaine : les édi­teurs de logi­ciels n’ont jamais ô grand jamais réus­si à empê­cher les uti­li­sa­teurs de “déplom­ber” ce genre de mesures de “sécu­ri­té”, ni à les empê­cher de par­ta­ger les ver­sions “pirates” de ce qui, par ailleurs, est acces­sible en mode payant. Vous pour­rez tout au plus ralen­tir ou com­plexi­fier cette volon­té si humaine de par­ta­ger l’ac­cès à la culture et au savoir.

Je n’ai nulle inten­tion de “pira­ter” le livre d’Em­ma, mais c’est bien la pre­mière fois que, rece­vant un livre en “ser­vice presse”, l’é­di­teur prend la peine de pré­ci­ser que l’u­ti­li­sa­tion que j’en ferai sera sur­veillée : vous n’a­vez jamais j’i­ma­gine envoyé de tels aver­tis­se­ments aux jour­na­listes à qui vous envoyez des exem­plaires de vos livres papiers ; vous n’êtes pour­tant pas sans savoir que de nom­breux “ser­vices presse” se retrouvent en vente dans des librai­ries d’oc­ca­sion, et que cer­tain arron­dissent ain­si leurs fins de mois, sur votre dos, et celui de vos auteurs… à ceci près qu’en reven­dant ain­si ces exem­plaires, ils contri­buent à faire connaître le livre, et donc à lui trou­ver de nou­veaux lecteurs.

Je com­prends les pré­oc­cu­pa­tions des édi­teurs de livres papiers qui ont peur de voir leurs ebooks être “pira­tés”. Pour autant, avez-vous jamais inven­té untel sys­tème de “tatouage” visant à sur­veiller les ache­teurs de vos livres papier afin de les empê­cher de les par­ta­ger, par la suite, avec d’autres lec­teurs, ou encore de les empê­cher de les revendre ensuite, qui à des libraires d’oc­ca­sion, qui sur ebay ou leboncoin.fr ?

Sans même par­ler de toutes ces biblio­thèques qui per­mettent à des gens de lire vos livres, alors même qu’ils ne vous les ont pour­tant pas ache­té, je n’ai pas sou­ve­nir d’une quel­conque action, de la part des édi­teurs, contre le mar­ché du livre d’oc­ca­sion. C’est pour­tant, sinon un “mar­ché noir”, tout du moins un “trou” poten­tiel dans votre comp­ta­bi­li­té. Mais non : d’un point de vue éco­no­mique, plus un livre a de lec­teurs ‑qu’ils l’aient ache­té, ou non‑, plus il aura d’acheteurs.

C’est ce que l’on appelle, sur le Net, l’ ”éco­no­mie de l’at­ten­tion”, sur laquelle repose en bonne par­tie l’é­co­no­mie des logi­ciels libres et open source, ain­si que le mar­ché des logi­ciels : plus vous avez d’u­ti­li­sa­teurs des ver­sions gra­tuites (ou “pira­tées”) de vos pro­duits, plus vous avez de clients payants, tout sim­ple­ment. Non seule­ment parce que, sur la masse, le pour­cen­tage de gens qui trouvent nor­mal de payer votre tra­vail (qui mérite salaire, bien évi­dem­ment), va gran­dis­sant, mais éga­le­ment parce que ceux que vous fidé­li­sez ain­si finissent, pour par­tie, par ache­ter ce qu’ils pira­taient aupa­ra­vant, mais qu’ils n’au­raient jamais ache­té s’ils n’a­vaient pas, pré­cé­dem­ment, pu uti­li­ser gratuitement.

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On commence par pirater Windows, on finit par l’acheter.

La faci­li­té avec laquelle il est pos­sible de télé­char­ger, et d’ins­tal­ler, une ver­sion “pirate” du sys­tème d’ex­ploi­ta­tion Win­dows ou de la qua­si-tota­li­té des logi­ciels et jeux vidéos com­mer­cia­li­sés, par ailleurs, et eux aus­si “tatoués” au moyen de “mesures de sécu­ri­té” cen­sées lut­ter contre le “pira­tage”, n’a pas empê­ché Win­dows, non plus que les édi­teurs de logi­ciels et de jeux vidéo, de faire for­tune. Bien au contraire. Ou jus­te­ment : plus vous avez d’u­ti­li­sa­teurs (licites, ou non), plus vous avez de clients.

Plu­sieurs études ont mon­tré que les inter­nautes qui “télé­char­geaient” le plus de fichiers .mp3 sont aus­si ceux qui achètent le plus de disques, et la fré­quen­ta­tion des salles de ciné­ma semble indi­quer qu’­Hol­ly­wood, tout comme le CNC, n’ont pas tant pâti que ça de la pos­si­bi­li­té qu’ont les inter­nautes de pou­voir télé­char­ger des films com­pres­sés en DivX, bien au contraire… ou jus­te­ment : plus vous avez d’u­ti­li­sa­teurs (licites, ou non), plus vous avez de clients.

En tout état de cause, le fait que vous veniez de m’an­non­cer que vous alliez sur­veiller ce que j’al­lais faire du livre que vous m’a­vez envoyé (mais j’i­ma­gine que ceux qui ont dûment ache­té ce livre sont eux aus­si sur­veillés), pose un cer­tain nombre de ques­tions, au-delà des pro­blèmes (#oupas) éco­no­mique aux­quels vous pour­riez (#oupas) être confrontés.

Je ne sais si vous avez lu “Le droit de lire”, de Richard Stall­man, ce pro­gram­meur qui a popu­la­ri­sé la notion de copy­left, et don­né ses lettres de noblesse aux logi­ciel libre, et donc l’im­por­tance d’ac­cor­der des droits, non seule­ment aux créa­teurs de conte­nus, mais éga­le­ment à leurs utilisateurs.

En l’es­pèce, “Le droit de lire”, petite nou­velle de poli­tique-fic­tion que vous lirez en 10′ (vous pou­vez aus­si l’é­cou­ter, via Le Liseur) explique bien ce pour quoi il est dan­ge­reux, très dan­ge­reux, de vou­loir sur­veiller ceux qui lisent. En 1997, lorsque Stall­man a écrit cette nou­velle, elle pou­vait pas­ser pour de la science-fic­tion. Aujourd’­hui, elle n’a jamais été autant d’actualité.

Les édi­teurs qui veulent sur­veiller ceux qui lisent leurs livres se tirent une balle dans le pied. D’une part parce qu’ils n’empêcheront jamais un livre d’être lisible par les abon­nés de telle ou telle biblio­thèque publique ‑sans qu’ils l’aient pour­tant acheté‑, mais éga­le­ment parce qu’il leur sera impos­sible d’empêcher ceux qui auront ache­ter leurs e‑books de les revendre (ou par­ta­ger) en “occa­sion” (ce qui ne semble pas leur poser pro­blème pour ce qui est des livres papiers), d’autre part parce que cela ouvre la voie à un contrôle social (et poli­tique) indigne de nos démocraties.