Micropolitiques des groupes

un ouvrage de David Vercauteren

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revue Pas­se­relle Eco

Ce dont on a besoin, ce n’est pas d’une pen­sée héroïque mais d’une pen­sée de la fra­gi­li­té, éco­lo­gique, atten­tive aux mou­ve­ments, aux signes et aux forces qui se sai­sissent des pra­tiques collectives.

Quel mili­tant ne s’est pas frot­té, au sein même des col­lec­tifs affi­chant les objec­tifs les plus à gauche, à des pra­tiques internes qui semblent furieu­se­ment « de droite » — voire « micro­fas­cistes » ? Pour­quoi l’envie de « faire ensemble » abou­tit-elle, trop sou­vent, à un com­bat de tran­chées… ou à des départs sur la pointe des pieds ? A par­tir de l’expérience du Col­lec­tif sans ticket de Bruxelles et des écrits et méthodes pro­po­sés par l’activiste amé­ri­caine Sta­rhawk et par des phi­lo­sophes (Gilles Deleuze, Félix Guat­ta­ri…), l’auteur de Micro­po­li­tiques des groupes explore, sans mora­lisme, les fac­teurs les plus cou­rants de nécrose des groupes mili­tants, et pro­pose des méthodes pour en prendre conscience et apprendre à les domestiquer.

Dans cet ouvrage, il n’y est pas ques­tion d’engagement mili­tant ni de stra­té­gies d’action — tout ce qui relève de la « macro­po­li­tique » — mais de la dyna­mique interne qui régit le fonc­tion­ne­ment d’un groupe et rend pos­sible cet engagement.

L’ouvrage est construit à par­tir de ques­tions le plus sou­vent posées après une série d’échecs ayant entraî­né la dis­so­lu­tion du col­lec­tif. Dans le cli­mat de res­sen­ti­ment qui s’ensuit, les réponses risquent d’être super­fi­cielles et peu pro­pices à une meilleure com­pré­hen­sion des pra­tiques col­lec­tives. Les auteurs de l’ouvrage ne font pas excep­tion à ce défaut de clair­voyance. Tou­te­fois, à la manière de divor­cés recon­ver­tis en conseillers conju­gaux, ils ont consa­cré plu­sieurs années à une réflexion plus appro­fon­die qui rend fruc­tueux le par­tage de leur expérience.

Les acteurs de cette expé­rience ont fait leurs pre­mières armes dans des mou­ve­ments poli­tiques des années 1980, puis ils ont sen­ti le besoin de s’en déta­cher afin de « lier le geste à l’acte, la parole à la pra­tique » en créant « du com­mun, une culture qui réin­vente et qui retisse des pas­se­relles » pour échap­per à une vie frag­men­tée « où l’on milite géné­ra­le­ment après six heures du soir ».

L’expérience du Collectif sans Nom

Ins­pi­rés par des expé­riences auto­ges­tion­naires qui connaissent un second souffle dans le cou­rant alter­mon­dia­liste, ces mili­tants créent à Bruxelles le Col­lec­tif sans nom (CSN) qui prend « le pari, autant col­lec­ti­ve­ment qu’individuellement qu’il est pos­sible, ici et main­te­nant, de construire en acte la liber­té, l’autonomie, la soli­da­ri­té ». De leur point de vue, il faut entendre par « auto­no­mie », non pas celle du modèle libé­ral (aucune dépen­dance de l’autorité) ni du modèle liber­taire (tout est per­mis), mais une manière de « s’approprier ses temps et ses espaces de vie » dans « un temps choi­si arti­cu­lé à nos besoins, orga­ni­sé selon nos cri­tères et dans une visée de valo­ri­sa­tion col­lec­tive ». Il s’agit pour eux, concrè­te­ment, d’échapper à une réin­ser­tion for­cée dans le monde du tra­vail (sala­rié) autant qu’à la pré­ca­ri­té de moyens de sub­sis­tance réduits à l’aide sociale.

L’ambition du CSN était de créer un « car­re­four des luttes » en rup­ture avec la vision clas­sique de la Gauche qui avait fait de la classe ouvrière le sujet cen­tral de l’émancipation. « Le contrôle du corps, des affects, des dépla­ce­ments est deve­nu un lieu de ten­sions au même titre que les rap­ports de subor­di­na­tion et d’exploitation dans le monde du tra­vail et que les modes de des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales. » Pour le CSN, « les résis­tances passent par des modes d’existences »… Le plu­riel est impor­tant dans cette phrase car il valo­rise la diver­si­té des indi­vi­dus plu­tôt que leur ral­lie­ment autour de mots d’ordre consen­suels. On retrouve aujourd’hui ce sou­ci d’un réel fon­dé sur l’immanence, et non sur l’autorité des idées, chez les « nou­veaux contes­ta­taires » qui se battent contre la pré­ca­ri­té du tra­vail des jeunes diplô­més ou leurs dif­fi­cul­tés de loge­ment : en France, Géné­ra­tion pré­caire, Jeu­di noir, Macaq etc.

Deux ans plus tard, le Col­lec­tif sans nom s’auto-dissout, vic­time d’un « trop plein d’air » qui l’a pro­pul­sé sur une « mul­ti­tude de chan­tiers et de ren­contres ». Inca­pable de résis­ter à l’urgence, à une « infla­tion de sol­li­ci­ta­tions qui l’entraînent dans mille et une acti­vi­tés » le groupe s’agite trop et ne pense pas assez. Il cède par ailleurs à une han­tise de la répres­sion judi­ciaire et poli­cière qui a fini par engen­drer une vio­lence se retour­nant contre le groupe lui-même. « Le groupe peut deve­nir le propre geô­lier de son impuissance. »

L’expérience du Collectif Sans Ticket

L’auteur par­ti­cipe alors à la créa­tion d’un autre groupe, le Col­lec­tif sans ticket (CST) qui construit un enga­ge­ment poli­tique à par­tir de situa­tions concrètes, notam­ment la lutte pour la gra­tui­té des trans­ports publics, et plus géné­ra­le­ment la remise en cause des rap­ports « entre tra­vailleurs et usa­gers, entre éco­lo­gie et amé­na­ge­ment du territoire ».

Cette fois, le groupe fait l’expérience d’un « embour­be­ment » pro­gres­sif du fait de son inca­pa­ci­té à réflé­chir sur ses pra­tiques col­lec­tives, ayant tenu pour argent comp­tant qu’elles iraient de soi dans un ordre natu­rel des choses, du moment qu’il existe un consen­sus sur les idées et les enga­ge­ments. « Croire qu’il suf­fit d’un peu de bonne volon­té ou d’être natu­rel pour faire un groupe, c’est comme dire à un ouvrier d’aller pis­ser devant la porte de son patron pour que cesse l’exploitation. »

« On ren­contre seule­ment cette vieille his­toire d’un tis­sage d’expériences accu­mu­lées et pas trop réflé­chies qui finissent par s’entrelacer et par for­mer une sacrée boule de nœuds. Celle-ci, à mesure que le temps passe, réduit ses mailles et com­mence à pro­duire un sen­ti­ment d’étouffement. (…) On étouffe, en somme, dou­ble­ment : de nos habi­tudes et de nos manières d’y faire face. (…) Du corps qui souffre de cet enla­ce­ment et des kystes qui le rigi­di­fient. » Il n’est pas ano­din de consta­ter une ana­lo­gie avec la situa­tion d’un couple en crise après quelques années de vie commune !

L’auto-dissolution du Col­lec­tif sans ticket, en 2003, est l’amorce d’un tra­vail de réflexion qui s’est concré­ti­sé par une pre­mière publi­ca­tion d’une cin­quan­taine de pages : Bruxelles, novembre 2003. Il s’est ensui­vi une année de ques­tion­ne­ments éclai­rés par la lec­ture d’auteurs — Deleuze, Guat­ta­ri, Fou­cault, Nietzsche, Spi­no­za, Sten­gers, sou­vent cités — et la fré­quen­ta­tion de cher­cheurs-théo­ri­ciens comme l’éducateur Fer­nand Deligny.

Le livre

Micro­po­li­tique des groupes n’est pas des­ti­né à une lec­ture linéaire. Il se pré­sente plu­tôt comme un hyper­texte dans lequel cha­cun pour­ra par­cou­rir selon leur ins­pi­ra­tion et ses attentes, chaque cha­pitre étant dési­gné par un simple mot qui sert de clé d’entrée. L’auteur sug­gère à titre d’exemple un iti­né­raire pour un groupe « qui se forme » (rôles, assem­bler, déci­der, réunion…) et un autre pour un groupe « en crise » (évé­ne­ment, éva­luer, arti­fices, pou­voir…). À la fin de chaque cha­pitre, des mots-clés sont pro­po­sés pour la suite de l’exploration.

Par un heu­reux effet de l’ordre alpha­bé­tique, un point d’entrée proche du milieu de l’ouvrage est le verbe « pro­blé­mer » dont la com­pré­hen­sion me paraît indis­pen­sable à la com­pré­hen­sion des pra­tiques col­lec­tives : « Une espèce de fabri­ca­tion de maté­riaux que l’on réa­lise dans les méandres de la pen­sée… », dit l’auteur. Mais encore ? Il s’agit, nous apprend-il, de pra­ti­quer une forme de ques­tion­ne­ment qui nous per­met de poser un regard inha­bi­tuel sur qui nous paraît fami­lier, ou encore de prê­ter atten­tion à ce que nous jugions insi­gni­fiant. Par exemple, plu­tôt que de cher­cher une issue à une situa­tion de crise, le groupe peut par­tir de l’énoncé de cette situa­tion pour s’interroger sur les objec­tifs de son action, « cher­cher une manière de pen­ser son his­toire, sa situa­tion, dans ce qui est déjà là » puis, par un dépla­ce­ment des points de vue, « bri­ser l’ordre de la repré­sen­ta­tion éta­blie des choses », cette « effrac­tion » lui ouvri­rant « un nou­vel hori­zon de sens ».

Ain­si décrite, la démarche nous ren­voie à la « pro­blé­ma­ti­sa­tion » qui consti­tue le point de départ de l’éducation des oppri­més selon Pao­lo Freire — edu­ca­ção pro­ble­ma­ti­za­do­ra, un « appren­tis­sage du dia­logue par le dia­logue » qu’il convient de dis­tin­guer de la simple réso­lu­tion de pro­blèmes. Pla­cé devant un pro­blème à résoudre, un expert prend une cer­taine dis­tance avec la réa­li­té, en ana­lyse ses dif­fé­rents consti­tuants, invente des moyens de résoudre les dif­fi­cul­tés de la manière la plus effi­cace pos­sible, pour fina­le­ment décré­ter une stra­té­gie ou une ligne de conduite. Autre­ment dit, la réa­li­té de l’expérience humaine se trouve réduite par l’expertise aux seules dimen­sions que l’on peut trai­ter comme de simples pro­blèmes à résoudre. C’est le para­doxe du simple d’esprit qui a per­du ses clés et les cherche sous le réver­bère… Alors que problématiser/problémer revient à enga­ger le groupe dans un pro­ces­sus de codi­fi­ca­tion de toute la réa­li­té en sym­boles qui génèrent une conscience cri­tique, et lui four­nit ain­si les moyens de modi­fier sa rela­tion à la nature et aux forces sociales. (…) C’est alors, seule­ment, que les gens deviennent des sujets, et non plus des objets, de leur propre histoire.

Il y aurait beau­coup à écrire sur cha­cun des cha­pitres de cet ouvrage. Pris à témoin d’expériences qui peuvent entrer en réso­nance avec son vécu, le lec­teur est libre de les mettre en action ou de les théo­ri­ser dans les champs d’action et d’analyse dont il est fami­lier. Per­son­nel­le­ment, j’y ai trou­vé un éclai­rage com­plé­men­taire sur des pra­tiques à pre­mière vue éloi­gnées de celles des col­lec­tifs qui ont ins­pi­ré l’ouvrage. Depuis trois décen­nies, la pro­blé­ma­ti­sa­tion est au cœur de l’approche de « démo­cra­ti­sa­tion active » dont se réclament les ani­ma­teurs de Vil­lage Com­mu­ni­ty Deve­lop­ment Asso­cia­tion au Maha­ra­sh­tra. Ces groupes d’action des com­mu­nau­tés rurales les plus défa­vo­ri­sées sont ras­sem­blés dans un col­lec­tif infor­mel qui pra­tique l’auto-apprentissage pour la for­ma­tion de nou­veaux ani­ma­teurs (“self-edu­ca­tion work­shops”). Leurs membres, dont beau­coup ne savent ni lire ni écrire, sont sou­vent dési­gnés par les vil­la­geois comme « ces gens qui posent des questions »…

Il est inté­res­sant de signa­ler que le Groupe de recherche et de for­ma­tion auto­nome (GRe­FA) dont font par­tie les trois col­la­bo­ra­teurs de Micro­po­li­tique des groupes pour­suit actuel­le­ment son tra­vail sur le ter­rain de l’auto-apprentissage.

ISBN 9782354801786 / 16 euros / 256 pages / Paru le 19 sep­tembre 2018

Quid des com­mu­nau­tés de l’internet ?

Micro­po­li­tique des Groupes n’aborde pas les ques­tions de com­mu­ni­ca­tion par le biais des outils de com­mu­ni­ca­tion, à l’inverse de la ten­dance actuelle des “Com­mu­ni­ca­tion Stu­dies” d’influence nord-amé­ri­caine. Il n’y est pas ques­tion d’Internet, et encore moins de cette uto­pie qui consiste à pos­tu­ler que la com­mu­ni­ca­tion élec­tro­nique serait en soi pro­duc­trice de démocratie.

En réa­li­té, les pro­blèmes de dis­tri­bu­tion des pou­voirs et les pro­ces­sus de confron­ta­tion, de domi­na­tion et de résis­tance qui en découlent, se retrouvent sous de mul­tiples formes quels que soient les outils pri­vi­lé­giés pour l’interaction.

C’est pour­quoi les pro­po­si­tions de cet ouvrage s’appliquent toutes aux « com­mu­nau­tés vir­tuelles » d’Internet qui se forment autour d’objectifs de mobi­li­sa­tion sociale. Ces groupes de citoyens moti­vés ne peuvent pas faire l’économie d’une démarche réflexive sur l’engagement mili­tant et le fonc­tion­ne­ment même du groupe.

Le tra­vail spé­ci­fique des com­mu­nau­tés vir­tuelles consiste donc à adap­ter leurs outils aux besoins du déve­lop­pe­ment d’une pen­sée cri­tique. Par exemple, il est ques­tion au cha­pitre « Déci­sion » de la construc­tion d’une mémoire col­lec­tive retra­çant « le che­mi­ne­ment des déci­sions, leur his­toire et la façon dont elles ont voya­gé dans le pro­jet ». C’est, par exemple, une des pré­oc­cu­pa­tions majeures du col­lec­tif [CIANE] face à la ver­sa­ti­li­té de la com­mu­ni­ca­tion élec­tro­nique, où l’information se réduit le plus sou­vent à une fenêtre tem­po­relle de quelques jours empi­lée sur une mon­tagne d’archives. Le fonc­tion­ne­ment effi­cace du Col­lec­tif dépend pour beau­coup de la vigi­lance des « appe­leurs de mémoire » capables de rap­pe­ler les déci­sions anté­rieures et leur contexte

Conclu­sion

Cet ouvrage est de ceux qu’on peut relire à quelques semaines d’intervalle en retrou­vant la fraî­cheur d’une pre­mière décou­verte. Cette capa­ci­té de renou­vel­le­ment est un indi­ca­teur de sa capa­ci­té à reflé­ter l’expérience du lec­teur en lui four­nis­sant de nou­veaux points d’observation. Il peut nour­rir une réflexion fon­da­men­tale sur la pra­tique col­lec­tive, comme par exemple l’opportunité pour un col­lec­tif infor­mel de se consti­tuer en asso­cia­tion et la moyens qu’il fau­dra mettre en œuvre pour pré­ser­ver la dyna­mique de l’engagement des rigi­di­tés de l’institutionnalisation.

Mais il peut aus­si bien être uti­li­sé pour réflé­chir à l’organisation pra­tique d’une réunion vitale pour la sur­vie du groupe : pro­po­si­tion d’agencement, défi­ni­tion de rôles (le « maître du temps », la « guet­teuse d’ambiance »…), pro­vo­ca­tion de néces­saires « pas de côté » etc.

La lec­ture de Micro­po­li­tiques des groupes pro­duit à coup sûr des effets. Son usage immo­dé­ré est bon pour la san­té des asso­cia­tions, col­lec­tifs et groupes professionnels !

Ber­nard Bel
Secré­taire de l’AFAR et porte-parole du Col­lec­tif inter­as­so­cia­tif autour de la nais­sance (CIANE)

Une ver­sion en ligne du texte existe, ici

Micro­po­li­tiques des groupes — Un entre­tien radio­pho­nique
Réa­li­sa­tion : Nico­las Zurstrassen

 

L’introduction du livre est en ligne, ici et pour par­cou­rir le livre c’est ici.

  • Ver­sión en espa­gnol — Micro­polí­ti­cas de los gru­pos. Para una eco­logía de las prác­ti­cas colec­ti­vas  des­car­gar el libro