Mon coeur saigne

Par Adé­laïde Mukantabana

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Entre­les­li­gne­sEn­tre­les­mots

« Le géno­cide rwan­dais, 25 ans déjà ». Comme ses vic­times, ce géno­cide n’a tou­jours pas de nom, 25 ans après.

Bruce Clark / Dérives éthiques.

Témoi­gnage au lycée Laure Gatet, le 20 jan­vier 2020 J’ai gre­lot­té sur la place de la média­thèque, la boule au ventre. Je ne m’y habi­tue­rai jamais. Devant les jeunes lycéens, j’essaie dif­fi­ci­le­ment de dire, de racon­ter, de trans­mettre la force, même si c’est la force du déses­poir. Pen­dant que je parle, une élève redresse la tête, me fixe des yeux, ensuite se concentre sur sa feuille. Elle reprend le geste une fois, deux fois. Je ne compte plus, elle fait quelque chose de sérieux, j’en suis sûre. Mais quoi donc ? Elle a peut être envie de par­tir dans son ima­gi­naire pour se mettre à l’abri de la ter­reur. Non, ce n’est pas ça. Elle est là et me des­sine. Elle signe et viens m’offrir mon por­trait pen­dant que les autres se dépêchent pour aller à la cantine.

Bruce Clark / Mémoire vive.

Elle s’appelle Anto­nia. Sei­gneur ! Je ne crois pas à la réin­car­na­tion ! Elle a le même âge que la cadette de mes parents, celle dont je n’ai pas d’image, puisque sur la seule pho­to de ma famille en ma pos­ses­sion, elle n’y est pas. Elle n’était pas née. Elle s’appelait Anto­nia Gira­ne­za. Elle a été tuée en avril 1994. Elle avait 17 ans. Mon coeur saigne. Lors de l’échange, ces jeunes lycéens véri­fient la véra­ci­té des dates his­to­riques don­nées par leur pro­fes­seur. Le témoin confirme : la carte d’identité, avec la men­tion eth­nique, existe au Rwan­da depuis 1930, époque de la notion de race en Occi­dent. Ces lycéens ont fait une expo­si­tion au CDI. Ils savent. Je peux par­tir tran­quille, ils n’oublieront pas le géno­cide des Tut­si. C’est pour cela que je suis venue.

Néan­moins, il y a des coups de canif, que je n’oublierai pas, moi non plus : Une ONG est là aus­si pour tour­ner cette page sombre, on dirait. Je tai­rai son nom. Elle se veut mettre la lumière sur l’absence de liber­té d’expression, dénon­cer Kiga­li qui réprime les oppo­sants poli­tiques, plu­tôt une oppo­sante poli­tique. Je la connais plus ou moins bien cette oppo­sante des­cen­due de l’Occident, tel la des­cente des mili­ciens inter­ahamwe. Sur place, voire même à un endroit où c’est, nor­ma­le­ment, impos­sible : au Mémo­rial de Giso­zi, elle nie le géno­cide des Tut­si. Elle est char­gée de per­sua­der les Hutu de leur inno­cence afin qu’ils votent mas­si­ve­ment pour elle. Une Hutu comme eux, son seul pro­jet. Sei­gneur ! Je ne crois pas au retour du vote eth­nique. L’ONG plaide pour les géno­ci­daires pri­vés d’avocats, raille les sur­vi­vants « prêts à tout, indignes jusqu’à sou­doyer la jus­tice ». Mon coeur saigne.

Bruce Clark / La réalité n’est pas lisse.

Et pour cou­ron­ner le tout, La Dor­dogne libre titre : « Le géno­cide rwan­dais, 25 ans déjà ». Comme ses vic­times, ce géno­cide n’a tou­jours pas de nom, 25 ans après. Mon coeur saigne encore.