Pourquoi le monde va mal

Par Jona­than Cook

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Coun­ter­punch


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EN LIEN :

Jona­than Cook a reçu le Prix spé­cial Mar­tha Gell­horn de jour­na­lisme. Par­mi ses ouvrages : Israel and the Clash of Civi­li­sa­tions : Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East” (Plu­to Press) y Disap­pea­ring Pales­tine : Israel’s Expe­ri­ments in Human Des­pair (Zed Books).

Voir son site web : www.jonathan-cook.net

Dépen­dance au télé­phone por­table, inter­fé­rences dans notre conscience et notre per­son­na­li­té… en béné­fice d’un modèle de dés­in­for­ma­tion à but lucratif.

Si vous vous deman­dez ce qui se passe en ce moment — la pen­sée de “pour­quoi le monde part en couilles” — peut-être que le nou­veau docu­men­taire de Net­flix, The Social Dilem­ma, est un bon point de départ pour cla­ri­fier votre pen­sée. Je dis “point de départ” parce que, comme nous le ver­rons, le film a deux limites majeures : une dans son ana­lyse et une dans sa conclusion.

Néan­moins, le docu­men­taire est appro­prié pour explo­rer les contours des grandes crises sociales aux­quelles nous sommes actuel­le­ment confron­tés, per­son­ni­fiées à la fois par notre dépen­dance au télé­phone por­table et par sa capa­ci­té à recon­fi­gu­rer notre conscience et notre personnalité.

Le film montre de façon convain­cante qu’il ne s’a­git pas sim­ple­ment d’un cas de vieux vin dans des bou­teilles neuves. Ce n’est pas l’é­qui­valent de la géné­ra­tion Z, où les parents disent à leurs enfants d’ar­rê­ter de regar­der la télé­vi­sion et d’al­ler jouer dehors. Les médias sociaux ne sont pas sim­ple­ment une pla­te­forme plus sophis­ti­quée pour la publi­ci­té ins­pi­rée par Edward Ber­nays. C’est un nou­veau type d’at­taque sur ce que nous sommes, et pas seule­ment sur ce que nous pensons.

Selon The Social Dilem­ma, nous attei­gnons rapi­de­ment une sorte d’ ”hori­zon d’é­vé­ne­ments” humain avec nos socié­tés au bord de l’ef­fon­dre­ment. Nous sommes confron­tés à ce que plu­sieurs per­sonnes inter­ro­gées appellent une “menace exis­ten­tielle” en rai­son de la façon dont l’In­ter­net, et en par­ti­cu­lier les réseaux sociaux, se déve­loppent rapidement.

Je ne pense pas qu’ils soient alar­mistes. Ou plu­tôt, je pense qu’ils ont rai­son d’être alar­mistes, même si leur inquié­tude n’est pas exclu­si­ve­ment due aux bonnes rai­sons. Nous en vien­drons bien­tôt aux limites de leur réflexion.

Comme beau­coup de docu­men­taires de ce type, The Social Dilem­ma est pro­fon­dé­ment lié à la pers­pec­tive com­mune de ses nom­breux per­son­nages. Dans la plu­part des cas, ils sont très dés­illu­sion­nés, ce sont des anciens cadres et des ingé­nieurs en logi­ciels de haut niveau de la Sili­con Val­ley. Ils com­prennent que leurs créa­tions, autre­fois appré­ciées, Google, Face­book, Twit­ter, You­tube, Ins­ta­gram, Snap­chat (What­sApp semble étran­ge­ment sous-repré­sen­té dans la liste) sont deve­nues une gale­rie de monstres à la Frankenstein.

Cela est évident dans la triste his­toire du type qui a aidé à inven­ter le bou­ton “J’aime” pour Face­book. Il pen­sait que sa créa­tion allait inon­der le monde de la chaude lueur de la fra­ter­ni­té et de la soro­ri­té, répan­dant l’a­mour comme une publi­ci­té pour le Coca-Cola. Il a fini par enflam­mer nos insé­cu­ri­tés et notre besoin d’ap­pro­ba­tion sociale, et a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té le taux de sui­cide chez les adolescents.

Si l’on mesure le nombre de repro­duc­tions du docu­men­taire, la dés­illu­sion à l’é­gard des réseaux sociaux s’é­tend bien au-delà de leurs inventeurs.

Les enfants comme cobayes

Bien qu’il n’en soit pas fait men­tion dans le film, Le dilemme social est divi­sé en trois chapitres :

La pre­mière porte sur un argu­ment que nous connais­sons déjà mieux : les réseaux sociaux sont une expé­rience mon­diale visant à modi­fier notre psy­cho­lo­gie et nos inter­ac­tions sociales, et nos enfants sont leurs prin­ci­paux cobayes. Les Mil­len­nials (ceux qui ont atteint l’âge adulte dans les années 2000) sont la pre­mière géné­ra­tion à pas­ser leurs années de for­ma­tion avec Face­book et MyS­pace comme meilleurs amis. Leurs suc­ces­seurs, la géné­ra­tion Z, ne connaissent guère de monde sans les réseaux sociaux comme priorité.

Le film pré­sente un cas rela­ti­ve­ment simple de manière convain­cant : nos enfants ne sont pas seule­ment accros à leurs télé­phones brillants et à ce qu’il y a à l’in­té­rieur de l’emballage, mais leur esprit est agres­si­ve­ment recon­fi­gu­ré pour rete­nir leur atten­tion et ensuite les appri­voi­ser pour que les entre­prises leur vende des choses.

Chaque enfant est enga­gé dans une bataille soli­taire pour gar­der le contrôle de son esprit face aux com­pé­tences de cen­taines des meilleurs ingé­nieurs en logi­ciels du monde. La lutte pour chan­ger leur pers­pec­tive et la nôtre — le sens de ce que nous sommes — est main­te­nant entre les mains d’al­go­rithmes que l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle (IA) affine à chaque seconde de chaque jour. Comme le fait remar­quer une per­sonne inter­ro­gée, les réseaux sociaux ne vont pas deve­nir moins experts dans la mani­pu­la­tion de nos pen­sées et de nos émo­tions, mais conti­nue­ront à s’a­mé­lio­rer beau­coup, beau­coup plus.

Jaron Lanier, l’un des pion­niers de l’in­for­ma­tique de réa­li­té vir­tuelle, explique dans ce film ce que Google et le reste de ces entre­prises numé­riques vendent réel­le­ment : “Le chan­ge­ment pro­gres­sif, léger et imper­cep­tible du com­por­te­ment et de la per­cep­tion d’une per­sonne : c’est le pro­duit”. C’est éga­le­ment de cette façon que ces entre­prises gagnent de l’argent : “en chan­geant ce que vous faites, ce que vous pen­sez, ce que vous êtes”.

Ils font des pro­fits, de gros pro­fits, grâce au com­merce des pré­dic­tions — en pré­di­sant ce qu’ils vont pen­ser et com­ment ils vont se com­por­ter afin de pou­voir plus faci­le­ment les per­sua­der d’a­che­ter ce que leurs annon­ceurs veulent leur vendre. Afin d’ob­te­nir ces grandes pré­dic­tions, ces socié­tés ont dû accu­mu­ler de grandes quan­ti­tés de don­nées sur cha­cun d’entre nous, ce qu’on appelle le “capi­ta­lisme de sur­veillance”.

Et, bien le docu­men­taire ne l’ex­plique pas entiè­re­ment, car il y a une autre impli­ca­tion. La meilleure for­mule pour que les géants tech­no­lo­giques maxi­misent leurs pré­dic­tions est la sui­vante : en plus de trai­ter beau­coup de don­nées sur nous, ils doivent pro­gres­si­ve­ment affai­blir notre spé­ci­fi­ci­té, notre indi­vi­dua­li­té, nos excen­tri­ci­tés pour nous trans­for­mer en une série d’ar­ché­types. Ensuite, nos émo­tions, nos peurs, nos insé­cu­ri­tés, nos dési­rs, nos envies, peuvent être plus faci­le­ment cali­brées, exploi­tées et pillées par les publicitaires.

Ces nou­velles entre­prises font du com­merce de contrats à terme sur l’homme, tout comme d’autres entre­prises font depuis long­temps le com­merce de contrats à terme sur le pétrole et sur les tripes de porc, déclare dans le film Sho­sha­na Zuboff, pro­fes­seur émé­rite à la Har­vard Busi­ness School. Ces mar­chés “ont fait des entre­prises Inter­net les plus riches de l’his­toire de l’humanité.

Les terre-à-plat et le Pizzagate

Le deuxième cha­pitre explique qu’à mesure que nous nous blot­tis­sons dans nos chambres de réso­nance d’in­for­ma­tions auto-ren­for­cées, nous per­dons de plus en plus le sens du monde réel et des autres. En consé­quence, notre capa­ci­té à res­sen­tir de l’empathie et de l’en­ga­ge­ment est éro­dée. Nous vivons dans des uni­vers d’in­for­ma­tion dif­fé­rents, choi­sis pour nous par des algo­rithmes dont le seul cri­tère est de savoir com­ment maxi­mi­ser l’at­ten­tion que nous por­tons aux pro­duits des annon­ceurs afin de géné­rer de plus grands pro­fits pour les géants de l’Internet.

Qui­conque a pas­sé du temps sur les réseaux sociaux, en par­ti­cu­lier sur une pla­te­forme de com­bat comme Twit­ter, sen­ti­ra qu’il y a du vrai dans cette affirmation.

La cohésion sociale, l'empathie, le fair-play, la moralité ne sont pas dans l'algorithme.

Nos uni­vers d’in­for­ma­tion dis­tincts nous rendent de plus en plus enclins à l’in­com­pré­hen­sion et à la confrontation.

Et il y a un autre pro­blème, comme l’a dit une per­sonne inter­ro­gée : “La véri­té est ennuyeuse”. Il est plus facile de com­prendre des idées simples ou fan­tai­sistes et elles sont aus­si plus amu­santes. Les gens pré­fèrent par­ta­ger ce qui est exci­tant, ce qui est nou­veau, ce qui est inat­ten­du, ce qui est cho­quant. “C’est un modèle de dés­in­for­ma­tion à but lucra­tif”, observe une autre per­sonne inter­ro­gée, qui affirme que l’é­tude montre que les fausses infor­ma­tions ont six fois plus de chances d’être dif­fu­sées sur les pla­te­formes de réseaux sociaux que les vraies informations.

Et comme les gou­ver­ne­ments et les poli­ti­ciens tra­vaillent plus étroi­te­ment avec ces entre­prises tech­no­lo­giques — un fait bien docu­men­té que le docu­men­taire n’ex­plore pas — nos diri­geants sont mieux pla­cés que jamais pour mani­pu­ler notre pen­sée et contrô­ler ce que nous fai­sons. Ils peuvent déli­vrer le dis­cours poli­tique plus rapi­de­ment, plus com­plè­te­ment et à moindre coût que jamais auparavant.

Cette par­tie du docu­men­taire est cepen­dant la moins chan­ceuse. Il est vrai que nos socié­tés sont divi­sées par une pola­ri­sa­tion et des conflits crois­sants, et qu’elles se sentent plus tri­bales. Mais le film laisse entendre que toutes les formes de ten­sion sociale — de la théo­rie du com­plot des pédo­philes para­noïaques de Piz­za­gate aux pro­tes­ta­tions de Black Lives Mat­ter — sont le résul­tat de l’in­fluence néfaste des réseaux sociaux.

Et s’il est facile de savoir que les ter­riens répandent des infor­ma­tions erro­nées, il est beau­coup plus dif­fi­cile de savoir ce qui est vrai et ce qui est faux dans de nom­breux autres domaines de la vie. L’his­toire récente sug­gère que nos cri­tères ne peuvent pas se baser sim­ple­ment sur ce que les gou­ver­ne­ments disent être vrai, ou sur ce que Mark Zucker­berg, ou même les “experts” disent. Il y a peut-être long­temps que les méde­cins nous ont dit que les ciga­rettes étaient sans dan­ger, mais il y a quelques années à peine, on a dit à des mil­lions d’A­mé­ri­cains que les opia­cés les aide­raient, jus­qu’à ce qu’une crise de la dépen­dance aux opia­cés éclate dans tous les États-Unis.

Dans cette sec­tion, il y a une erreur de caté­go­rie comme celle décrite par l’une des per­sonnes inter­ro­gées au début du film. Mal­gré tous les incon­vé­nients, Inter­net et les réseaux sociaux ont un avan­tage cer­tain lors­qu’ils sont uti­li­sés sim­ple­ment comme un outil, affirme Tris­tan Har­ris, un ancien spé­cia­liste de l’é­thique du desi­gn de Google et pro­ta­go­niste du film. Il donne l’exemple de la façon dont un taxi peut être mis à dis­po­si­tion presque ins­tan­ta­né­ment en appuyant sur un bou­ton du télé­phone. Bien sûr, cela met quelque peu en évi­dence les prio­ri­tés maté­ria­listes de la plu­part des âmes de la Sili­con Valley.

Mais la boîte à outils pla­cée dans nos télé­phones, pleine d’ap­pli­ca­tions, ne satis­fait pas seule­ment notre désir de confort maté­riel et de sécu­ri­té. Elle a éga­le­ment ali­men­té le désir de com­prendre le monde et la place que nous y occu­pons, et nous a four­ni des outils pour nous aider à le faire.

Les télé­phones por­tables ont per­mis à des gens ordi­naires de fil­mer et de par­ta­ger des scènes qui n’é­taient autre­fois vues que par une poi­gnée de pas­sants incré­dules. Nous pou­vons tous voir par nous-mêmes un poli­cier blanc age­nouillé sans pas­sion sur le cou d’un homme noir pen­dant neuf minutes, alors que la vic­time crie qu’elle ne peut pas res­pi­rer jus­qu’à ce qu’elle expire. Et nous pour­rons alors juger des valeurs et des prio­ri­tés de nos diri­geants lors­qu’ils déci­de­ront de faire le moins pos­sible pour évi­ter que de tels inci­dents ne se reproduisent.

L’in­ter­net a créé une pla­te­forme à par­tir de laquelle non seule­ment des anciens cadres désa­bu­sés de la Sili­con Val­ley peuvent expo­ser ce que font les Mark Zucker­bergs, mais aus­si un sol­dat de l’ar­mée amé­ri­caine comme Chel­sea Man­ning, qui expose les crimes de guerre en Irak et en Afgha­nis­tan, et donc aus­si un expert en tech­no­lo­gie de sécu­ri­té natio­nale comme Edward Snow­den peut révé­ler com­ment nos propres gou­ver­ne­ments nous sur­veillent secrètement.

Les avan­cées tech­no­lo­giques numé­riques ont per­mis à quel­qu’un comme Julian Assange de créer Wiki­leaks, qui nous a offert une fenêtre sur le monde poli­tique réel, une fenêtre à tra­vers laquelle nous pou­vions voir nos diri­geants se com­por­ter  plus comme des psy­cho­pathes que comme des êtres humains. Une fenêtre que ces mêmes diri­geants essaient main­te­nant de fer­mer bec et ongles en le réorganisant.

Une petite fenêtre sur la réalité

The Social Dilem­ma ignore tout cela pour se concen­trer sur les dan­gers des soi-disant “fake news”. Il dra­ma­tise une scène qui sug­gère que seuls ceux qui sont aspi­rés par les trous noirs de l’in­for­ma­tion et les sites de conspi­ra­tion finissent par des­cendre dans la rue en signe de pro­tes­ta­tion, et quand ils le font, le film laisse entendre que les choses ne fini­ront pas bien pour eux.

Les appli­ca­tions qui nous per­mettent de prendre un taxi ou de navi­guer vers une des­ti­na­tion sont, sans aucun doute, des outils utiles. Mais être capable de décou­vrir ce que nos diri­geants font réel­le­ment — qu’ils com­mettent des crimes contre d’autres ou contre nous — est un outil encore plus utile. En fait, c’est vital si nous vou­lons mettre fin au genre de com­por­te­ment auto­des­truc­teur dont traite The Social Dilem­ma, y com­pris la des­truc­tion des sys­tèmes de vie de la pla­nète (un sujet que, à l’ex­cep­tion du der­nier com­men­taire d’une per­sonne inter­viewée, le film n’a­borde pas du tout).

L’u­ti­li­sa­tion des réseaux sociaux ne signi­fie pas que l’on perd néces­sai­re­ment le contact avec le monde réel. Pour une mino­ri­té, les réseaux sociaux ont appro­fon­di leur com­pré­hen­sion de la réa­li­té. Pour ceux qui en ont assez de voir le monde réel leur être pré­sen­té par un groupe de mil­liar­daires et de socié­tés média­tiques tra­di­tion­nelles, les pla­te­formes chao­tiques des réseaux sociaux leur ont don­né la pos­si­bi­li­té d’ob­te­nir des infor­ma­tions sur une réa­li­té qui était aupa­ra­vant cachée.

Le para­doxe est, bien sûr, que ces nou­velles entre­prises de médias sociaux sont tou­jours déte­nues par des mil­liar­daires qui ne sont pas moins avides de pou­voir, pas moins mani­pu­la­teurs que les anciennes entre­prises de médias. Les algo­rithmes d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle qu’ils per­fec­tionnent rapi­de­ment sont uti­li­sés, sous la rubrique “fake news”, pour chas­ser de ce nou­veau mar­ché les dénon­cia­tions, le jour­na­lisme citoyen, les idées dissidentes.

Les socié­tés de réseau­tage social s’a­mé­liorent rapi­de­ment pour dis­tin­guer le bébé de l’eau du bain afin de ne pas le jeter avec l’eau du bain. Après tout, comme leurs ancêtres, les nou­velles plates-formes média­tiques sont dans le domaine des affaires et n’ont aucun inté­rêt à ce que nous pre­nions conscience du fait qu’elles sont inté­grées dans un monde d’en­tre­prises qui a pillé la pla­nète pour leur profit.

Une grande par­tie de notre pola­ri­sa­tion et de nos conflits sociaux actuels ne se situe pas, comme le sug­gère The Social Dilem­ma, entre ceux qui sont influen­cés par les “fake news” des réseaux sociaux et ceux qui sont influen­cés par les “vraies nou­velles” des médias d’en­tre­prise. Elle se situe entre ceux qui, d’une part, ont réus­si à trou­ver des oasis de pen­sée cri­tique et de trans­pa­rence dans les nou­veaux médias et, d’autre part, ceux qui sont pié­gés dans l’an­cien modèle média­tique ou ceux qui, inca­pables de pen­ser de manière cri­tique après une vie pas­sée à consom­mer les médias des entre­prises, ont été faci­le­ment et pro­fi­ta­ble­ment absor­bés par des conspi­ra­tions nihi­listes en ligne.

Nos boîtes noires mentales

Le troi­sième cha­pitre va au cœur du sujet sans indi­quer exac­te­ment de quoi il s’a­git. En effet, The Social Dilem­ma ne peut tirer de ses pré­misses déjà incor­rectes les conclu­sions néces­saires pour accu­ser un sys­tème dans lequel c’est pré­ci­sé­ment la socié­té Net­flix qui a finan­cé le docu­men­taire et qui s’est for­te­ment impli­quée dans sa dif­fu­sion à la télévision.

Mal­gré toutes ses inquié­tudes concer­nant la “menace exis­ten­tielle” à laquelle nous sommes confron­tés en tant qu’es­pèce, The Social Dilem­ma est étran­ge­ment silen­cieux sur ce qui doit être chan­gé, à part limi­ter l’ex­po­si­tion de nos enfants à You­tube et Face­book. C’est une fin décou­ra­geante pour le tour en mon­tagne russe qui l’a précédé.

Ici, je veux reve­nir un peu en arrière. Le pre­mier cha­pitre du docu­men­taire donne l’im­pres­sion que se recâ­bler le cer­veau sur les réseaux sociaux pour nous vendre de la publi­ci­té est quelque chose de com­plè­te­ment nou­veau. Le deuxième cha­pitre traite de la perte crois­sante d’empathie dans notre socié­té et de la mon­tée rapide du nar­cis­sisme indi­vi­dua­liste comme quelque chose de com­plè­te­ment nou­veau. Mais il est très évident qu’au­cune des deux pro­po­si­tions n’est vraie.

Les publi­ci­taires jouent avec notre cer­veau avec des formes sophis­ti­quées depuis au moins un siècle. Et l’a­to­mi­sa­tion sociale — l’in­di­vi­dua­lisme, l’é­goïsme et le consu­mé­risme — est une carac­té­ris­tique de la vie occi­den­tale depuis au moins aus­si long­temps. Ce ne sont pas des phé­no­mènes nou­veaux. Ce qui se passe, c’est que ces aspects néga­tifs durables de la socié­té occi­den­tale croissent de manière expo­nen­tielle, à un rythme appa­rem­ment inéluctable.

Nous nous diri­geons vers la dys­to­pie depuis des décen­nies, ce qui devrait être évident pour tous ceux qui ont sui­vi le manque d’ur­gence poli­tique pour faire face au chan­ge­ment cli­ma­tique depuis que le pro­blème est deve­nu évident pour les scien­ti­fiques dans les années 1970.

Les nom­breuses façons dont nous endom­ma­geons la pla­nète — en détrui­sant les forêts et les habi­tats natu­rels, en pous­sant des espèces à l’ex­tinc­tion, en pol­luant l’air et l’eau, en fai­sant fondre les calottes polaires, en géné­rant une crise cli­ma­tique — sont deve­nues de plus en plus évi­dentes depuis que nos socié­tés ont fait de tout une mar­chan­dise qui peut être ache­tée et ven­due sur le mar­ché. Nous avons com­men­cé sur la pente glis­sante des pro­blèmes mis en évi­dence par The Social Dilem­ma au moment où nous avons déci­dé col­lec­ti­ve­ment que rien n’é­tait sacré, que rien n’é­tait plus sacro-saint que notre désir de faire de l’argent facile.

Il est vrai que les réseaux sociaux nous poussent vers un hori­zon d’é­vé­ne­ments. Mais il en va de même du chan­ge­ment cli­ma­tique et de notre éco­no­mie mon­diale non durable, basée sur une crois­sance infi­nie sur une pla­nète finie. Et, plus impor­tant encore, ces crises pro­fondes appa­raissent en même temps.

Il y a une conspi­ra­tion, mais pas du genre Piz­za­gate. Il s’a­git d’une conspi­ra­tion idéo­lo­gique, qui a duré au moins deux siècles, d’une élite minus­cule et de plus en plus fabu­leu­se­ment riche, pour s’en­ri­chir davan­tage et main­te­nir à tout prix son pou­voir et sa domination.

Il y a une rai­son pour laquelle, comme le sou­ligne Sho­sha­na Zuboff, pro­fes­seur de ges­tion à Har­vard, “les socié­tés de réseaux sociaux sont les plus fan­tas­ti­que­ment riches de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té”. Et c’est aus­si pour­quoi nous attei­gnons l’ ”hori­zon des évé­ne­ments” humains que tous ces som­mi­tés de la Sili­con Val­ley redoutent, un hori­zon dans lequel nos socié­tés, nos éco­no­mies, les sys­tèmes de sur­vie de la pla­nète seront tous au bord de l’effondrement.

La cause de cette crise sys­té­mique à grande échelle n’est pas nom­mée, pour­tant elle a un nom. Son nom est l’i­déo­lo­gie qui est deve­nue une boîte noire, une pri­son men­tale, dans laquelle nous sommes deve­nus inca­pables d’i­ma­gi­ner une autre façon d’or­ga­ni­ser notre vie, un autre ave­nir que celui auquel nous sommes des­ti­nés en ce moment. Le nom de cette idéo­lo­gie est le capitalisme.

Se Réveiller de Matrix

Les réseaux sociaux et l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle qui les sous-tend consti­tuent l’une des mul­tiples crises que nous ne pou­vons plus igno­rer alors que le capi­ta­lisme arrive au terme d’une tra­jec­toire dans laquelle il était plon­gé depuis long­temps. Les graines de la nature des­truc­trice actuelle du néo­li­bé­ra­lisme, qui n’est que trop évi­dente, ont été plan­tées il y a long­temps, lorsque l’Oc­ci­dent “civi­li­sé et indus­tria­li­sé” a déci­dé que sa mis­sion était de conqué­rir et de sou­mettre le monde natu­rel en adop­tant une idéo­lo­gie qui féti­chait l’argent et trans­for­mait les gens en objets à exploiter.

Cer­tains des per­son­nages dans The Social Dilem­ma y font allu­sion dans les der­niers moments du der­nier cha­pitre. La dif­fi­cul­té qu’ils éprouvent à expri­mer tout le sens des conclu­sions qu’ils ont tirées des deux der­nières décen­nies dans les entre­prises les plus pré­da­trices que le monde ait jamais connues tient peut-être au fait que leur esprit reste une boîte noire, les empê­chant de res­ter en dehors du sys­tème idéo­lo­gique dans lequel ils sont, comme nous. Ou bien parce que le lan­gage codé est le meilleur qui puisse être uti­li­sé lors­qu’une pla­te­forme d’en­tre­prise comme Net­flix per­met à un docu­men­taire comme celui-ci d’at­teindre un large public.

Tris­tan Har­ris, un autre per­son­nage du film, tente d’ex­pri­mer la dif­fi­cul­té en fai­sant allu­sion à un film : “Com­ment se réveiller de “la matrice” quand on ne sait pas qu’on y est”, observe-t-il plus tard : “Ce que je vois, c’est un groupe de per­sonnes pié­gées par un modèle d’en­tre­prise, une inci­ta­tion éco­no­mique, une pres­sion des action­naires qui rend presque impos­sible de faire autre chose.

Bien que dans l’es­prit de Har­ris, cela semble tou­jours être une cri­tique spé­ci­fique des entre­prises de médias sociaux, ce point est évi­dem­ment vrai pour toutes les entre­prises et le sys­tème idéo­lo­gique — le capi­ta­lisme — qui donne du pou­voir à toutes ces entreprises.

Un autre per­son­nage inter­ro­gé sou­ligne : “Je ne pense pas que ces types [les géants tech­no­lo­giques] aient vou­lu être mau­vais, c’est juste le modèle économique.

Il a rai­son. Mais le “mal” — la pour­suite psy­cho­pa­thique du pro­fit par-des­sus toutes les autres valeurs — est le modèle éco­no­mique de toutes les entre­prises, et pas seule­ment des entre­prises numériques.

La per­sonne inter­ro­gée qui par­vient, ou est auto­ri­sée, à relier les points est Jus­tin Rosen­stein, un ancien ingé­nieur de Twit­ter et Google. Il est un obser­va­teur éloquent :

"Nous vivons dans un monde où un arbre vaut plus, financièrement, mort que vivant. Un monde dans lequel une baleine vaut plus morte que vivante. Tant que notre économie fonctionnera ainsi et que les entreprises ne seront pas réglementées, elles continueront à détruire des arbres, à tuer des baleines, à exploiter la terre et à extraire le pétrole du sol, même si nous savons que la planète est détruite et que les générations futures se retrouveront dans un monde encore pire que le nôtre".

"C'est une pensée à court terme basée sur cette religion du profit à tout prix. Comme si, d'une manière ou d'une autre, par magie, toute entreprise qui agit par intérêt égoïste produisait le meilleur résultat... Ce qui est effrayant — et ce qui, espérons-le, pourrait être la goutte d'eau qui fait déborder le vase pour nous réveiller en tant que civilisation, et surtout pour comprendre à quel point cette théorie est erronée — c'est de voir que maintenant, nous sommes l'arbre, nous sommes la baleine. Notre attention peut être compromise. Nous sommes plus rentables pour une entreprise si nous passons notre temps à regarder un écran, à regarder une publicité, que si nous la passons à vivre notre vie de manière riche".

C’est là que le pro­blème se condense. Cette “théo­rie erro­née” qui n’est pas nom­mée est le capi­ta­lisme. Les per­sonnes inter­viewées dans le film sont arri­vées à une conclu­sion alar­mante — que nous sommes au bord de l’ef­fon­dre­ment social, confron­tés à une “menace exis­ten­tielle” — parce qu’elles ont tra­vaillé dans les entrailles des plus grandes et mons­trueuses  socié­tés de la pla­nète, comme Google et Facebook.

Ces expé­riences ont per­mis à la plu­part de ces experts de la Sili­con Val­ley d’ac­qué­rir une connais­sance appro­fon­die, bien que par­tielle. Si la plu­part d’entre nous consi­dèrent Face­book et You­tube comme de simples lieux d’é­change de nou­velles avec des amis ou de par­tage de vidéos, ces ini­tiés com­prennent bien mieux ce monde. Parce qu’ils ont vu de près les entre­prises les plus puis­santes, les plus pré­da­trices et les plus dévo­rantes de l’his­toire de l’humanité.

Pour­tant, la plu­part d’entre eux ont sup­po­sé à tort que leurs expé­riences dans leur propre sec­teur d’ac­ti­vi­té ne s’ap­pli­quaient qu’à ce sec­teur. Ils com­prennent la “menace exis­ten­tielle” posée par Face­book et Google sans extra­po­ler aux mêmes menaces exis­ten­tielles que celles posées par Ama­zon, Exxon, Lock­heed Mar­tin, Hal­li­bur­ton, Gold­man Sachs et des mil­liers d’autres entre­prises géantes sans âme.

Le dilemme social nous offre l’oc­ca­sion de sen­tir le visage laid et psy­cho­tique qui se cache der­rière le masque de la gen­tillesse des réseaux sociaux. Mais pour ceux qui regardent atten­ti­ve­ment, le docu­men­taire offre plus : une chance de com­prendre la patho­lo­gie du sys­tème même qui a inté­gré ces géants des médias sociaux des­truc­teurs dans nos vies.