Niveau 4, degré zéro de l’info

Par Gwe­naël Breës

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Kai­ros

En réa­li­té, la hausse et la baisse du niveau d’alerte semblent avoir été davan­tage uti­li­sées à des fins poli­tiques que policières.

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Bruxelles se normalise…

À Bruxelles, pen­dant que la police était à la recherche d’aiguilles dans une botte de foin et que le gou­ver­ne­ment bou­clait toute la grange, la ferme et les prés qui l’entourent… les médias se sont tus dans toutes les langues.

Tout a com­men­cé comme une mau­vaise gueule de bois, un same­di matin, une semaine après les atten­tats de Paris, avec l’annonce d’une menace simi­laire « sérieuse et immi­nente » (niveau 4) à Bruxelles. Un niveau d’alerte déter­mi­né par l’opaque OCAM (Organe de coor­di­na­tion pour l’analyse de la menace) et sui­vi par des déci­sions poli­tiques inédites. On n’avait jamais vu une ville belge en pareil état de siège à l’époque des Tueurs du Bra­bant ou des CCC, pas plus qu’à Paris ou dans des pays connais­sant des vagues régu­lières d’attentats.

Pen­dant six jours, on a nagé en pleines injonc­tions para­doxales. « La vie éco­no­mique et sociale doit conti­nuer », disait le gou­ver­ne­ment tout en para­ly­sant Bruxelles avec des mesures qui n’ont pas tou­jours eu le mérite de la cohé­rence : mar­chés ouverts same­di mais annu­lés dimanche et les jours sui­vants, métro fer­mé tan­dis que les trains cir­cu­laient tran­quille­ment dans la ville, grands ras­sem­ble­ments inter­dits mais aus­si une mul­ti­tude de petits évé­ne­ments cultu­rels ou spor­tifs, ouver­ture d’un Centre de Crise et de sa ligne d’appel d’urgence pour­tant inac­ces­sibles dès la soi­rée, grandes sur­faces ouvertes mais écoles fer­mées, puis réou­vertes sans sur­veillance par­ti­cu­lière mal­gré le main­tien du niveau d’alerte (sou­dain, nos diri­geants étaient par­fai­te­ment ren­sei­gnés sur les inten­tions des ter­ro­ristes pour qui « Les écoles et les métros seraient moins sus­cep­tibles d’être des cibles »), ou encore octroi d’une prime aux chauf­feurs de De Lijn accep­tant de tra­vailler mal­gré la menace,… Der­rière l’objectif affi­ché d’écarter une menace (objec­tif dont même le Par­quet n’a jamais confir­mé qu’il a été atteint), cette caco­pho­nie a plon­gé la popu­la­tion dans la confu­sion et la psy­chose, cer­tains parents et navet­teurs se deman­dant ain­si pour­quoi on leur fai­sait cou­rir de tels risques en période de « dan­ger maximal ».

 

Croquettes de la liberté, vous êtes bien mal embouchées

Au bout d’une semaine de bou­clage, il a fal­lu tout l’art du rétro­pé­da­lage poli­tique pour jus­ti­fier l’évaporation de la menace, subi­te­ment rede­ve­nue « pos­sible et vrai­sem­blable » (niveau 3) quelques heures après que le Pre­mier ministre ait pour­tant décla­ré qu’elle « est devant nous », et alors que l’OCAM avait annon­cé son main­tien au niveau 4 pour plu­sieurs jours encore. La police avait-elle donc mis la main sur les ter­ro­ristes « lour­de­ment armés » dont la traque a jus­ti­fié le bou­clage de Bruxelles ? Que nen­ni. D’abord, on ne sait tou­jours pas com­bien ils étaient, ces ter­ro­ristes, leur nombre ayant oscil­lé de un à dix selon les décla­ra­tions. Leurs armes et leurs explo­sifs n’ont jamais été sai­sis. Et l’ennemi public n°1 est res­té introu­vable après avoir été vu tour à tour à Ander­lecht et Molen­beek, dans un bar gay et au stade Roi Bau­douin, mais aus­si en direc­tion de la Syrie et en Alle­magne. Il a même fait l’objet d’une ten­ta­tive d’interpellation près de Liège… sauf que ce n’était pas lui, mais un jeune homme de bonne famille qui a bien failli se faire dézin­guer par la police pen­dant son som­meil. Quant aux 16 per­sonnes arrê­tées lors des pre­mières per­qui­si­tions, 15 ont été relâ­chées le len­de­main sans incul­pa­tion… Mal­gré cette absence de résul­tat, le gou­ver­ne­ment nous a expli­qué que « Le carac­tère urgent de la menace se réduit petit à petit ». Pas à coups d’assauts spec­ta­cu­laires ou de déman­tè­le­ment de réseaux, non, on n’est pas au ciné­ma. Mais en avan­çant « petit à petit vers une nor­ma­li­sa­tion de la situa­tion », dou­ce­ment, silencieusement.

En réa­li­té, la hausse et la baisse du niveau d’alerte semblent avoir été davan­tage uti­li­sées à des fins poli­tiques que poli­cières. En une semaine de bou­clage, l’économie bruxel­loise a été tou­chée de plein fouet tan­dis qu’on assis­tait à une recru­des­cence des actes isla­mo­phobes. Pire : il était moins une avant que les Plai­sirs d’Hiver soient annu­lés ! La Ville de Bruxelles, bien en peine de ras­su­rer cha­lands et tou­ristes pour les convaincre de reve­nir faire leur shop­ping dans le centre-ville (d’autant qu’un ministre fédé­ral venait de décla­rer que les cibles pri­vi­lé­giées des ter­ro­ristes seraient des « pôles d’activité com­mer­ciale »), sen­tait le sol se déro­ber sous ses pieds. Mais tout est bien qui finit bien : grâce à la baisse de l’alerte, elle a pu dès le len­de­main inau­gu­rer son mar­ché de Noël avec ses guir­landes spon­so­ri­sées, son Gluh Wein indus­triel, ses fouilles et ses patrouilles de police épau­lées par des agents de sécu­ri­té. Une belle fin d’année en pers­pec­tive. Sauf qu’à moins de se conten­ter d’avoir retrou­vé notre liber­té de consom­mer, il fal­lait bien admettre qu’on venait de vivre un moment d’accélération, le déclen­cheur de quelque chose dont il était encore dif­fi­cile de cer­ner les contours, et qu’il était grand temps de se pré­oc­cu­per des liber­tés qu’on ris­quait de perdre dans cette histoire.

Pen­dant le niveau 4, il n’y a pas que les rues de Bruxelles qui étaient vides. Les médias, d’habitude si prompts à pro­po­ser de l’info en conti­nu en ce genre d’occasion, ont obser­vé un mutisme assour­dis­sant. Ils ont ain­si accep­té « les consignes don­nées » : se taire pen­dant que la police tra­vaille (et pen­dant que les uti­li­sa­teurs de réseaux sociaux dif­fusent des images de chats – ils seront pour cela remer­ciés par l’envoi d’une image de cro­quettes dans une gamelle frap­pée du logo de la police fédé­rale), ne poser aucune ques­tion lorsque le Par­quet daigne don­ner une confé­rence de presse d’à peine 10 minutes et en trois langues s’il vous plaît. Les médias belges ne se sont guère attar­dés par exemple sur ces armes chi­miques qui se sont avé­rées être du lait bat­tu, ni sur l’opération poli­cière rue du Midi dont il fal­lut lire la presse étran­gère pour apprendre qu’elle serait due à une « fausse alerte ». Et lorsqu’ils ont annon­cé qu’une « vague d’attentats » avait été déjouée, c’est sur­tout leur info qui était vague – elle sera d’ailleurs démen­tie par la suite. Cette ana­lyse énon­cée par une radio natio­nale, en plein bou­clage de Bruxelles, résume bien l’état d’esprit média­tique du moment et l’absence de tout recul cri­tique : « La menace reste bien réelle et concrète. Pour­quoi ? Eh bien parce le niveau 4 de la menace est main­te­nu à Bruxelles et, rap­pe­lons-le, il cor­res­pond à une menace immi­nente ». Brillant.

Mais il n’y a pas que la presse qui s’est tue. Pen­dant quelques jours, les voix cri­tiques étaient inau­dibles, comme si elles avaient été anes­thé­siées par la seule évo­ca­tion du terme « ter­ro­risme ». Il fau­dra trois jours pour qu’apparaissent timi­de­ment les pre­miers ques­tion­ne­ments sur la nature de ce qui se dérou­lait : opé­ra­tion anti-ter­ro­riste, ou expé­rience de fran­chis­se­ment de nou­velles fron­tières dans l’état sécu­ri­taire avec aux manettes un gou­ver­ne­ment domi­né par la N‑VA (laquelle dirige les dépar­te­ments de la Sécu­ri­té, de l’Intérieur et de la Défense) ? Mais trois jours, c’est ample­ment suf­fi­sant pour ins­tal­ler un cli­mat de peur et d’anxiété, pour faire accep­ter beau­coup de pré­cé­dents, des mesures « d’exception » qui, insi­dieu­se­ment, risquent bien de deve­nir habi­tuelles… Depuis novembre, l’armée est en rue. Des nou­velles lois liber­ti­cides ont été votées dans l’urgence. Et il est désor­mais ques­tion d’instaurer un niveau 5 de menace, à côté duquel le niveau 4 ne serait plus qu’une banalité.

De ce point de vue, la leçon la plus ter­ri­fiante de cet épi­sode est peut-être de consta­ter à quelle allure le silence peut s’instaurer et les contre-pou­voirs se tarir.