Nous appelons ça l’apartheid

Par Hagai El-Ad

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The Guar­dian


Tra­duit par Faus­to Giudice

https://www.btselem.org/

EN LIEN :

Hagai El-Ad (Haï­fa, 1969) est depuis 2014 le direc­teur exé­cu­tif de B’T­se­lem, le Centre d’in­for­ma­tion israé­lien pour les droits humains dans les ter­ri­toires occu­pés, fon­dé en 1989, Aupa­ra­vant, il a été direc­teur de l’As­so­cia­tion pour les droits civils en Israël et de la Mai­son ouverte de Jéru­sa­lem pour la fier­té et la tolérance.

Mer­ci à Tlax­ca­la

La pro­mo­tion sys­té­ma­tique de la supré­ma­tie d’un groupe de per­sonnes sur un autre est pro­fon­dé­ment immo­rale et doit cesser

 

On ne peut pas vivre un seul jour en Israël/Palestine sans avoir le sen­ti­ment que cet endroit a été constam­ment amé­na­ger pour pri­vi­lé­gier un seul peuple, et un seul peuple : le peuple juif. Pour­tant, la moi­tié de ceux qui vivent entre le Jour­dain et la Médi­ter­ra­née sont pales­ti­niens. Le gouffre entre ces réa­li­tés vécues rem­plit l’air, saigne, est par­tout sur cette terre.

Je ne fais pas sim­ple­ment réfé­rence aux décla­ra­tions offi­cielles qui l’ex­pliquent — et elles sont nom­breuses, comme l’af­fir­ma­tion du Pre­mier ministre Ben­ja­min Neta­nya­hu en 2019 selon laquelle « Israël n’est pas un État de tous ses citoyens” » ou la loi fon­da­men­tale de « l’É­tat-nation » qui consacre « le déve­lop­pe­ment de la colo­ni­sa­tion juive comme une valeur natio­nale ». Ce que j’es­saie d’ob­te­nir, c’est un sens plus pro­fond des per­sonnes comme dési­rables ou indé­si­rables, et une com­pré­hen­sion de mon pays à laquelle j’ai été pro­gres­si­ve­ment expo­sé depuis le jour où je suis né à Haï­fa. Aujourd’­hui, c’est une prise de conscience qui ne peut plus être évitée.

Bien qu’il y ait une pari­té démo­gra­phique entre les deux peuples vivant ici, la vie est gérée de telle sorte que seule la moi­tié d’entre eux jouit de la grande majo­ri­té du pou­voir poli­tique, des res­sources fon­cières, des droits, des liber­tés et des pro­tec­tions. C’est un véri­table exploit de main­te­nir une telle pri­va­tion de droits. Plus encore, de la vendre avec suc­cès comme une démo­cra­tie (à l’in­té­rieur de la “ligne verte” — la ligne d’ar­mis­tice de 1949), à laquelle est asso­ciée une occu­pa­tion tem­po­raire. En fait, un gou­ver­ne­ment gou­verne tout et tous entre le fleuve et la mer, sui­vant le même prin­cipe d’or­ga­ni­sa­tion par­tout sous son contrôle, tra­vaillant à faire avan­cer et à per­pé­tuer la supré­ma­tie d’un groupe de per­sonnes — les Juifs — sur un autre — les Pales­ti­niens. C’est de l’apartheid.

Il n’y a pas un seul cen­ti­mètre car­ré dans le ter­ri­toire contrô­lé par Israël où un Pales­ti­nien et un Juif sont égaux. Les seules per­sonnes de pre­mière classe ici sont des citoyens juifs comme moi, et nous jouis­sons de ce sta­tut à la fois à l’in­té­rieur des lignes de 1967 et au-delà, en Cis­jor­da­nie. Sépa­rés par les dif­fé­rents sta­tuts per­son­nels qui leur sont attri­bués, et par les nom­breuses varia­tions d’in­fé­rio­ri­té aux­quelles Israël les sou­met, les Pales­ti­niens vivant sous la domi­na­tion d’Is­raël sont unis par l’i­né­ga­li­té de tous.

À la dif­fé­rence de l’a­par­theid sud-afri­cain, l’ap­pli­ca­tion de notre ver­sion de celui-ci — l’a­par­theid 2.0, si vous vou­lez — évite cer­tains types d’ignominie. Vous ne trou­ve­rez pas de pan­neaux « réser­vé aux Blancs » sur les bancs. Ici, « pro­té­ger le carac­tère juif » d’une com­mu­nau­té — ou de l’É­tat lui-même — est l’un des euphé­mismes à peine voi­lés déployés pour ten­ter d’obs­cur­cir la véri­té. Pour­tant, l’es­sence est la même. Que les défi­ni­tions d’Is­raël ne dépendent pas de la cou­leur de la peau ne fait aucune dif­fé­rence maté­rielle : c’est la réa­li­té supré­ma­ciste qui est au cœur du pro­blème — et qui doit être battue.

Jus­qu’à l’a­dop­tion de la loi sur l’É­tat-nation, la prin­ci­pale leçon qu’Is­raël sem­blait avoir tirée de la façon dont l’a­par­theid sud-afri­cain s’est ter­mi­né était d’é­vi­ter les décla­ra­tions et les lois trop expli­cites. Celles-ci risquent d’en­traî­ner des juge­ments moraux — et fina­le­ment, le Ciel nous en pré­serve, des consé­quences réelles. Au lieu de cela, l’ac­cu­mu­la­tion patiente, silen­cieuse et pro­gres­sive de pra­tiques dis­cri­mi­na­toires tend à empê­cher les réper­cus­sions de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, sur­tout si l’on est prêt à se conten­ter d’un enga­ge­ment de pure forme envers ses normes et ses attentes.

C’est ain­si que la supré­ma­tie juive des deux côtés de la ligne verte est accom­plie et appliquée.

Nous fai­sons de l’in­gé­nie­rie démo­gra­phique de la com­po­si­tion de la popu­la­tion en nous effor­çant d’aug­men­ter le nombre de Juifs et de limi­ter le nombre de Pales­ti­niens. Nous auto­ri­sons la migra­tion des Juifs — avec une citoyen­ne­té auto­ma­tique — vers tout endroit contrô­lé par Israël. Pour les Pales­ti­niens, c’est le contraire qui est vrai : ils ne peuvent pas acqué­rir un sta­tut per­son­nel où que ce soit sous le contrôle d’ Israël — même si leur famille est d’ici.

Nous orga­ni­sons le pou­voir par l’at­tri­bu­tion — ou la néga­tion — de droits poli­tiques. Tous les citoyens juifs ont le droit de vote (et tous les juifs peuvent deve­nir citoyens), mais moins d’un quart des Pales­ti­niens sous le contrôle d’Is­raël ont la citoyen­ne­té et peuvent donc voter. Le 23 mars, lorsque les Israé­liens iront voter pour la qua­trième fois en deux ans, ce ne sera pas une « célé­bra­tion de la démo­cra­tie » — comme on appelle sou­vent les élec­tions. Il s’a­gi­ra plu­tôt d’un jour de plus où les Pales­ti­niens pri­vés de leurs droits de vote ver­ront leur ave­nir déter­mi­né par d’autres.

Nous orga­ni­sons le contrôle des terres en expro­priant d’im­menses éten­dues de terres pales­ti­niennes, en les main­te­nant hors de por­tée pour leur déve­lop­pe­ment — ou en les uti­li­sant pour construire des villes, des quar­tiers et des colo­nies juives. À l’in­té­rieur de la ligne verte, nous fai­sons cela depuis la créa­tion de l’É­tat en 1948. À Jéru­sa­lem-Est et en Cis­jor­da­nie, nous le fai­sons depuis le début de l’oc­cu­pa­tion en 1967. Le résul­tat est que les com­mu­nau­tés pales­ti­niennes — par­tout entre le fleuve et la mer — sont confron­tées à une réa­li­té de démo­li­tions, de dépla­ce­ments, d’ap­pau­vris­se­ment et de sur­po­pu­la­tion, alors que les mêmes res­sources fon­cières sont allouées au nou­veau déve­lop­pe­ment juif.

Et nous orga­ni­sons — ou plu­tôt, nous limi­tons — le mou­ve­ment des Pales­ti­niens. La majo­ri­té d’entre eux, qui ne sont ni citoyens ni rési­dents, dépendent des per­mis et des points de contrôle israé­liens pour voya­ger dans et entre une zone et une autre, ain­si que pour se dépla­cer à l’é­tran­ger. Pour les deux mil­lions de per­sonnes vivant dans la bande de Gaza, les res­tric­tions de voyage sont les plus sévères — ce n’est pas seule­ment un ban­tous­tan : Israël en a fait l’une des plus grandes pri­sons à ciel ouvert de la planète.

Haï­fa, ma ville natale, était une réa­li­té bina­tio­nale à pari­té démo­gra­phique jus­qu’en 1948. Sur les quelque 70 000 Pales­ti­niens qui vivaient à Haï­fa avant la Nak­ba, moins d’un dixième sont res­tés après. Près de 73 ans ont pas­sé depuis lors, et main­te­nant Israël/Palestine est une réa­li­té bina­tio­nale à pari­té démo­gra­phique. Je suis né ici. Je veux — j’ai l’in­ten­tion — de res­ter. Mais je veux — j’exige — de vivre dans un ave­nir très différent.

Le pas­sé est fait de trau­ma­tismes et d’in­jus­tices. Dans le pré­sent, d’autres injus­tices sont constam­ment repro­duites. L’a­ve­nir doit être radi­ca­le­ment dif­fé­rent — un rejet de la supré­ma­tie, fon­dé sur un enga­ge­ment en faveur de la jus­tice et de notre huma­ni­té com­mune. Appe­ler les choses par leur nom propre — l’a­par­theid — n’est pas un moment de déses­poir : c’est plu­tôt un moment de clar­té morale, un pas dans une longue marche ins­pi­rée par l’es­poir. Voyons la réa­li­té telle qu’elle est, nom­mons-la sans hési­ter — et contri­buons à la réa­li­sa­tion d’un ave­nir juste.