Le Joker est une victime du système et pourtant il n’est ni un héros ni un martyr de la contestation
— Vous avez fait tout cela pour lancer un mouvement, pour devenir un symbole ? — Allons, Murray, ai-je l'air du genre de clown qui peut initier un mouvement ? Joker (2019)
Déjà sans ennemi pour légitimer son existence et sans raison d’appuyer sur le bouton de panique qui appelle à l’unité sociale face à la menace extérieure, notre modèle de vie, a été contraint de développer des stratégies de cohésion et de soumission à l’ordre. La technicisation progressive et imparable de la vie, de la politique, de l’économie et des communications au point de rendre toutes ces dimensions dépendantes non pas de conflits politiques mais de panels d’experts et de commissions, a été l’une des nombreuses formes de contrôle social au cours des 30 dernières années.
Je n’entrerai pas dans ces détails ici mais je soulignerai quelques points minimes : c’est une modalité qui, dans les années 90, a atteint son but avec succès et une fois cette rationalité installée, a commencé à s’épuiser au cours de la dernière décennie au point de ne plus pouvoir contenir ou administrer les troubles politiques de la société. Au Chili, l’explosion sociale a été le moment décisif qui a marqué cet épuisement, mais il y a eu des expressions au cours des deux décennies précédentes. Suite aux épisodes d’octobre 2019, aucun panel d’experts, aucun spécialiste technique et aucun politicien ne pouvait répondre à la simple question de savoir pourquoi un travailleur qui gagne le salaire minimum — et qui dépense déjà entre un cinquième et un quart de son salaire pour le transport — doit accepter une nouvelle augmentation des tarifs de transport, compromettant son salaire parce qu’au Moyen-Orient il y a un conflit pétrolier qui fait augmenter le prix du dollar.
La remise en cause de l’explosion de ces logiques en partie financières, en partie biopolitiques, fait de la stratégie discursive toujours présente de l’ennemi extérieur/intérieur un moyen de désamorcer la politisation et le conflit social croissant. Le problème est que la représentation d’un ennemi puissant qui n’a peur de rien ni de personne doit être tenue en compte. La simple répétition de cette phrase ne garantit pas l’émergence de ce redoutable antagoniste. Il n’est pas aussi facile de trouver une telle représentation dans les décennies précédentes , car il est nécessaire d’élaborer politiquement et esthétiquement une figure dont le “coefficient de malveillance” soit à la fois logique, cohérent et crédible.
Tout était plus simple avant, quand les méchants n’avaient pas à justifier leur mal. Aujourd’hui, cependant, en raison des stratégies rhétoriques propres au pouvoir, la représentation de l’ennemi exige une plus grande épaisseur que celle des ennemis d’antan. Aucun des ennemis inventés par le pouvoir depuis les années 1990 (le Moyen-Orient, le terrorisme, les cartels de la drogue, les immigrants, les Chinois et maintenant même des institutions comme l’ONU ou l’OMS), n’ont réussi à prendre la place que le communisme a prise pendant la guerre froide. Le complot actuel qui lie George Soros, CNN et l’ONU à une sorte de réseau clandestin du communisme international apparaissait autrefois comme une théorie du complot qui fait plus rire que craindre.
La représentation de l’ennemi puissant
Eh bien, je fais le postulat qu’au niveau de la représentation esthétique et artistique, cette question se pose de la même manière que dans l’ordre politico-esthétique. Dans le passé, les méchants pouvaient se permettre de ne pas fournir un argument logique, cohérent et crédible. Maintenant, les films sans base de cohérence minimale sont étiquetés comme des parodies. Par exemple, le Joker de 1989 avec Jack Nicholson n’est aujourd’hui que du kitsch. Ce Joker a basé son mal sur un accident chimique qui a déformé son visage et altéré sa psyché. Cependant, pour la version de 2019 interprétée par Joaquin Phoenix, nous voyons un Joker dont la psyché a été altérée par un passé d’abus d’enfants, de négligence, de diverses formes d’exclusion sociale, de solitude, de douleur indescriptible, de ressentiment et plus encore.
Trouver la représentation d’un ennemi redoutable et cohérent permet aux bons d’exister sans avoir besoin de justification, puisque la présence des mauvais est une raison suffisante de leur existence. Cela explique pourquoi les super-héros du cinéma hollywoodien n’ont pas besoin de la même cohérence d’intrigue que les méchants. Et c’est pourquoi Thanos est finalement le meilleur personnage de la saga Marvel, alors que les super-héros sont plutôt un spectacle d’identités sans épaisseur.
Le raffinement de la figure de l’ennemi a atteint un tel niveau dans le Joker de Todd Philips (2019) qu’il n’est même plus perçu comme un véritable ennemi. Il est simplement une autre victime du système ; une personne maltraitée et battue, sans réseau de soutien efficace, qui a néanmoins fait tout son possible pour s’adapter (bien ou mal) jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus… et qu’il explose.
Selon cette lecture, il semble que l’ennemi ultime soit le modèle lui-même, et non le Joker, ce qui fait qu’il est plus facile de se sentir représenté par lui. En fait, la scène finale du film où le Joker est sauvé d’une arrestation policière et est soulevé devant une foule, est régulièrement citée dans les réseaux sociaux pour la comparer aux diverses protestations dans le monde. Et sans aller plus loin, ici au Chili pendant les manifestations d’octobre, il était possible de voir plus d’une personne marcher au milieu d’une manifestation déguisé en Joker.
Plus de jokers
Pourquoi tout le monde est-il si contrarié par ces types ? Si c'était moi qui mourrais sur le trottoir, vous me marcheriez dessus ! Je passe devant vous tous les jours et vous ne me remarquez même pas ! Arthur Fleck
Cependant, ce serait une erreur de transformer le Joker en un représentant de la protestation sociale. L’étape finale où il arrive est à l’opposé de ce que l’espace de la manifestation offre. C’est le résultat de ne pas avoir réussi à subjectiver politiquement la réalité. Arthur Fleck n’a jamais pu accéder aux canaux de la représentation politique, de la contestation sociale, des liens relationnels avec une sorte de communauté qui lui permettrait de construire une subjectivité singulière. Au cours de sa vie, il a été définitivement coupé de tout lien, au point de vider sa vie de son sens, de ses croyances, de ses valeurs et de ses idéologies. C’est pourquoi il explose tout simplement, mais son explosion est différente de la nôtre : converti en Joker, il cherche à attirer l’attention du monde pour se venger. Plus qu’un anti-système, c’est un antisocial.
Ce qui a mobilisé l’explosion sociale chilienne, c’est le contraire : la prise de conscience que la vie aujourd’hui est devenue dangereusement invivable, et que l’on souhaite donc changer les paramètres qui la déterminent. Il en résulte une exigence politique qui fait appel à un avenir différent, même si elle ne parvient pas à en esquisser la forme. En revanche, dans le Joker (et dans tous les films de super-héros), les manifestants manquent de volonté politique. S’ils apparaissent sur la scène, c’est comme une masse prête à se sacrifier, ou une foule violente qui, sans autre argument, veut tout mettre en feu, comme si elle voulait juste voir le monde brûler. Ainsi, il est justifié qu’ils soient mis à leur place par la force et la réclusion (ce qui justifie à son tour l’apparition du super-héros au cinéma et la brutalité policière dans la vie).
Mais si nous acceptons que dans la version de Todd Philips, le Joker n’est plus l’ennemi mais juste une autre victime… qui est l’ennemi ultime de Gotham (NdlT : ville américaine fictive apparaissant dans les bd américains, domaine de Batman) ? Il n’y a pas d’autre ennemi possible que le peuple (une notion que je comprends ici comme une forme de politisation sociale dont le pouvoir est de contester la légitimité du pouvoir). Le peuple est l’ennemi ultime, car devant lui apparaissent les arguments qui constituent la représentation du héros, de l’ennemi, du politicien, de l’expert, et enfin de l’ordre. N’avons-nous pas vécu cela lors de l’explosion sociale ? D’autre part, l’héroïsation du Joker dans les manifestations sociales, implique d’accepter le discours du pouvoir qui affirme qu’il n’y a pas de sujets politiques mais des sujets brisés, fous, antisociaux qui constituent la masse manifestante, une somme d’individus dépolitisés qui doivent être condamnés, rejetés, réprimés, isolés et soumis à l’ordre.
Le processus ouvert après la révolte sociale a signifié le contraire. C’est pourquoi nous n’avons pas besoin de plus de plaisantins.