Nouvelles précarités et titres-services

De quels emplois parle-t-on ? S’agit-il d’emplois « conve­nables » au sens de la légis­la­tion, s’agit-il d’emplois vou­lus ? En par­ti­cu­lier, quelles sont les condi­tions de tra­vail des « béné­fi­ciaires » de cette mesure lar­ge­ment finan­cée par l’état ?

L’ONEM défi­nit les titre-ser­vice comme « un sys­tème sub­ven­tion­né par l’Etat Fédé­ral per­met­tant aux par­ti­cu­liers de dis­po­ser d’un tra­vailleur d’une entre­prise agréée pour l’exécution de tâches ména­gères au domi­cile ou en dehors de celui-ci ; (…) le titre-ser­vice per­met à de nom­breux tra­vailleurs de reve­nir dans le cir­cuit du tra­vail et de dis­po­ser d’un salaire men­suel garan­ti. » On le constate, la des­crip­tion offi­cielle ne peut man­quer d’insister sur un « bien­fait » annon­cé de cette mesure : le retour à l’emploi et la garan­tie de salaire pour des tra­vailleurs jusque là sans emploi. Mais, au juste, de quels emplois parle-t-on ? S’agit-il d’emplois « conve­nables » au sens de la légis­la­tion, s’agit-il d’emplois vou­lus ? En par­ti­cu­lier, quelles sont les condi­tions de tra­vail des « béné­fi­ciaires » de cette mesure lar­ge­ment finan­cée par l’état ?

Travail subi

Aucune de ces femmes n’a réel­le­ment choi­si de tra­vailler via le dis­po­si­tif titres-ser­vices : cha­cune rap­porte à sa manière que c’est la menace d’une sanc­tion du chô­mage ou du CPAS qui l’a pous­sé à pos­tu­ler auprès d’une agence pour obte­nir un tra­vail sous ce statut.

Maria (42 ans, 3 enfants à charge) : « J’ai beau­coup hési­té avant de pos­tu­ler à l’agence mais je n’ai pas eu le choix : le conseiller de l’ONEM a beau­coup insis­té parce que vu mon pro­fil, comme il dit, j’ai pas le luxe de choi­sir mon bou­lot. »

Aïcha (45 ans, 1 enfant à charge) : « Il n’y a pas de choix, quand tu vois que tu veux du tra­vail, tu pos­tules par­tout et puis tu prends et voi­là. Moi je n’ai pas choi­si, je veux tra­vailler, alors voi­là je tra­vaille. C’est mieux que ne rien faire, je gagne [ma vie] hon­nê­te­ment, moi. Et si je n’acceptais pas les titres-ser­vices, l’agence d’intérim me met­tait tout au bas de la liste, et je n’aurais plus jamais eu de tra­vail même d’intérim. »

Sophie (50 ans, 1 enfant poly­han­di­ca­pé à charge) : « L’assistante sociale m’a dit qu’à mon âge, à part faire du ménage, c’est pas pos­sible. Pour­tant j’ai quand même eu des postes d’assistante de direc­tion et tout, mais là c’est fini : trop vieille, ça coûte trop cher. Et me voi­là faire le ménage chez les autres alors que je déteste faire ça même chez moi ! »

Flo­rence (37 ans, 4 enfants à charge) : « Tu crois vrai­ment qu’on a envie de net­toyer chez quelqu’un ? Tu crois pas que nous aus­si, on aime­rait avoir une bonne pour s’occuper de net­toyer ? Moi, si je le pou­vais, je ferais des études et pas ça. »

Isa­belle (30 ans, 2 enfants à charge dont une petite fille de 10 mois) : « Oui ce n’est pas gai comme bou­lot, sur­tout quand on enchaîne plu­sieurs clients éloi­gnés, avec le tram et tout. Mais bon, c’est un tra­vail avec un contrat, et un horaire pas trop lourd… Enfin, c’est quand même bien pour ma fille, c’est l’assistante sociale qui a eu l’idée pour me per­mettre de m’en occu­per. »

Il faut noter qu’un argu­ment géné­ra­le­ment uti­li­sé pour légi­ti­mer les titres-ser­vices est de lut­ter contre le tra­vail au noir. Cepen­dant, il n’apparaît pas du tout évident que l’introduction de cette mesure ait contri­bué à la dimi­nu­tion du tra­vail au noir en Bel­gique. Comme l’a mon­tré l’enquête SUBLEC [3] , les sta­tis­tiques euro­péennes sous-estiment lar­ge­ment le volume repré­sen­té par le tra­vail non-décla­ré — et la baisse appa­rente de ces indi­ca­teurs est bien infé­rieure à l’erreur d’estimation. Ajou­tons que toutes les études menées auprès des tra­vailleurs concer­nés comme des uti­li­sa­teurs du sys­tème montrent qu’une frac­tion tout à fait mino­ri­taire (moins de 10%) d’entre eux ont régu­la­ri­sé une situa­tion de tra­vail non-décla­ré. Pire encore, le sys­tème titres-ser­vices a pro­vo­qué un volume de fraudes très impor­tant. Comme le concluent des cher­cheurs de la KUL :

« Glo­ba­le­ment, lorsqu’un sec­teur entier doit être sub­ven­tion­né à 80% pour être blan­chi à 10% envi­ron, entraî­nant par là un coût bud­gé­taire consi­dé­rable, le sys­tème peut dif­fi­ci­le­ment être décrit comme un ins­tru­ment effi­cace dans la lutte contre la fraude  [4]. Il est en effet évident que la frac­tion extra­va­gante du bud­get du fédé­ral cou­vrant le coût annuel de la mesure — elle aus­si lar­ge­ment sous-esti­mée par les sta­tis­tiques offi­cielles, pour­rait être consa­crée à d’autres types de mesures plus effi­caces, notam­ment un ren­for­ce­ment des contrôles.

Les missions et la relation au « client »

Les pres­ta­tions pré­vues pour les titres-ser­vices sont théo­ri­que­ment limi­tées : le net­toyage du domi­cile y com­pris les vitres ; la les­sive et le repas­sage ; les petits tra­vaux de cou­ture occa­sion­nels ; la pré­pa­ra­tion de repas et les petites courses ména­gères cou­vrant les courses pour les besoins quo­ti­diens. Il faut noter aus­si qu’aucune pres­ta­tion « titre-ser­vice » ne peut contri­buer à l’activité pro­fes­sion­nelle du « client ». Bien sûr, vu que le contrôle est très faible, les tâches réel­le­ment effec­tuées dépassent ce cadre. Cela n’est pas for­cé­ment mal vécu par nos témoins, cepen­dant elles ne sont ni for­mées ni rému­né­rées pour des mis­sions d’aide-soignante ou d’aide-comptable, pour prendre des exemples frappants !

Flo­rence : « Chez un client, tu dois t’occuper à la fois du gamin et faire le repas. Puis après Madame elle veut prendre son bain, alors tu dois cou­rir rem­plir la bai­gnoire. Ils croient que c’est une bon­niche qu’ils ont à dis­po­si­tion, tu vois.  »

Sophie : « Il y a une vieille dame très vieille et je dois aus­si m’occuper de sa toi­lette. Cela ne me dérange pas, elle est gen­tille, mais je ne pense pas que je dois faire ça nor­ma­le­ment, en fait je ne sais pas. »

Maria : « Chez un client, on est plu­sieurs à aller parce qu’il a beau­coup besoin d’aide — c’est un vieux mon­sieur. Il a par­fois besoin d’aide pour ses papiers, alors on l’aide. Je l’accompagne aus­si à la poste, et tout. »

Aïcha : « Bon j’ai un méde­cin qui me fait net­toyer son cabi­net avec des pro­duits dés­in­fec­tants, et aus­si un avo­cat qui me fait trier des dos­siers. Je crois que ça on ne peut pas. Si je le leur dis, ils vou­dront une autre et l’agence la leur enver­ra. Donc je fais tout ça aus­si parce qu’en plus, c’est pas trop ennuyeux. Même si dés­in­fec­ter la table chez le méde­cin ça dégoûte un peu ! »

Toutes témoignent de dif­fi­cul­tés avec cer­tains clients. Dans ce cas, l’attitude de l’agence dont elles dépendent s’avère défa­vo­rable aux tra­vailleuses. Ajou­tons que toutes font état de dépas­se­ments horaires non-rému­né­rés fré­quents. Maria : « Bon, y a évi­dem­ment des clients dif­fi­ciles. Par exemple, tu recouds un bou­ton et on te crie des­sus parce que c’est pas « bien fait ». J’en ai un aus­si qui est maniaque, il regarde s’il reste des traces de pous­sière et il envoie des mes­sages à l’agence. »

Flo­rence : « Les clients dont je te par­lais, ceux-là avec le gamin insup­por­table, ils me crient des­sus et tout. Bon, moi je m’en moque, ça glisse sur moi. Mais c’est sûr que c’est n’importe quoi et toi tu dois la fer­mer. Il y en a quand même plu­sieurs, des comme ça. Puis il y en a aus­si des sym­pa­thiques, ne crois pas que je dise que tous sont des mau­vais. Mais ceux-là, c’est le cau­che­mar. (…) Et l’agence elle ne fera rien, elle le sait bien. Mais on n’a qu’à prendre sur nous, pour eux c’est facile puisque des comme nous il y en a plein : tu peux me rem­pla­cer quand tu veux par une autre qui cherche un bou­lot, tu vois ? »

Aïcha : « J’en ai un qui me fait un chan­tage sur les chèques. Si je ne preste pas plus d’heures, il ne déclare pas les chèques. Et l’agence le sait, hein. Mais elle ne fait rien non plus. Donc pour lui, je fais plus d’heure et tout le monde trouve que c’est nor­mal. »

Précaires

Toutes les femmes inter­ro­gées sont endet­tées. Leur pré­ca­ri­té est impor­tante et leur salaire men­suel ne couvre pas leurs dépenses — il est à noter que toutes tra­vaillent à temps par­tiel (sou­vent mi-temps). L’allocation com­plé­men­taire dont cer­taines dis­posent (chô­mage ou CPAS) leur est abso­lu­ment nécessaire.

Sophie : « Mon tra­vail c’est même pas le prix des soins pour mon gosse. Avec l’aide du CPAS et tout, ça va, tout juste. Mais je ne peux vrai­ment rien mettre de côté pour m’offrir quelque chose. Tu sais, pour moi ce n’est pas grave. C’est pour mon gosse que c’est dur. Je ne sais pas lui offrir les « petits plus » pour les soins. (…) Il fait du théâtre avec son école et moi je ne peux pas lui payer un cos­tume. Alors je le lui ai fait. Mais ce n’est pas aus­si beau que ceux de ses copains. Je le vois et il le voit aus­si. (…) Et quand on sort de la kiné, j’aimerais bien lui offrir une glace ou une gaufre. Mais si je fais ça, c’est de nou­veau la pente vers les dettes. »

Maria : « On a de quoi man­ger, payer l’école. Pas de quoi faire des fêtes. Mais ma maman qui a une pen­sion et qui vit chez nous, elle m’aide (…) Pour faire des éco­no­mies, je fais une seule fête d’anniversaire pour les enfants, mais ça ne les dérange pas. »

Isa­belle : « La crèche et les couches : la ruine. Mon ex est même pas là pour aider – c’est moi qui l’aide, en fait. Donc sans le CPAS c’est fini. Je rem­bourse un peu les dettes que j’ai eues, aus­si à cause de mon ex, mais je ne res­pecte pas l’échéancier. J’ai un peu peur, mais je crois que je vais obte­nir une nou­velle média­tion. Oui, en fait j’ai vrai­ment peur. »

Conclure ?

On objec­te­ra – c’est un clas­sique – que les cinq témoi­gnages recueillis et dont je n’ai repro­duit ici que des frag­ments, ne sont pas repré­sen­ta­tifs (au sens sta­tis­tique du terme) et que dres­ser une conclu­sion géné­rale quant au sta­tut des tra­vailleurs « titres-ser­vices » est impos­sible en se fon­dant sur ces quelques cas. Cepen­dant, on ne peut nier l’existence de ces témoi­gnages. Ils prouvent à l’envi que les dérives annon­cées du sys­tème existent. Ce que je ne peux quan­ti­fier, bien sûr, c’est leur ampleur. Mais le fait de trou­ver en tirant au hasard dans une liste de plu­sieurs cen­taines de contacts, cinq situa­tions de cet ordre, me pous­se­rait à croire dans leur représentativité.

Les réa­li­tés vécues par ces cinq femmes doivent inter­pe­ler : les tra­vailleurs sous « contrat titres-ser­vices » consti­tuent une armée de réserve que l’on sub­sti­tue déjà aux tra­vailleurs d’une série de fonc­tions, pré­ca­ri­sant par-là ces tra­vailleurs dis­po­sant d’un meilleur sta­tut (par exemple, les aides-soi­gnants) ; ces tra­vailleurs ne dis­posent pas du libre choix de leur tra­vail, et leurs condi­tions de tra­vail ne sont ni décentes, ni convenables.

Mais pen­dant que nous posons ce constat et dans le cadre de la « pré­pa­ra­tion » à la régio­na­li­sa­tion annon­cée de l’ensemble des poli­tiques d’emploi, les dis­cus­sions pour un élar­gis­se­ment du dis­po­si­tif à d’autres mis­sions — par exemple dans le domaine des soins ambu­la­toires et dans le sec­teur para­mé­di­cal — vont d’ores et déjà bon train…

Notes

[1Il faut noter qu’on ne peut pas vrai­ment consi­dé­rer qu’il existe un « sta­tut tra­vailleur titre-ser­vice » à part entière ; bien qu’il existe un type de contrat spé­ci­fique : une grande part des tra­vailleurs concer­nés cumulent leur emploi et des allo­ca­tions par­tielles du chô­mage ou un reve­nu com­plé­men­taire octroyé par le CPAS.

[2Leurs pré­noms ont été rem­pla­cés par un pré­nom choi­si par cha­cune d’elle.

[3Jozef Paco­let, Ser­gio Per­el­man, Fre­de­ric De Wis­pe­laere, Jérôme Schoen­mae­kers, Laurent Nisen, Erma­no Fega­tilli, Estelle Krzes­lo, Marianne De Troyer, Sigrid Mer­ckx (2012) Social and fis­cal fraud in Bel­gium. A pilot stu­dy on decla­red and unde­cla­red income and work : SUBLEC, Leu­ven : Acco.

[4Jozef Paco­let, Fre­de­ric De Wis­pe­laere, Sofie Cabus (2010) Les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel. Le coût réel des titres-ser­vices. Leu­ven : Hiva (KUL).