A propos du film “Septembre Chilien” / Tournage au Chili

Par Bru­no Muel

Le film « Sep­tembre chi­lien » est inclus dans le cof­fret DVD « Les groupes Med­ved­kine », édi­tions Mont­par­nasse, Iskra, 2006

Article paru dans le Monde Diplo­ma­tique en Sep­tembre 2013.

Un film tour­né en quelques jours juste après le coup d’Etat du 11 sep­tembre 1973 au Chili

Com­ment rendre compte par un film, tour­né en quelques jours juste après le coup d’Etat du 11 sep­tembre, des bles­sures, des deuils, des dis­pa­ri­tions, des rumeurs, vécus par des cen­taines de mil­liers de Chi­liens qui avaient vu bru­ta­le­ment s’effondrer ce qui les avait fait vivre et espé­rer pen­dant les trois années de l’Unité Populaire.

Le 12 sep­tembre 1973 au matin, j’ai appris par la radio la nou­velle du coup d’Etat et j’ai pris la déci­sion de par­tir fil­mer au Chi­li. J’ai appe­lé Théo Robichet,avec la cer­ti­tude qu’il serait d’accord. Cette déci­sion nous sem­blait de l’ordre de l’évidence. Théo était pre­neur de sons, j’étais pre­neur d’images. Nous étions à l’époque enga­gés dans l’aventure des groupes Med­ved­kine, lan­cée en 1967 à Besan­çon par Chris Mar­ker et qui se pour­sui­vait à Sochaux. Avec nos amis, ouvriers à la chaîne chez Peu­geot, comme je pense dans tous les groupes mili­tants, nous par­lions sou­vent du Chi­li. Nous avions vision­nés ensemble des films d’Amérique Latine. Ce qui se pas­sait là-bas nous était proche.

A Bue­nos Aires nous avons appris que l’aérodrome de San­tia­go était encore fer­mé. Deux jours plus tard nous avons pris le pre­mier avion dans lequel avaient pris place des oppo­sants à l’Unité Popu­laire qui rega­gnaient le Chi­li. En pas­sant la cor­dillère ennei­gée ils ont sablé le cham­pagne en hur­lant et chantant.

Sur du papier à en-tête d’une télé­vi­sion anglo-saxonne, nous avions rédi­gé une belle accré­di­ta­tion et nous avons bar­dés d’auto-collants camé­ra et magné­to. Heu­reu­se­ment le ser­vice de presse de l’armée chi­lienne était novice en la matière et nous a déli­vré sans ques­tions une carte de presse bri­co­lée sur un car­ton. Nous n’avions que quelques numé­ros de télé­phone dont celui de Pierre Kal­fon, cor­res­pon­dant du Monde à San­tia­go, d’un jeune avo­cat chi­lien dont je n’ai pas gar­dé le nom et d’une Fran­çaise expa­triée au Chili.

Les mili­taires empê­chaient de sor­tir de San­tia­go et qua­drillaient la ville. Si l’ordre avait été réta­bli, l’ambiance était lourde. Les pre­miers jours nous arri­vions à fil­mer dans la rue sans être inquié­tés. Mais cela de devait pas durer. De plus la ville était sou­mise à un couvre-feu inté­gral et du cou­cher du soleil à l’aube nous étions consi­gnés dans le vaste hôtel où des jour­na­listes du monde entier arri­vaient de plus en plus nombreux.

Pour fil­mer ceux qui accep­taient de témoi­gner nous devions nous rendre aux ren­dez-vous avec notre maté­riel dans de dis­crets sacs de voyage. C’est ain­si que notre ami avo­cat nous a fait entrer dans un immeuble de bureau déser­té où nous avons ren­con­tré les deux jeunes femmes bré­si­liennes. Avec pour seule lumière l’angle d’une fenêtre, je m’étais assis par terre et en regar­dant ces beaux visages avec l’oeil de ma camé­ra et en écou­tant ce qu’elles nous disaient il me sem­blait m’enfoncer dans le sol sous le poids de leurs paroles.

Nous étions en effet pris dans une telle empa­thie avec celles et ceux que nous fil­mions que le soir venu, dans notre hôtel où le rigou­reux couvre-feu nous main­te­nait, nous ne par­lions pas de ce que nous avions vu et enten­du dans la jour­née, nous ne pou­vions pas en par­ler. C’était dans nos têtes aus­si le black-out.

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“La voix d’Allende s’adressant aux Chi­liens juste avant de mou­rir ; le peuple en larmes, poing levé, der­rière le cer­cueil de ­Pablo Neru­da : com­ment ne pas fris­son­ner devant cette chro­nique des pre­miers coups por­tés par la junte à l’’Unité popu­laire ? Tour­né à San­tia­go juste après le coup d’Etat, ce docu­men­taire de trente-neuf minutes est précieux.”

Je vou­drais insis­ter sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’interviews mais de décla­ra­tions. Celles et ceux qui pre­naient le risque de par­ler à visage décou­vert avaient un mes­sage à déli­vrer et les mots leurs venaient avec la force de la nécessité.

Au bout d’une dizaine de jours, il est deve­nu dif­fi­cile de fil­mer dans les rues. De plus en plus sou­vent les mili­taires nous arrê­taient, nous deman­daient nos papier, regar­daient avec méfiance notre ridi­cule carte de presse. Un matin, après l’entretien fil­mé dans la minus­cule cour d’une petite mai­son avec deux étu­diants de l’Université Tech­nique, j’ai dit à Théo : « Je crois que nous avons mis notre film en boîte. Il est temps de partir ».

La veille nous avions fil­mé l’enterrement de Pablo Neru­da. Nous ne savions pas que nous allions assis­ter à une mani­fes­ta­tion, la pre­mière mani­fes­ta­tion publique d’opposition aux mili­taires put­schistes. Une demi-heure avant l’heure pré­vue, nous atten­dions devant le cime­tière, quand deux camions bour­rés de mili­taires en armes sont pas­sés au milieu des gens qui com­men­çaient à s’approcher, puis ils sont repar­tis et la foule a gros­si et, bien sûr, tout le monde s’est deman­dé si les mili­taires n’allaient pas reve­nir et tirer dans le tas. La pré­sence de nom­breuses camé­ras et de diplo­mates étran­gers a sans doute empê­ché cela. Et au des­sus de cette masse humaine, au des­sus de cette mani­fes­ta­tion poli­tique incroyable qui avait chan­té l’Internationale, entre les tombes ont jaillis des lam­beaux de poèmes de Pablo Neru­da, décla­més à tue-tête.

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Compte-ren­du à chaud des jour­nées qui ont sui­vi le coup d’É­tat du géné­ral Pino­chet. À San­tia­go, la peur se lit sur les visages. Des mili­tants de l’U­ni­té popu­laire osent cepen­dant par­ler, ébauchent des expli­ca­tions, font part au monde de leur déter­mi­na­tion. Les obsèques de Pablo Neru­da donnent lieu à la pre­mière mani­fes­ta­tion contre le régime. Des images sont prises à l’in­té­rieur du stade natio­nal et devant les grilles où des familles vivent dans l’angoisse.

Pour notre der­nière soi­rée au Chi­li, ceux qui nous avaient gui­dés, accom­pa­gnés, avec les risques que cela pré­sen­tait, ont vou­lu nous orga­ni­ser une petite fête. Mais il y avait le pro­blème du couvre-feu. Ils déci­dèrent alors qu’au lieu d’une soi­rée ce serait une nuit entière. Cha­cun appor­tant à boire et man­ger, nous nous sommes retrou­vés à nou­veau dans un quar­tier désert, dans un immeuble désert dont tous les bureaux étaient fer­més. Quelqu’un s’était muni d’un tourne-disque et nous avons écou­té la musique de Vic­tor Jara et toute cette créa­tion musi­cale qui avait accom­pa­gné l’Unité Popu­laire et que les mili­taires se pré­pa­raient à inter­dire. La gar­dienne de l’immeuble nous a rejoints avec ses propres disques et ils ont chan­té des chants révo­lu­tion­naires. Et puis, un peu avant la fin du couvre-feu, un trem­ble­ment de terre fit tin­ter les verres et les bou­teilles, il y eut un peu de vais­selle cas­sée, des portes bat­tirent et notre équi­libre devint très instable. Ce n’était pas une grosse secousse et les Chi­liens sont habi­tués. N’empêche que nous sommes sor­tis en une file indienne un peu zig­za­guante et avons ouvert la lourde porte vitrée don­nant sur la rue. Un spec­tacle étrange nous atten­dait. Les rares habi­tants du quar­tier étaient sor­tis comme nous, en pyja­mas, en che­mises de nuit, une robe de chambre ou un man­teau enfi­lés à la va-vite, et les sol­dats en armes qui étaient cen­sés tirer sur tout ce qui bouge ne savaient plus quoi faire, eux-mêmes tour­nant en rond dans la lumière bla­farde de l’aube naissante.

 

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Sep­tembre chi­lien” s’inscrit par­fai­te­ment dans la forme du ciné­ma de lutte des années 1970 où l’heure était à la collaboration.

A l’aéroport de San­tia­go, nous avons pas­sé la douane, enre­gis­tré les caisses de maté­riel, les car­tons de pel­li­cules image et de bandes-son de nos der­niers tour­nages (nous avions pu confier à des pilotes d’Air-France nos pre­mières bobines) et nous atten­dions dans la salle d’embarquement lorsque mon nom fut appe­lé par haut-par­leur. J’y allai pas très ras­su­ré et le fus encore moins en voyant nos caisses et nos car­tons entas­sés sur un comp­toir der­rière lequel étaient assis trois offi­ciers de l’armée chi­lienne. Sans cher­cher à voir ma carte de presse ou mes accré­di­ta­tions, le plus gra­dé me deman­da gra­ve­ment ce que nous avions vu au Chi­li. Je bre­douillai que nous avions trou­vé San­tia­go très calme et ce fut tout. Ils tra­cèrent des croix à la craie sur nos affaires en signe de lais­ser-pas­ser et me saluèrent. Les rouages de l’armée put­schiste avaient encore des lacunes.

Le mon­tage de Valé­rie Mayoux, le sou­tien de Chris Mar­ker, la dif­fu­sion de nom­breuses copies par la socié­té mili­tante Scop­co­lor, créée par les jour­na­listes virés de l’ORTF après mai 68, Roger Louis, Mar­cel Trillat et d’autres, tout fut fait pour que ce film puisse jouer son rôle au plus vite.