Actualité reconstituée & détournée

Par François Niney

Extrait du livre L’É­preuve du réel à l’é­cran, de Fran­çois Niney / Édi­tions De Boeck & Lar­cier, 2002

Mots-clés

Le détour­ne­ment consiste à la fois à rendre visible la pro­pa­gande et à la retour­ner contre elle-même : on uti­lise expli­ci­te­ment ses pra­tiques, images et slo­gans com­mer­ciaux et poli­tiques, en y pla­quant un sens sub­ver­sif fai­sant écla­ter l’ordre qu’ils visaient à entretenir.

Reconstitution « plus vrai que nature »

Alors que les opé­ra­teurs Lumière sillonnent le monde en quête de scènes exo­tiques et d’événements poli­tiques, le magi­cien Méliès a l’idée de les recons­ti­tuer en stu­dio. Manière anti­no­mique de conce­voir le mot d’ordre Lumière : « repro­duire la vie ». Dès les débuts du ciné­ma, les actua­li­tés recons­ti­tuées le dis­putent en réa­lisme aux vues « sur le vif ». Loin d’être des tableaux fan­tai­sistes, les recons­ti­tu­tions de Méliès se veulent « plus vraies que nature ».

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Affaire Drey­fus reconstituée

Pour son Affaire Drey­fus, réa­li­sée en onze tableaux début 1899, au moment de la révi­sion reten­tis­sante du pro­cès à Rennes, Méliès s’inspire du chro­mo façon Petit Jour­nal pour L’île du Diable ou La Cour mar­tiale, mais pla­gie très exac­te­ment une pho­to­gra­phie parue dans L’Illustration pour Drey­fus quit­tant le lycée pour la pri­son. Et dans le sai­sis­sant Inci­dents entre jour­na­listes, Méliès atteint un réa­lisme qu’il ne repro­dui­ra jamais : il laisse excep­tion­nel­le­ment les figu­rants s’ébattre jusqu’à la camé­ra et sor­tir du champ par l’avant, pro­dui­sant sur le spec­ta­teur un effet com­pa­rable à celui de l’Arri­vée du train en gare de la Cio­tat.

Cette scé­no­gra­phie est unique dans l’œuvre de Méliès : c’est la seule actua­li­té recons­ti­tuée qui peut pas­ser à nos yeux pour un repor­tage pris sur le vif à la manière des opé­ra­teurs Lumière ; la seule fois où Méliès a mis en scène dans la pro­fon­deur de champ, d’une façon qui nous semble infi­ni­ment plus moderne et cré­dible que ses autres recons­ti­tu­tions véristes sur fond de toiles peintes. Qu’il n’ait pas pour­sui­vi dans cette voie prouve l’attachement psy­cho­lo­gique de l’époque au tableau théâ­tral. Pathé emboî­te­ra le pas avec sa propre ver­sion de l’Affaire Drey­fus, dans un style natu­ra­liste aux décors pri­mi­tifs, et s’offrira un remake plus char­gé encore et plus romance en 1907.

Une autre actua­li­té recons­ti­tuée témoigne du sou­ci de véra­ci­té de Méliès, Le Cou­ron­ne­ment d’Edouard VH (1902) : « Les auto­ri­tés anglaises refu­sèrent de me lais­ser opé­rer pen­dant la céré­mo­nie, mais je fus auto­ri­sé à recons­ti­tuer la scène, sous l’œil bien­veillant du grand maître des céré­mo­nies et avec la col­la­bo­ra­tion de tous les digni­taires civils et mili­taires, je pus des­si­ner a mon aise tous les docu­ments ori­gi­naux, depuis les meubles jusqu’aux armoi­ries. Ain­si je pus réta­blir la scène dans sa véri­té his­to­rique. l’avais trou­vé un sosie frap­pant de sa majes­té dans la per­sonne d’un gar­çon de lavoir. (…) Ce furent les maîtres de céré­mo­nies de West­mins­ter mêmes qui vinrent au stu­dio de
Mon­treuil régler la céré­mo­nie, très exacte et très vraie. Le reste fin pris sur le vif à Londres. Le public anglais accla­ma le cou­ron­ne­ment comme s’il se fût agi du sou­ve­rain véritable. »

Les gens y croyaient-ils ? Oui et non, à la façon des gogos dans les foires venant voir la véri­té toute nue sor­tir du puits (telle Arlet­ty au début des Enfants du Para­dis).

Remet­tons-nous en au témoi­gnage du roi lui-même, qui, avec toute la cour, applau­dit, le len­de­main de son cou­ron­ne­ment, le film qui avait été tour­né avant : « Le plus fort de toute cette affaire, c’est que je me recon­nais fort bien. le recon­nais aus­si fort bien la reine, et si je n’étais pas sûr du contraire, je croi­rais que nous nous sommes vus nous-mêmes en per­sonne. » (G. Sadoul, His­toire géné­rale du ciné­ma, T2, p. 212).

L’équivoque de l’actualité recons­ti­tuée n’est pas sans sus­ci­ter, déjà, l’ambivalence des réac­tions. D’un côté, la War­wick Film de Londres, loin de cher­cher à faire pas­ser le film pour une vue authen­tique, insiste, pour sa publi­ci­té, sur les sommes consi­dé­rables (huit fois plus que Le Voyage dans la lune, aux dires de Méliès !) inves­ties dans cette minu­tieuse et gran­diose recons­ti­tu­tion. De l’autre côté de la Manche, le jour­nal Le Petit Bleu, du 23 juin 1902, n’hésite pas à dénon­cer ce qu’il consi­dère comme une trom­pe­rie : « On vous trompe, Lon­do­niens, en vous affir­mant que le jour même du cou­ron­ne­ment, vous pour­rez contem­pler de votre loge ou de votre fau­teuil, dans un music-hall célèbre, la céré­mo­nie his­to­rique prise sur le vif au moyen de la ciné­ma­to­gra­phie, et immé­dia­te­ment repro­duite sur pel­li­cule, pour votre joie. Certes on vous mon­tre­ra quelque chose mais ce quelque chose sera, pas­sez moi le mot, du chi­qué, du trompe‑l’œil, du théâtre de ban­lieue. L’Edouard VII qu’on vous exhibent solen­nel­le­ment sur son trône, l’Alexandra gra­cieuse et grave qui pren­dra place à ses côtés, seront des figu­rants cou­ron­nés à Mon­treuil, dans une salle pos­tiche enri­chie de toile peinte et meu­blée de fau­teuils de carton. »

On trouve dans ces actua­li­tés recons­ti­tuées un mélange de véra­ci­té et de mélo qui carac­té­ri­se­ra encore quatre-vingts ans plus tard (et l’ingénuité en moins) les docu-drames et rea­li­ty-shows de la télé. Entre temps, le genre aura été por­té à son apo­gée par la série amé­ri­caine répu­tée docu­men­taire The March of Time. L’idée de son pro­duc­teur, le géant Time Inc, fut de dra­ma­ti­ser l’actualité, d’en tirer des sujets longs « bénéfi­ciant » d’un trai­te­ment dra­ma­tique ana­logue à celui de la fiction, en mêlant prises de vues d’actualités et scènes recons­ti­tuées avec des acteurs, le tout sur­mon­té d’un com­men­taire nar­ra­tif au ton apo­ca­lyp­tique. Ce « maga­zine » ciné­ma­to­gra­phique connut un grand suc­cès, durant ses seize années d’existence, de 1935 à 1951, et se mit tout natu­rel­le­ment au ser­vice de la pro­pa­gande amé­ri­caine durant les années de guerre. À la dif­fé­rence de Méliès, Time n’employa jamais offi­ciel­le­ment le terme « recons­ti­tués » pour ses « docu­men­taires d’actualité ». Hen­ry Luce, le direc­teur de Time qui pré­si­da au lan­ce­ment de la série, la reven­di­quait comme « fake­ry in alle­giance ta the truth », du faux obéis­sant à la véri­té ! The March of Time reçut même un Aca­de­my Award en 1937 pour avoir « révo­lu­tion­né » les actua­li­tés. Erik Bar­nouw (cf. Docu­men­ta­ry, pp. 121, 131, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1993) sou­ligne, à juste titre, qu’à l’époque les docu­men­taires de gauche ne recu­laient pas non plus devant la recons­ti­tu­tion, et qu’il n’y avait guère de débat public sur la vali­di­té de cette technique.

On trouve une paro­die en règle de The March of Time au début de Citi­zen Kane (1941). Après la brève scène d’ouverture où Kane meurt en pro­non­çant le fameux « rose­bud », Welles attaque son film par la recons­ti­tu­tion de la vie publique de son héros à la manière docu­men­taire de The March of Time, avec ses cli­chés (Kane à la tri­bune avec Hit­ler!) et ses pon­cifs gran­di­lo­quents. Géniale réponse du ber­ger à la ber­gère : en fabri­quant ce faux docu­men­taire, Welles ne fait pas plus faux que les autres « actua­li­tés » de la série, à ceci près que son héros n’existe pas vrai­ment (encore que sa res­sem­blance avec le magnat de la presse, Hearst, valut à Welles pas mal de démê­lées). À par­tir de ce vrai faux docu­men­taire, la fiction va se mettre en quête de la véri­té com­plexe du per­son­nage, au-delà des images d’actualité qui n’en syn­thé­tisent que l’apparence publique, la dépouille. Remar­quable tour de passe passe de l’imposteur Welles : au regard contra­dic­toire et péné­trant de la fiction, c’est l’actualité qui appa­raît super­fi­cielle et men­son­gère, ins­tru­ment uni­voque de propagande.

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Détournement

Un film plus récent paro­die ce même style d’actualité docu­men­taire à l’américaine des années 30 – 40, cette fois pour nous nar­rer la car­rière d’un héros comique. Inter­pré­té par Woo­dy Allen, Zelig (1983) est un pro­tée, un homme camé­léon qui prend immé­dia­te­ment l’aspect de ceux qui l’entourent. Comme Kane, mais en acteur ano­nyme, invo­lon­taire, il appa­raît à la tri­bune avec Hit­ler ou avec le pape Pie XII. Zelig, c’est la para­bole de l’homme qui, à son corps défen­dant et pour défendre son corps, épouse phy­si­que­ment l’actualité domi­nante. Il s’y assi­mile aus­si­tôt par mimé­tisme. Cet enrô­le­ment de notre héros mal­gré lui dans les images d’époque pro­voque un hia­tus dro­la­tique, un véri­table détour­ne­ment de
l’histoire offi­cielle conte­nue dans ces cli­chés : Zelig se retrouve dans les actua­li­tés comme dans un film de famille.

Der­rière l’enchaînement de ses iden­tifi­ca­tions suc­ces­sives, de ses méta­mor­phoses contra­dic­toires (Zelig se trans­forme aus­si bien en rab­bin au milieu de rab­bins qu’en mili­tant nazi au milieu des nazis), ce sont les actua­li­tés elles-mêmes qui finissent par appa­raître comme un méchant jeu de rôles et de
faux-sem­blants. Elles perdent leur figure objec­tive pour appa­raître comme un vaste home movie tour­nant autour d’un per­son­nage pro­pre­ment insi­gnifiant — puisqu’il n’est qu’à l’image des autres — qui en res­sort comme le plus com­mun dénominateur.

On peut voir dans Zelig un contre­point au Dic­ta­teur, dans lequel l’ingénieux Cha­plin jouait à la fois le tyran et sa vic­time, Hit­ler et le petit bar­bier juif. Zelig, lui, singe tous les rôles, sans y être pour rien (il souffre d’un trau­ma­tisme à per­son­na­li­tés mul­tiples, patho­lo­gie par­ti­cu­liè­re­ment en vogue aux USA). La réus­site de Woo­dy Allen n’est pas sim­ple­ment due à l’excellence de ses tru­cages. Ces incrus­ta­tions de lui-même dans les actua­li­tés filmées pro­voquent un court-cir­cuit comique dans le jeu des repré­sen­ta­tions atti­trées, en inversant
les pôles objec­tif et sub­jec­tif, le fond et le pre­mier plan, le célèbre et l’anonyme, le pou­voir et le pos­sé­dé, l’Histoire (avec un grand H) et la petite his­toire. Son scé­na­rio docu­men­taire pousse à ses consé­quences une remar­quable petite blague, celle des trois Schmidt de Sar­gue­mines. Le pre­mier raconte que, visi­tant le camp où il était pri­son­nier, le Füh­rer soi-même s’approche et dit : « N’es-tu pas le Schmidt de Sar­gue­mines ! » et il le fait libé­rer. Le second pré­tend la même chose mais avec Sta­line. Alors le troi­sième raconte : « En visite à Rome, je vais voir pas­ser le pape dans sa chaise à por­teur. Le pape fait arrê­ter à ma hau­teur en s’exclamant “Mais n’est-ce pas le Schmidt de Sar­gue­mines !” », et il me fait mon­ter à côté de lui. Et sur notre pas­sage, on enten­dait : « C’est le Schmidt de Sar­gue­mines… mais qui c’est le type en blanc à côté de lui ? ».

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Au moment où Méliès recons­ti­tuait L’Affaire Drey­fus à Mon­treuil, l’opérateur Fran­cis Dou­blier réa­li­sait, sur le même sujet, le pre­mier faux (le pre­mier avé­ré du moins) par mon­tage ou plu­tôt col­lage (puisque le mon­tage n’avait pas encore été inven­té). Dou­blier avait été expé­dié en Rus­sie par Louis Lumière. Tra­ver­sant des contrées à fortes popu­la­tions juives, il se vit par­tout deman­der des images d’actualité sur l’Affaire. Il n’en pos­sé­dait évi­dem­ment pas, Drey­fus ayant été jugé et dépor­té en 1894, soit un an avant que les pre­mières camé­ras tournent. Les affaires du ciné­ma­to­graphe n’étant pas trop bonnes (déjà!), confesse Dou­blier dans ses mémoires, il s’employa à satis­faire la demande par un assem­blage de vues tirées de son stock, bobines étran­gères à l’Affaire mais pou­vant don­ner le change avec un com­men­taire ad hoc dans la salle. Un défi­lé mili­taire, offi­cier en tête, incar­nait le Capi­taine Drey­fus soi-même ; une scène de rue à Paris sui­vie d’une vue de la Manu­fac­ture de Sèvres était cen­sée repré­sen­ter le Palais de Jus­tice ! Un remor­queur finlan­dais deve­nait le navire emme­nant Drey­fus à l’île du Diable, elle-même figu­rée par une vue du del­ta du Nil !

C’est la même mani­pu­la­tion — « pour la bonne cause », non plus com­mer­ciale mais mili­tante — que Joris Ivens et ses amis com­mu­nistes de la Film­li­ga hol­lan­daise uti­li­saient, à la fin des années 20. Ne pro­dui­sant pas d’actualités, à la dif­fé­rence d’autres groupes mili­tants en Europe, ils emprun­taient des bandes d’actualités à des pro­jec­tion­nistes com­plai­sants, les remon­taient, les reti­traient dans un sens pro­lé­ta­rien et les
pro­je­taient dans des mee­tings le dimanche, jour de clô­ture des ciné­mas offi­ciels. Les films étaient ensuite remis dans leur forme ini­tiale et res­ti­tués le lun­di matin.

Dans les années 60, les Situa­tion­nistes feront du détour­ne­ment une arme de contes­ta­tion de la Socié­té du spec­tacle. Sui­vant leur concep­tion ins­pi­rée des dadaïstes, le détour­ne­ment consiste à la fois à rendre visible la pro­pa­gande et à la retour­ner contre elle-même : on uti­lise expli­ci­te­ment ses pra­tiques, images et slo­gans com­mer­ciaux et poli­tiques, en y pla­quant un sens sub­ver­sif fai­sant écla­ter l’ordre qu’ils visaient à entre­te­nir. Ain­si, dans son docu­men­taire fait d’images détour­nées et com­men­tées, La Socié­té du Spec­tacle, [Guy Debord nous prend au piège de l’effet pro­pa­gande pour mieux nous faire prendre conscience que la contre-pro­pa­gande c’est encore de la propagande :

-921.jpg L’image montre le pré­sident Pom­pi­dou inau­gu­rant le salon de l’automobile.

Com­men­taire :

— Nous recon­nais­sons là notre vieil ennemi :…

La salle, rem­plie de gau­chistes (les seuls à aller voir a prio­ri les films de Debord), rit, acquise à la cause anti-pompidolienne.

Reprise du com­men­taire tou­jours sur les images du salon de
l’auto :

— la marchandise.

Dans la salle, on rit jaune, gêné de s’être esclaf­fé bête­ment à la simple vu de l’image du pré­sident, d’a­voir ver­sé dans une pro­pa­gande (de gauche) au pre­mier degré. L’ennemi est ailleurs, et le com­men­taire vient dési­gner le point aveugle dans l’image.

 

 

 

 

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