Agit-prop style cubain

Par Peter Rist 

Peter Rist, Ph.D., enseigne l’his­toire et l’es­thé­tique du ciné­ma à l’U­ni­ver­si­té Concor­dia de Mont­réal depuis 1989. Il a été le prin­ci­pal rédac­teur et édi­teur du Guide to the Cinema(s) of Cana­da (2001) et du South Ame­ri­can Cine­ma (co-édi­té avec Timo­thy Bar­nard) : A Cri­ti­cal Fil­mo­gra­phy, 1915 – 1994 (1998). Ses publi­ca­tions les plus récentes (à par­tir de 2014) com­prennent le Dic­tion­naire his­to­rique du ciné­ma sud-amé­ri­cain et un cha­pitre de Elec­tric Sha­dows : A Cen­tu­ry of Chi­nese Cine­ma, “Hong Kong : Des silences à la seconde vague”. Il a beau­coup écrit sur les ciné­mas chi­nois et coréens et contri­bue fré­quem­ment à Offscreen.

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Noti­cie­ros, les actua­li­tés cubaines 1960 – 1970 en DVD — édi­tions INA

San­tia­go Alva­rez, le maitre du montage

San­tia­go Álva­rez a été le pre­mier des cinéastes cubains révo­lu­tion­naires à s’im­po­ser sur la scène mon­diale. Il est éga­le­ment un des plus grands mon­teurs de tous les temps — des cinéastes qui ont mis leur foi dans les pou­voirs du mon­tage — pas­sant de son poste de chef du dépar­te­ment des actua­li­tés de l’ICAIC (Ins­ti­tu­to Cuba­no del Arte e Indus­tria Cine­ma­to­grá­fi­cos) à celui de réa­li­sa­teur d’une série de docu­men­taires brillants, courts, expé­ri­men­taux et rhé­to­riques dans les vibrantes années 1960.

San­tia­go Álva­rez est né le 8 mars 1919, de parents immi­grés espa­gnols. Son père était un anar­chiste et lors­qu’il a été arrê­té, San­tia­go s’est conscien­ti­sé poli­ti­que­ment dès son plus jeune âge. San­tia­go a com­men­cé à tra­vailler comme appren­ti impri­meur à l’âge de 15 ans et a rejoint le syn­di­cat. Il n’a pas tar­dé à orga­ni­ser des grèves, il mili­tait tout en fré­quen­tant les cours du soir et puis est deve­nu direc­teur des pro­grammes de radio. Il se rend aux États-Unis vers la fin de la dépres­sion des années 1930, où il tra­vaille comme mineur de char­bon et fai­sait la plonge dans les res­tau­rants. À New York, il s’ins­crit comme étu­diant à l’u­ni­ver­si­té de Colum­bia et à la Jef­fer­son School, et y fré­quente les cercles com­mu­nistes. À son retour à Cuba, San­tia­go étu­die la phi­lo­so­phie à l’u­ni­ver­si­té de La Havane. Mais rejoint les rangs du Par­ti­do Socia­lis­ta Popu­lar (le par­ti com­mu­niste cubain) et a contri­bué à la fon­da­tion de Nues­tro Tiem­po (Notre temps), un groupe cultu­rel de gauche. Pen­dant la lutte clan­des­tine contre la dic­ta­ture de Ful­gen­cio Batis­ta, il a été arrê­té à plu­sieurs reprises. Plus tard, dans les années 1950, il a trou­vé un emploi dans une sta­tion de télé­vi­sion en tant qu’ar­chi­viste musi­cal, ce qui l’a aidé à se pré­pa­rer au tra­vail dans le domaine des actua­li­tés lors­qu’il a été l’un des pre­miers employés de l’I­CAIC en 1959.

San­tia­go Álva­rez, jour­na­liste, a été nom­mé res­pon­sable du Noti­cie­ro ICAIC Lati­na­me­ri­ca­no dont la pre­mière édi­tion a été publiée à La Havane le 6 juin 1960. L’ICAIC avait expro­prié deux socié­tés d’ac­tua­li­tés pri­vées, fai­sant du stock exis­tant leurs archives, mais le maté­riel qu’ils ont sai­si était rudi­men­taire — par exemple, des camé­ras Bell & Howell à mani­velle avec des maga­sins de film de deux minutes. Faute de maté­riel de sono­ri­sa­tion, Alva­rez et ses assis­tants ont tour­né les pre­miers films d’ac­tua­li­tés en silence et ont ajou­té de la musique et des effets sonores syn­chro­ni­sés en stu­dio, tan­dis que le film pas­sait dans la movio­la. Ain­si, ils ont été encou­ra­gés à expé­ri­men­ter et Álva­rez a déve­lop­pé un style d’ac­tua­li­tés très ori­gi­nal, en se pas­sant de la nar­ra­tion tra­di­tion­nelle de la “voix de Dieu”. Une fois par semaine, un film d’ac­tua­li­tés d’en­vi­ron 10 minutes était pro­duit. Soixante copies ont été réa­li­sées dans l’an­cien labo­ra­toire de trai­te­ment noir et blanc diri­gé par “Tuto” et sa femme et ont été dis­tri­buées dans les salles de ciné­ma du pays. Comme cer­taines per­sonnes ne pou­vaient voir le film que deux ou trois mois après sa réa­li­sa­tion, Álva­rez et les autres ont veillé à ce que le maté­riel ne soit pas trop limi­té dans le temps. San­tia­go Álva­rez en a per­du le som­meil chaque semaine en diri­geant per­son­nel­le­ment chaque film d’ac­tua­li­té durant pas moins de quinze ans. Lors­qu’il a fina­le­ment aban­don­né ce rôle, il a conser­vé le contrôle de la divi­sion des actua­li­tés, qui en 1982 employait vingt-cinq per­sonnes, dont sept direc­teurs de la pho­to­gra­phie et trois réalisateurs.

Au départ, les pre­miers films d’ac­tua­li­tés et docu­men­taires qu’Al­va­rez a réa­li­sés — qui étaient sou­vent des ver­sions aug­men­tées des actua­li­tés — “imi­taient”, selon ses propres termes, “les actua­li­tés capi­ta­listes”. Mais en 1963, avec Ciclón (Oura­gan), un docu­men­taire de 22 minutes qui a été déve­lop­pé comme un film d’ac­tua­li­tés spé­cial à par­tir du Noti­cie­ro #175, Álva­rez a trou­vé sa forme. Le film uti­lise des images tour­nées par dif­fé­rents came­ra­men cubains de l’ou­ra­gan Flo­ra et des opé­ra­tions de sau­ve­tage et de net­toyage qui ont sui­vi dans les pro­vinces de Cama­guey et d’O­riente. Remar­quons que la voix-off ait été com­plè­te­ment sup­pri­mée, car le son d’un héli­co­ptère a été uti­li­sé comme un dis­po­si­tif de struc­tu­ra­tion et un signi­fiant méta­pho­rique pour les opé­ra­tions de sau­ve­tage cubaines. En 1961, Álva­rez avait été nom­mé à la tête de la divi­sion des courts métrages de l’I­CAIC, et il a donc diri­gé pen­dant six ans deux opé­ra­tions. Cela explique peut-être pour­quoi Álva­rez a brouillé les dis­tinc­tions entre docu­men­taire et film d’ac­tua­li­té, mais, en tout cas, en 1965, il a réa­li­sé le pro­to­type du court métrage d’Ál­va­rez, Now. Il pen­sait pro­ba­ble­ment à ce bijou de six minutes, quand il a dit un jour : “Don­nez-moi deux pho­tos, une movio­la et de la musique et je vous ferai un film”.

En uti­li­sant prin­ci­pa­le­ment des pho­to­gra­phies extraites de maga­zines amé­ri­cains tels que Life, Álva­rez crée un mon­tage dyna­mique d’i­mages en jux­ta­po­si­tion avec les paroles de “Now” chan­tées par Lena Horne sur l’air de la chan­son folk­lo­rique juive, “Hava Nagi­la”. Le film qui en résulte, “Now”, qui est la durée exacte de la chan­son enre­gis­trée, est un remar­quable pré­cur­seur du for­mat vidéo musi­cal, en avance de 20 ans sur son temps. En effet, il s’a­git d’une vive cri­tique du racisme aux États-Unis et en lan­çant un appel à l’ac­tion, Now se pré­sente comme un modèle de la forme, bien supé­rieur à la plu­part des vidéo­clips. Álva­rez a presque cer­tai­ne­ment été influen­cé par les pho­to­mon­tages du com­mu­niste alle­mand John Heart­field des années 20 et 30, mais la seule œuvre de col­lage ciné­ma­to­gra­phique de nature poli­tique mar­gi­na­le­ment de gauche qui date d’a­vant Now est celle réa­li­sée en Cali­for­nie du Nord par Bruce Conner et Bruce Baillie. Il est très peu pro­bable qu’Ál­va­rez ait vu l’un de ces films réa­li­sés par ses contem­po­rains américains.

Dans le géné­rique de Now, une musique per­cus­sive donne le ton à une décla­ra­tion pro­vo­ca­trice et furieuse. L’é­cran est divi­sé en trois pan­neaux qui, dans un pre­mier temps, jux­ta­posent une image opti­que­ment impri­mée de Mar­tin Luther King regar­dant à droite, appa­rem­ment confron­té à une pho­to­gra­phie de Lyn­don B. John­son, (LBJ) regar­dant à gauche, modi­fiée de la même manière.

Un fon­du au noir à la fin du géné­rique est sui­vi d’un trip­tyque de la même pho­to­gra­phie sur­ex­po­sée de Lena Horne de pro­fil, sur la bande son, elle com­mence à chan­ter . Cette pho­to se dis­sout dans une autre pré­sen­ta­tion en trois tableaux de Lena Horne regar­dant davan­tage vers la camé­ra, qui à son tour se dis­sout dans son visage s’a­dres­sant direc­te­ment au public, mul­ti­plié à nou­veau par trois. Le film com­mence avec des pho­to­gra­phies de mani­fes­tants noirs amé­ri­cains, dont des enfants oppri­més par la police blanche. L’ef­fet est dyna­mi­sé par les zooms de la camé­ra de la tri­bune de Rodri­guez et Fer­nan­dez et par un mon­tage astu­cieux qui vise à construire un sen­ti­ment de confron­ta­tion nar­ra­tive. La série d’i­mages sui­vante encou­rage le spec­ta­teur à réflé­chir sur le pas­sé de l’A­mé­rique. Des effets spé­ciaux font res­sor­tir la tête d’A­bra­ham Lin­coln des yeux d’un enfant noir, ce qui consti­tue un motif thé­ma­tique clé de la manière dont le mes­sage d’a­mour fra­ter­nel ini­tié par les pères consti­tu­tion­nels des États-Unis s’é­tait éga­ré pen­dant le man­dat de LBJ. Les paroles de la chan­son font écho à ce sen­ti­ment, tout en appe­lant à un chan­ge­ment immédiat :

Allons, allons, prenons un peu de ce truc
Il est là pour vous et moi, pour chacun d'entre eux
Je veux juste faire ce qui est juste sur le plan constitutionnel
Je suis allé jeter un coup d'œil dans mon vieux livre d'histoire
Tout est là, en noir et blanc, pour que tous puissent le voir
Maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant
Tout le monde devrait aimer son frère
Les gens devraient tous s'aimer ...

Il est peut-être décon­cer­tant qu’un film des­ti­né aux Cubains, où les paroles en anglais four­nissent un com­men­taire iro­nique et un cri de ral­lie­ment, car cer­taines des jux­ta­po­si­tions com­plexes d’i­mages sonores dans le mon­tage intel­lec­tuel de Now échap­pe­raient à un public his­pa­no­phone. Mais en Amé­rique du Nord, où l’en­re­gis­tre­ment de “Now” de Lena Horne a été inter­dit, l’ef­fet sur le public uni­ver­si­taire et les groupes poli­tiques de gauche a été pro­fond. La dyna­mi­sa­tion du mon­tage et de la pam­phlé­ti­sa­tion sovié­tique par Álva­rez a ins­pi­ré les films réa­li­sés par San Fran­cis­co et Third World News­reel (qui a éga­le­ment sor­ti ses films), tan­dis que des effets spé­ci­fiques, comme l’ap­pa­rente mitrailleuse des trous noirs en blanc, pour pro­duire le titre du film, Now, ont clai­re­ment influen­cé Jean Luc-Godard, ain­si que les Argen­tins Solanas/Getino dans leur réa­li­sa­tion du tout impor­tant film docu­men­taire La hora do los hor­nos (L’heure des brasiers).

San­tia­go Álva­rez a pour­sui­vi sa cri­tique de la poli­tique inté­rieure amé­ri­caine sous Lyn­don Baines John­son avec LBJ (1968), pro­ba­ble­ment son film le plus expé­ri­men­tal. Le “LBJ” du titre fait réfé­rence non seule­ment aux ini­tiales du pré­sident mais aus­si à celles des trois grands diri­geants poli­tiques amé­ri­cains assas­si­nés dans les années 19601 : Mar­tin Luther King, et les deux Ken­ne­dy, Bob­by et John (ou, “Jack” comme Álva­rez pré­fère l’ap­pe­ler). Bien que cela ne soit jamais expli­cite, LBJ sug­gère par asso­cia­tion qu’un lien peut être éta­bli entre les trois assas­si­nats et la mon­tée en puis­sance de Lyn­don Baines John­son. Appa­rem­ment, c’é­tait l’i­dée d’Ál­va­rez lui-même, mais, étant don­né le regain d’in­té­rêt pour la dis­pa­ri­tion du pré­sident Ken­ne­dy, sus­ci­té par le film JFK (1991) d’O­li­ver Stone — sug­gé­rant la com­pli­ci­té de LBJ dans la conspi­ra­tion — le film d’Ál­va­rez semble être pro­phé­tique et influent. Mais sur­tout, LBJ pré­sente une satire sur la culture et la poli­tique amé­ri­caine. Une image clé du film est celle d’une machine à sous, où les lettres L, B et J appa­raissent suc­ces­si­ve­ment. L’i­mage sug­gère que la vie poli­tique amé­ri­caine est une lote­rie et un jeu (mor­tel) et évoque éga­le­ment un monde de l’argent avec la capi­tale du jeu, Las Vegas, comme sym­bole cen­tral. Ce plan est l’un des rares à avoir été construit uni­que­ment pour le film, le reste étant un col­lage com­plexe de maté­riaux trouvés.

Une cari­ca­ture de LBJ en jeune cow-boy appa­raît comme une icône clé. L’ordre dans lequel il appa­raît est typique. À la fin de la pre­mière par­tie du film, sur “Jack” Ken­ne­dy, une pho­to­gra­phie de lui se dis­sout dans celle de LBJ. Puis, une autre se dis­sout en une image d’un che­va­lier médié­val, et une autre en une image com­po­site du visage de LBJ entou­ré d’une visière de che­va­lier. Ensuite, une dis­so­lu­tion relie Lyn­don Baines John­son en che­va­lier à John­son en cow-boy pour com­men­cer le deuxième épi­sode du film, sur Mar­tin Luther King. Cette courte séquence de mon­tage est truf­fée d’al­lu­sions et de conno­ta­tions. Elle se moque de la tra­di­tion che­va­le­resque euro­péenne — dont Ken­ne­dy était si friand — tout en la reliant au mythe hol­ly­woo­dien du héros des wes­tern. Les deux mythes occi­den­taux sont à l’o­ri­gine, semble-t-il, de l’exis­tence des assas­si­nats poli­tiques en Amé­rique. L’ef­fet est aggra­vé par le décou­page de frag­ments de films hol­ly­woo­diens en grand écran, pro­je­tés ser­rés (sans l’u­ti­li­sa­tion d’une len­tille ana­mor­phique) et en noir et blanc. Leur pré­sen­ta­tion défor­mée accen­tue le côté sati­rique de LBJ, et attire même l’at­ten­tion sur le rela­tif appau­vris­se­ment de l’in­dus­trie ciné­ma­to­gra­phique cubaine. Les frag­ments sont, bien sûr, tirés de films d’ac­tion — Wes­terns, films de guerre et épo­pées his­to­riques — et tous mettent l’ac­cent sur la confron­ta­tion des batailles.

Dans la séquence sur Mar­tin Luther King, le sché­ma se pour­suit, avec la dimen­sion sup­plé­men­taire du conflit racial. Dans tout LBJ, la voix off est absente et seuls quelques titres — sou­vent avec des mots “trou­vés” sur des ban­nières et des pan­cartes — et quelques phrases de dis­cours avec les paroles — des chan­sons — trans­mettent ver­ba­le­ment le mes­sage d’Al­va­rez. Par exemple, lors de la séquence King, on dis­tingue clai­re­ment la voix de Miriam Make­ba, et l’ac­ti­viste noir Sto­ke­ly Car­mi­chael fait un dis­cours. Avec brio, San­tia­go Álva­rez et son équipe ont por­té le for­mat de la com­pi­la­tion d’ac­tua­li­tés à la limite de l’ex­pé­ri­men­ta­tion for­melle dans LBJ, tout en construi­sant un tract féroce et spi­ri­tuel sur la nature dan­ge­reuse de l’in­fluence des médias sur la socié­té amé­ri­caine contem­po­raine en géné­ral, et sur l’a­rène poli­tique en par­ti­cu­lier. Plus spec­ta­cu­laire encore, dans son dyna­misme chao­tique, LBJ fait for­mel­le­ment écho au monde qu’elle cri­tique par la satire, et pré­fi­gure les textes post-moder­nistes des années 1980.

Michael Cha­nan a recon­nu trois thèmes prin­ci­paux dans les films d’Ál­va­rez : “la lutte contre l’im­pé­ria­lisme yan­kee, la soli­da­ri­té avec le Viet­nam” et “le sou­tien mili­tant aux pro­jets de la révo­lu­tion cubaine”. Si Now et LBJ suivent la fas­ci­na­tion très per­son­nelle qu’exer­çait Álva­rez sur le pré­sident contem­po­rain des États-Unis, ils abordent aus­si clai­re­ment le pre­mier de ces thèmes. Il en va de même pour les deux autres films de cette enquête, Hanoi, martes 13 et 79 pri­ma­ve­ras. Mais ils sont aus­si très repré­sen­ta­tifs de la “soli­da­ri­té avec le Viet­nam” d’Álvarez.

Le titre de Hanoi, martes 13 fait réfé­rence au 13 décembre 1966, peu après l’ar­ri­vée de San­tia­go Álva­rez à Hanoi, lorsque l’a­vion amé­ri­cain a atta­qué à 14h50 de l’a­près-midi alors qu’il était en tour­nage. Le film est construit comme Now sur la base de la jux­ta­po­si­tion, mais sa forme est plus proche du docu­men­taire tra­di­tion­nel. L’ou­ver­ture, cepen­dant, implique direc­te­ment LBJ et sa famille dans la guerre avec le Viet­nam, où dans un col­lage sati­rique appa­rait le plan de LBJ. Hanoi, martes 13 com­mence par des images en cou­leur d’œuvres d’art viet­na­miennes, tan­dis qu’une voix off contre­ba­lance leur beau­té sereine par un récit de la lutte du peuple Ana­mite d’A­sie du Sud-Est pour affir­mer son indé­pen­dance. Le texte est tiré d’un livre pour enfants du XIXe siècle, La Edad de Oro (L’âge d’or), écrit par le héros natio­nal cubain, Jose Mar­ti. La séquence sur LBJ, suit le titre prin­ci­pal, Hanoi, martes 13, qui est ani­mé pour s’a­van­cer vers le spec­ta­teur. Un titre simi­laire, “Un gar­çon est né au Texas en 1908”, est ensuite jux­ta­po­sé à un plan de la nais­sance d’une vache, ce qui donne à la séquence un carac­tère agres­sif et pam­phlé­taire. Des plans de mani­fes­ta­tions de jeunes repré­sen­tant la dis­si­dence en Amé­rique, ren­forcent le mode de contre­point et de confrontation.

Lorsque le titre Hanoï, martes 13, passe au Viet­nam, le rythme du mon­tage ralen­tit quelque peu. Les scènes sont construites à par­tir de groupes de plans, où l’im­pres­sion obte­nue est celle d’une com­mu­nau­té vivant dans la soli­da­ri­té et l’har­mo­nie. Par exemple, une scène de per­sonnes tra­vaillant dans les rizières est sui­vie d’une scène de per­sonnes trans­por­tant de la nour­ri­ture dans la ville de Hanoï. Le film fonc­tionne comme une sorte de docu­men­taire ins­truc­tif, et il réus­sit à ce niveau sans com­men­taire en voix off gênant. Nous décou­vrons les pra­tiques de pêche viet­na­miennes par l’ob­ser­va­tion et plus tard nous voyons la fabri­ca­tion de tubes en béton. Au début, on ne sait pas très bien à quoi ils servent, mais peu à peu, on com­prend qu’ils servent d’a­bris anti­aé­riens. Ici, Álva­rez choi­sit d’u­ti­li­ser une camé­ra à cadence rapide pour accen­tuer le dan­ger immi­nent d’une attaque aérienne. On montre que les gens lèvent et baissent les cou­vercles pro­tec­teurs de leurs abris de trot­toir en regar­dant vers le ciel, tan­dis que la camé­ra balaye depuis une voi­ture en mou­ve­ment. Au cours du film, ce “regard vers le ciel” devient un motif sty­lis­tique, où des plans au grand angle de Viet­na­miens indi­vi­duels sont accom­pa­gnés de plans d’angles extrê­me­ment longs d’a­vions amé­ri­cains dans le ciel. Les attaques amé­ri­caines se jux­ta­posent de manière très dif­fé­rente à la vie quo­ti­dienne des Viet­na­miens. Michael Cha­nan appelle ce prin­cipe struc­tu­rel de base, celui de “l’in­ter­rup­tion et de la reprise”. En effet, l’u­ti­li­sa­tion du mon­tage a un effet per­tur­bant, per­tur­ba­teur, mais aus­si, éner­gi­sant. Un titre récur­rent, “Nous trans­for­mons la colère en éner­gie”, se dépla­çant du fond de l’é­cran, vers le spec­ta­teur, donne une impul­sion ryth­mique à l’œuvre.

Une scène mon­trant la dévas­ta­tion bru­tale cau­sée par l’at­taque est peut-être gra­tuite, car elle met l’ac­cent sur des images de des­truc­tion humaine, mais, ailleurs, Hanoï martes 13 offre un contraste brillant avec les ver­sions fil­mées amé­ri­caines de la guerre du Viet­nam (avant et après), avec sa struc­ture dyna­mique et sa repré­sen­ta­tion de la déter­mi­na­tion tran­quille du peuple viet­na­mien. De même, 79 pri­ma­ve­ras, un hom­mage au grand lea­der viet­na­mien, Ho Chi Minh, décé­dé en 1969, peu avant la réa­li­sa­tion du film, sont d’une véné­ra­tion similaire.

De nom­breux élé­ments d’Al­va­rez, désor­mais fami­liers, se retrouvent dans 79 pri­ma­ve­ras, y com­pris le col­lage de maté­riaux dis­pa­rates — pho­to­gra­phies fixes, des­sins, images d’ar­chives, etc. — d’é­tranges jux­ta­po­si­tions de son et d’i­mage, une uti­li­sa­tion mini­male de la voix off, mais une uti­li­sa­tion dra­ma­tique des titres. Pro­vo­ca­teur dans sa cri­tique de la poli­tique offi­cielle des États-Unis tout en sou­li­gnant la nature posi­tive de la dis­si­dence menée par la jeu­nesse amé­ri­caine contre la guerre du Viet­nam. Cepen­dant, comme LBJ l’an­née pré­cé­dente, 79 pri­ma­ve­ras est auda­cieu­se­ment expé­ri­men­tal. Au tout début du film, l’i­mage de fleurs qui se déploient et se fondent dans d’autres images simi­laires marque le “prin­temps” de Ho Chi Minh.

Mais un autre enchai­ne­ment conduit à un plan d’un bom­bar­de­ment et une com­plexi­té d’associations/idées se crée dans l’es­prit du spec­ta­teur grâce à cette jux­ta­po­si­tion d’i­mages grâce au mon­tage. Une image en néga­tif d’un visage se révèle être celui d’Ho Chi Minh lors­qu’elle devient posi­tive, une coupe conduit à un gros plan très ser­ré de ses yeux. Non seule­ment nous sommes ame­nés ici à nous inter­ro­ger en tant que spec­ta­teur de la réa­li­té docu­men­taire, et à réflé­chir soi­gneu­se­ment à ce que nous regar­dons, mais une cer­taine réflexi­vi­té est atteinte : nous lut­tons pour voir et nous nous retrou­vons avec l’i­mage des yeux, eux-mêmes en quête et en inter­ro­ga­tion. Cette “méta­phore thé­ma­tique sur la vision” atteint son apo­gée lorsque, après un résu­mé pas­sion­nant de la vie vic­to­rieuse d’Ho Chi Minh, le film arrive à ses funé­railles, sur une musique de Iron But­ter­fly, rien de moins !

Un effet de scin­tille­ment déforme l’i­mage des per­sonnes en deuil qui passent devant le cer­cueil de leur chef, et l’i­mage de leurs pieds reprend l’ef­fet néga­tif. La super­po­si­tion mul­ti­plie l’ef­fet de deuil. C’est comme si la ter­rible angoisse détrui­sait le film, et c’est ce qui se pro­duit après un mon­tage entre un plan de mani­fes­tants amé­ri­cains brû­lant leurs cartes d’i­den­ti­té ain­si que leur dra­peau et un plan de fleurs pour Ho Chi Minh. Le titre, “Ne lais­sez pas la dés­union du camp socia­liste assom­brir l’a­ve­nir” semble se déchi­rer en petits mor­ceaux, ne lais­sant qu’un cadre vide. Les coups de feu sur la bande sonore semblent pro­vo­quer des rayures et des trous de balles sur les images de com­bat, des déchi­rures brisent l’i­mage et fina­le­ment un arrêt sur une image qui brûle devant nos yeux.

De tels dis­po­si­tifs, bien sûr, sont deve­nus typiques des expé­riences de “Film struc­tu­rel” en Amé­rique du Nord et en Europe à la fin des années 60, mais, avec brio, San­tia­go Álva­rez a décou­vert un ana­logue poli­tique astu­cieux pour la réflexi­vi­té ciné­ma­to­gra­phique, rap­pe­lant l’at­taque sur­réa­liste de Buñuel et Dali contre la sen­si­bi­li­té bour­geoise avec Un chien anda­lou en 1928. Après avoir été sen­si­bi­li­sés et atten­tifs au “voir” dans la pre­mière par­tie de Hanoi, le mar­di 13, nous devons sûre­ment res­sen­tir d’au­tant plus l’at­taque des sens qu’en­traîne une auto­des­truc­tion aus­si mili­tante du médium.

San­tia­go Álva­rez n’a jamais tout à fait retrou­vé les som­mets qu’il avait atteints avec ses courts métrages du milieu, voire de la fin des années 60. Il a com­men­cé à faire des films plus longs, et peut-être que la lon­gueur sup­plé­men­taire a joué contre l’ex­pé­ri­men­ta­tion dyna­mique. Peut-être pen­sait-il que le for­mat plus long exi­geait une uti­li­sa­tion plus réser­vée du style ciné­ma­to­gra­phique. On lui a éga­le­ment sug­gé­ré qu’il avait besoin de la guerre du Viet­nam pour sti­mu­ler sa fer­veur révo­lu­tion­naire. Michael Cha­nan défend avec force la gran­deur de deux longs métrages docu­men­taires sur les visites de Fidel Cas­tro à l’é­tran­ger — De Ame­ri­ca soy hijo y a ella de debo (voyage de Fidel Cas­tro au Chi­li d’Al­lende en 1972), et Y el cie­lo fue toma­do por asal­to (Et le ciel fut pris d’as­saut, 1973), d’Eu­rope de l’Est à l’A­frique — et un autre réa­li­sé pour célé­brer les 30 ans de la Répu­blique démo­cra­tique du Viet­nam, Abril de Viet­nam en el año del gato (Octobre 1977). Et, à l’oc­ca­sion, Álva­rez a retrou­vé sa vraie forme lors­qu’il a été appe­lé à réa­li­ser un film en réponse à une crise urgente — par exemple, El tigre sal­to y mató, pero morirá … morirá (1973) sur le coup d’É­tat fas­ciste au Chili.

Álva­rez est éga­le­ment capable de réa­li­ser des œuvres d’un réel humour et d’un réel charme, sur­tout lors­qu’il traite un de ses sujets favo­ris, comme Fidel Cas­tro. Mi her­ma­no Fidel (1977) suit le lea­der cubain en visite dans la mai­son d’une per­sonne de 93 ans qui a connue José Mar­ti, aujourd’­hui aveugle, Fidel en pro­fite de la durée du film pour ne pas lui révé­ler qui est réel­le­ment son illustre inter­lo­cu­teur. En effet, le cinéaste le plus rapide et le plus pro­li­fique de l’his­toire cubaine reste éton­nam­ment jeune, et a encore le poten­tiel de nous sur­prendre avec quelque chose de nou­veau et d’excitant.

Postscriptum :

Ce texte a été écrit il y a une ving­taine d’an­nées. Timo­thy Bar­nard et moi-même tra­vail­lions sur une fil­mo­gra­phie du ciné­ma lati­no-amé­ri­cain, qui a fina­le­ment été res­ser­rée sur une fil­mo­gra­phie du ciné­ma sud-amé­ri­cain, publiée par Gar­land en 1996. Ain­si, les entrées que nous avions écrites sur les films cubains et mexi­cains ont été exci­sées. C’est bien d’a­voir enfin publié cet article sur San­tia­go Álva­rez, car je l’ai tou­jours consi­dé­ré comme le cinéaste cubain le plus impor­tant. Son tra­vail n’a jamais été facile à voir. Je suis allé à New York en juin 1981 pour voir les copies 16 mm de Now, Hanoi martes 13 (avec une voix off en anglais, et en noir et blanc, uni­que­ment), La guer­ra olvi­da­da (en espa­gnol, uni­que­ment), L.B.J., et 79 pri­ma­ve­ras (éga­le­ment en espa­gnol) à 3rd World News­reel. Fait remar­quable, cette orga­ni­sa­tion est tou­jours en acti­vi­té, et elle loue tou­jours la plu­part de ces films, en tant que films. À cette époque, un autre dis­tri­bu­teur mar­gi­nal basé à New York, Uni­film, pos­sé­dait quelques titres d’Ál­va­rez dans son cata­logue, et deux dis­tri­bu­teurs de films cana­diens à but non lucra­tif, Ide­ra à Van­cou­ver et DEC à Toron­to, avaient éga­le­ment les droits de quelques-uns de ses films. Mais toutes ces socié­tés ont dis­pa­ru depuis long­temps. La Ciné­ma­thèque qué­bé­coise montre occa­sion­nel­le­ment ses excel­lentes copies 35 mm de Ciclón, Now, LBJ, et les ver­sions fran­çaises de Hanoi martes 13 et 79 pri­ma­ve­ras, tan­dis que la Ciné­ma­thèque onta­rienne pré­voit de mon­trer des ver­sions sous-titrées en anglais des deux der­niers et du Laos : La guerre oubliée (La guer­ra olvi­da­da) dans leur pro­chaine série sur la guerre du Vietnam.

Nous pou­vons nous réjouir que, fina­le­ment, huit films d’Ál­va­rez soient appa­rus en DVD en Amé­rique du Nord, tous avec des sous-titres anglais option­nels : Now, Cer­ro Pela­do (1966), Hanoi martes 13, Has­ta la vic­to­ria siempre (1967), LBJ, 79 pri­ma­ve­ras, El sueño del pon­go (1970, la seule fic­tion qu’Al­va­rez ait réa­li­sé), et El tigre saltó y mató, pero morirá … morirá (1973). La qua­li­té des copies varie, mais il est bon de voir les séquences cou­leur au début et à la fin de Hanoi martes 13, qui sont ren­dues en noir et blanc sur la plu­part des copies, et en cou­leur rosée sur d’autres.

Mer­ci au (très) indé­pen­dant cinéaste amé­ri­cain Tra­vis Wil­ker­son pour avoir publié, par l’in­ter­mé­diaire de sa socié­té Extreme Low Fre­quen­cy, “He Who Hits First, Hits Twice : The Urgent Cine­ma of San­tia­go Álva­rez”, ce cof­fret double DVD qui com­prend éga­le­ment un “docu­men­taire” qu’il a réa­li­sé sur le cinéaste, Acce­le­ra­ted Under Deve­lop­ment (2003). Mal­heu­reu­se­ment, toutes les séquences d’in­ter­view que Wil­ker­son a tour­nées avec Álva­rez et ses col­lègues étaient inuti­li­sables, ce qui déli­mite la por­tée et l’u­ti­li­té de son hom­mage. Iro­ni­que­ment, ma propre copie de DVD s’en­raye juste à un des points d’Acce­le­ra­ted Under Deve­lop­ment où Wil­ker­son fait la démons­tra­tion de sa vidéo défec­tueuse, repro­chée à la camé­ra russe avec laquelle il était coin­cé ! Mais on y trouve de mer­veilleuses pho­tos du Cubain avec sa famille, Fidel (bien sûr), Ho Chi Minh, Sal­va­dor Allende, et ses col­lègues cinéastes radi­caux Joris Ivens et Jean-Luc Godard, qui ont un jour qua­li­fié Álva­rez du “plus grand mon­teur de films du monde”. En son temps, il l’é­tait certainement.

San­tia­go Álva­rez a été diag­nos­ti­qué de la mala­die de Par­kin­son en 1991, l’an­née où il a réa­li­sé son der­nier film. Il est décé­dé le 20 mai 1998.