C’est avec la vidéo que nous nous raconterons

Par Hélène Fleckinger, août 2005

Fémi­nisme et ciné­ma mili­tant au début des années 1970, quand des femmes s’emparent des nou­veaux outils tech­no­lo­giques dis­po­nibles, à savoir les camé­ras por­tables, pour fil­mer les ques­tions de socié­té les concernant.

Reconnaissons-nous les femmes,
Parlons-nous, regardons-nous.
Ensemble on nous opprime, les femmes,
Ensemble révoltons-nous.

(Hymne du Mouvement de Libération des Femmes)

 

Dans la fou­lée de mai 68 et des États géné­raux du ciné­ma, le ciné­ma d’intervention renaît de ses cendres, comme à chaque période d’effervescence sociale. Dès le début des années soixante-dix, une par­tie du ciné­ma dit “mili­tant” entre­prend de don­ner la parole à celles et ceux qui jusqu’ici en avaient été pri­vés et de les mon­trer : de simples mili­tants de base ou des acteurs sociaux non orga­ni­sés. Des groupes d’ouvriers par­ti­cipent à la réa­li­sa­tion d’œuvres col­lec­tives et le ciné­ma mili­tant adopte le plus sou­vent la forme docu­men­taire. Le but du ciné­ma d’intervention est alors de fil­mer ce qui est, pour agir sur le déve­lop­pe­ment de la réalité.

Cette révo­lu­tion du ciné­ma a béné­fi­cié incon­tes­ta­ble­ment aux femmes. Moment fort du mili­tan­tisme poli­tique et fémi­niste, les années 1970 repré­sentent un moment clé pour les cinéastes fran­çaises. Alors que des groupes de femmes se forment spon­ta­né­ment pour réflé­chir aux moyens de lut­ter contre leur oppres­sion spé­ci­fique, nom­breuses sont celles qui s’attaquent à ce qui était jusque-là un bas­tion mas­cu­lin. Si, en 1969, 3% de la pro­duc­tion totale des films émane de femmes, la pro­por­tion s’élève dix ans plus tard à 8 ou 9%. En 1976, Viviane For­res­ter écrit dans Paroles… elles tournent, recueil d’articles publié par l’association Musi­do­ra qui a orga­ni­sé le pre­mier fes­ti­val de films de femmes en avril 1974 : “Le regard des femmes, on ne le connaît pas. Que voit-il ? Com­ment découpe-t-il, invente-t-il, déchiffre-t-il le monde ? Je ne le sais pas. Je connais mon regard, le regard d’une femme, mais le monde, vu par d’autres ? Je connais celui des hommes seulement.”

C’est dans ce contexte que des réa­li­sa­trices com­mencent à uti­li­ser les res­sources du ciné­ma et, en par­ti­cu­lier, de la vidéo pour accom­pa­gner les luttes des femmes et se mettre à leur ser­vice. De la ren­contre entre fémi­nisme et ciné­ma “des marges”, mili­tant et expé­ri­men­tal, naît une pra­tique auto­nome qui affirme la néces­si­té de son indé­pen­dance à l’égard du reste du ciné­ma mili­tant, lar­ge­ment domi­né par les hommes. Les réa­li­sa­trices fémi­nistes res­pectent, en cela, les prin­cipes fon­da­men­taux du mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes : non-mixi­té, auto­no­mie par rap­port aux par­tis poli­tiques, refus de toute orga­ni­sa­tion, hié­rar­chie et bureau­cra­tie, et, enfin, prin­cipe que la lutte des femmes est poli­tique en tant que lutte contre une oppres­sion, parce qu’elle met en cause les fon­de­ments mêmes de la socié­té patriarcale.

 

une caméra à soi

“Aucune image de la télé­vi­sion ne veut ni ne peut nous reflé­ter. C’est avec la vidéo que nous nous racon­te­rons.” Ain­si se conclut la vidéo Maso et Miso vont en bateau (1976) des Insou­muses (Carole Rous­so­pou­los, Del­phine Sey­rig, Ioa­na Wie­der et Nad­ja Rin­gart). Les réa­li­sa­trices fémi­nistes consi­dèrent que c’est sur leur propre ter­rain qu’il faut por­ter les coups qui feront cra­quer “le vieux monde”. De même que seules les oppri­mées peuvent ana­ly­ser et théo­ri­ser leur oppres­sion, ce sont elles qui doivent créer leurs propres images et enta­mer une démarche poli­tique d’autoreprésentation : prendre en charge la créa­tion de son image signi­fie se prendre en charge soi-même. Ce dis­cours mène logi­que­ment les fémi­nistes vers l’action audio­vi­suelle. Les mots ne suf­fi­sant plus, il leur faut mettre des images et des sons sur leur his­toire. À l’instar de Vir­gi­nia Woolf qui récla­mait Une chambre à soi, les fémi­nistes demandent “une camé­ra à soi”, non seule­ment pour des rai­sons éthiques et artis­tiques, mais d’abord et avant tout pour des rai­sons prag­ma­tiques. Les femmes de Vidéa, pre­mier col­lec­tif vidéo com­po­sé exclu­si­ve­ment de femmes, créé en France en 1974, le sou­lignent : “Châ­trée depuis tou­jours par la socié­té patriar­cale, façon­née par le désir de l’homme, la femme n’est qu’une image cou­pée de sa propre iden­ti­té. C’est par la lutte, par les connais­sances acquises sur elles-mêmes, que les femmes sont en train de créer leur propre his­toire et leur propre culture.”

Se réap­pro­prier son corps, cela signi­fie aus­si éla­bo­rer des images qui échappent aux modèles véhi­cu­lés par les médias, en par­ti­cu­lier la publi­ci­té qui repro­duit les sté­réo­types de l’idéologie sexiste. Les fémi­nistes reprennent l’idée d’Adrienne Rich, poé­tesse et essayiste, selon laquelle tout ce qui n’a pas de nom ou n’est pas décrit par des images reste indi­cible. Il s’agit donc de se rendre visible, la “revi­sion” étant l’acte qui consiste à voir de nou­veau, avec un regard neuf. Un acte de sur­vie. “Les femmes retrouvent leur propre iden­ti­té, et à par­tir de là, créent leurs propres images. Un film d’échange peut s’élaborer où cha­cune affirme sa spé­ci­fi­ci­té, sans être contrainte d’en réfé­rer à un mode unique de valeurs et de com­por­te­ment. Nous vou­lons pro­je­ter nos rêves, nos fan­tasmes, notre irra­tio­na­li­té, notre folie, nos mys­tères”, écrivent les femmes de Vidéa.

 

émergence des collectifs vidéo et extension des terrains de lutte

Dans les années 1970, un peu par­tout en France, les col­lec­tifs vidéos fémi­nistes vont se mul­ti­plier, à l’image du mou­ve­ment de libé­ra­tion : non ins­ti­tu­tion­na­li­sés, fluc­tuants, mais fer­tiles et nom­breux. Les Insou­muses, Les Cent Fleurs (Danielle Jaeg­gi et Annie Caro), Vidéa (Anne-Marie Faure, Syn Gué­rin, Cathe­rine Lahour­cade et Isa­belle Fraisse) ou encore Airelles Vidéo (Hélène Lioult) entre­prennent de fil­mer toutes les grandes luttes fémi­nistes : com­bats en faveur de l’avortement et de la contra­cep­tion libre et gra­tuite, ou contre le viol, mobi­li­sa­tion du FHAR (Front homo­sexuel d’ac­tion révo­lu­tion­naire), grève et reven­di­ca­tions des pros­ti­tuées, mani­fes­ta­tions contre l’Année inter­na­tio­nale de la Femme décré­tée par l’ONU, luttes anti-impé­ria­listes menées par les femmes en Espagne, à Chypre ou ailleurs dans le monde, lutte des ouvrières des usines Lip ou Ceri­zay, pay­sannes en quête d’un sta­tut, etc. Camé­ra au poing, elles contri­buent lar­ge­ment à l’animation et à la popu­la­ri­sa­tion du mou­ve­ment, mettent en valeur des actions ponc­tuelles (mani­fes­ta­tions, grèves, occu­pa­tions) et relayent des inter­ro­ga­tions qui ne font pas la une des médias (sexua­li­té, les­bia­nisme, mater­ni­té, édu­ca­tion des enfants, tra­vail domes­tique, san­té, image des femmes façon­née par les médias, etc.).

Si la vidéo est le sup­port pri­vi­lé­gié par les femmes, c’est qu’il cor­res­pond par­fai­te­ment à l’esprit de leurs luttes : sou­plesse, proxi­mi­té et confiance. La vidéo per­met, en effet, d’appréhender de l’intérieur des actions dont la presse et la télé­vi­sion ont par­lé de l’extérieur ; elle inter­vient comme un ins­tru­ment de lutte sur le ter­rain, à chaud, de façon spon­ta­née. Yvonne Mignot-Lefebvre résume en ces termes les enjeux de ce nou­vel outil : “Remise en cause des appa­reils cen­tra­li­sés d’information (grande presse et télé­vi­sion sur­tout) ; droit de réponse des citoyens aux médias ; droit à l’expression de tous et, en par­ti­cu­lier, des mino­ri­tés sexuelles, eth­niques, poli­tiques ; droit, enfin, d’une majo­ri­té, les femmes, à sor­tir du silence et à par­ler libre­ment de leur corps, de leur iden­ti­té, de leur luttes.” Les femmes acquièrent la pos­si­bi­li­té de conce­voir entiè­re­ment une pro­duc­tion, de la réa­li­ser et de la mon­ter elles-mêmes. Moyen d’échange, de réflexion, d’action et de créa­tion, la vidéo per­met de nour­rir une parole émi­nem­ment libre, en toute indé­pen­dance. Exclues en majo­ri­té de la tech­nique et du manie­ment de l’argent, les femmes s’approprient un outil peu coû­teux et moins sophis­ti­qué qu’une camé­ra 16 ou 35 mm. Enfin, c’est un sup­port que les hommes ne se sont pas encore réel­le­ment appro­prié, et tout reste à inventer.

 

la vidéo comme contre-pouvoir

Comme l’explique le col­lec­tif Vidéa, la vidéo n’est pas qu’un ins­tru­ment dans une quête d’identité, indi­vi­duelle et col­lec­tive, elle est avant tout un outil de contre-pou­voir : “La vidéo est pour nous une inter­ven­tion fémi­niste. Femmes auprès d’autres femmes, nous fil­mons nos luttes, nos vies, nos rêves. La vidéo est pour nous un moyen de contre-infor­ma­tion. Tout ce qui nous concerne doit être dit par nous, et non par les hommes, qui, déte­nant le mono­pole des médias, déna­turent l’information.” Et Carole Rous­so­pou­los de pré­ci­ser en 1973, dans L’Express : “La vidéo, c’est de la contre-infor­ma­tion, l’arme com­mu­nau­taire qui brise enfin le mono­pole asep­ti­sé de l’ORTF.” De fait, pour Carole Rous­so­pou­los, fémi­niste de la pre­mière heure et pion­nière de la vidéo en France (elle fonde dès février 1970 le groupe Video Out avec son com­pa­gnon Paul), la vidéo est l’outil idéal pour per­mettre aux groupes exclus de s’exprimer, ceux dont on parle sans jamais les écouter.

La vidéo dans sa pra­tique fémi­niste, comme dans toute pra­tique mili­tante, sert donc à ana­ly­ser et à mettre en valeur les conflits sociaux, les contra­dic­tions sociales, et doit contri­buer à la trans­for­ma­tion de l’homme et de la socié­té. Elle doit faire en sorte que la spec­ta­trice entre en résis­tance contre une des carac­té­ris­tiques du ciné­ma : une forme de diver­tis­se­ment fon­dée sur l’évasion des rap­ports sociaux dont on est pri­son­nier, et, entre autres, les rap­ports sociaux de sexe. Les vidéos fémi­nistes confrontent, ain­si, les femmes à leurs condi­tions réelles d’existence en vue de les trans­for­mer. L’art n’est plus sépa­ré de la poli­tique. La vidéo est un moyen d’intervention plus rapide que le ciné­ma, au moment même où une situa­tion cri­tique est en train de se déve­lop­per. Elle est un moyen de com­mu­ni­ca­tion et d’agitation directe. Et les séances de pro­jec­tions, orga­ni­sées en dehors des cir­cuits com­mer­ciaux dans des réunions mili­tantes, sont tou­jours sui­vies de débats, sou­vent très animés.

 

le personnel est politique

Les films et vidéos fémi­nistes ne pré­sentent certes pas d’homogénéité de point de vue : des ten­dances dif­fé­rentes s’expriment, les groupes repré­sen­tés sont mul­tiples. Cepen­dant, au-delà de leurs spé­ci­fi­ci­tés, ils accom­plissent un geste poli­tique com­mun, celui de repré­sen­ter la dif­fé­rence entre les sexes sous la forme conflic­tuelle d’un “dif­fé­rend”, pour reprendre la for­mule de Fran­çoise Col­lin. La dif­fé­rence des sexes y est enten­due comme une construc­tion sociale et cultu­relle qui ren­voie aux sys­tèmes de genre, ensemble de rôles sociaux sexués hié­rar­chi­sés et orga­ni­sa­tion des repré­sen­ta­tions défi­nis­sant le mas­cu­lin et le féminin.

Les réa­li­sa­trices ne se contentent pas de mon­trer, avec une cer­taine fas­ci­na­tion, que les femmes luttent ici ou là. Elles dressent des por­traits de femmes qui racontent leurs expé­riences au sein d’une socié­té patriar­cale où, jusqu’à la consti­tu­tion du mou­ve­ment fémi­niste, elles n’avaient ni his­toire ni voix propre. La plu­part des docu­men­taires sont ain­si consti­tués de témoi­gnages de situa­tions d’exploitation. Les réa­li­sa­trices ne com­mentent jamais les pro­pos de l’extérieur, à tra­vers une voix off. Ne pas cou­per, ne pas cen­su­rer. Rien ne doit entra­ver ou alté­rer la parole : “Je me vois, tu me vois, j’efface, j’enregistre. Je m’appartiens, l’image m’appartient, la tech­nique est au ser­vice de moi : sujet du film.”

Mais les films et vidéos fémi­nistes ne sont pas seule­ment l’expression d’une parole, ils sont aus­si l’expression d’un vécu. Le carac­tère bio­gra­phique, la sim­pli­ci­té et la confiance qui s’établissent entre fil­mantes et fil­mées, appa­raissent, d’ailleurs, comme leurs prin­ci­pales carac­té­ris­tiques. Ces rap­ports de socia­bi­li­té s’envisagent dans un hia­tus entre le per­son­nel et le social, le pri­vé et le public. Les docu­men­taires décrivent et encou­ragent, par consé­quent, des conver­sa­tions poli­ti­sées, dans la mesure où “la déci­sion prise luci­de­ment de racon­ter son his­toire en tant que femme trans­forme la conver­sa­tion, ce moyen ancien de résis­tance dans la culture des femmes, en une force sociale de libé­ra­tion” (Julia Lesage, codi­rec­trice de la revue Jump Cut dans les années 1970).

Ain­si, les films et vidéos fémi­nistes reprennent les struc­tures et le fonc­tion­ne­ment des groupes de prise de conscience, dont le propre est d’ériger en pra­tique poli­tique la mise en com­mun de l’expérience per­son­nelle. Ils poli­tisent donc le domaine pri­vé et per­mettent aux femmes de se ren­con­trer pour par­ta­ger leurs expé­riences, leurs sen­ti­ments, leurs pro­blèmes per­son­nels. Pen­dant le tour­nage, puis lors des pro­jec­tions-débats, ils font décou­vrir que ce qu’elles croyaient indi­vi­duel est en fait com­mun, qu’aux pro­blèmes il y a des causes sociales, qui appellent des solu­tions politiques.

Pour les réa­li­sa­trices, il est donc essen­tiel de par­tir de soi-même, d’être le pre­mier sujet d’expérimentation. Et quand elles filment des tra­vailleuses, par exemple, elles mettent en action le prin­cipe poli­tique de soro­ri­té. Il en res­sort une image tota­le­ment inha­bi­tuelle des femmes : aus­si déter­mi­nées, aus­si lucides que les mili­tants hommes, capables de résis­ter aux inti­mi­da­tions. En écho aux slo­gans lan­cés dans les mani­fes­ta­tions, “Oui papa ! Oui ché­ri ! Oui patron ! Y en a marre !”, l’émancipation ici est double : à l’égard du patron et à l’égard du mari.

 

pour un cinéma non sexiste

Si le ciné­ma dit mili­tant, rebap­ti­sé en 1977 “ciné­ma d’intervention poli­tique et sociale”, a long­temps été domi­né par les hommes, se pré­sen­tant pour l’essentiel comme une inter­mi­nable apo­lo­gie de la viri­li­té et des valeurs qui lui sont liées, les années soixante-dix marquent donc une rup­ture irré­ver­sible. . Elles sont déci­sives, car dans une très large mesure, le ciné­ma ne reflète pas seule­ment des atti­tudes sociales, mais il contri­bue gran­de­ment à les ren­for­cer. L’émergence du fémi­nisme a bou­le­ver­sé la repré­sen­ta­tion des femmes à l’écran : face au défer­le­ment d’images mixtes où se suc­cèdent, tout natu­rel­le­ment, femmes humi­liées, frap­pées ou cho­si­fiées, les réa­li­sa­trices trans­forment les femmes, d’objets pas­sifs du regard mas­cu­lin en sujets actifs de leur deve­nir social. Elles répondent ain­si à l’appel lan­cé par des femmes dans le Mani­feste pour un ciné­ma non sexiste, rédi­gé en 1977 à Utrecht, en marge de la Ren­contre des ciné­mas pro­gres­sistes euro­péens : “Sont anti­sexistes les films qui ne recon­duisent pas la répar­ti­tion tra­di­tion­nelle des rôles mas­cu­lins et fémi­nins sans la condam­ner expli­ci­te­ment ou impli­ci­te­ment, ou les films qui mettent en scène les luttes pour chan­ger l’actuelle situa­tion des choses.