Le collage dans le documentaire latino-américain de décolonisation culturelle

Par Ignacio del Valle Dávila

Tra­duit de l’espagnol (Espagne) par les Étu­diants de Mas­ter 2 du CETIM, avec leur pro­fes­seure Carole Fillière : Marianne Caille­bot, Élise Cap­pon, Lucile Delorme, Débo­rah Dutheil, Sophie Fran­caud, Diane Garo, Dali­la Guer­ras, Lee Lebel, Guille­mette Le Mas­son, Lucie Mar­cusse, Timo­thée Roblin, Ste­phen Sanchez

Source > Ciné Lati­no

Créer deux, trois… de nom­breux col­lages, voi­là le mot d’ordre. Dans les années 1960, le col­lage audio­vi­suel est deve­nu une carac­té­ris­tique dis­tinc­tive des docu­men­taires sur la déco­lo­ni­sa­tion cultu­relle en Amé­rique latine, avec San­tia­go Álva­rez et le Gru­po Cine Libe­ra­ción comme prin­ci­paux repré­sen­tants. Plus tard, il a éga­le­ment été déve­lop­pé par­mi les cinéastes de Uni­dad Popu­lar. Par l’u­ti­li­sa­tion du col­lage, le mode de repré­sen­ta­tion hégé­mo­nique a été remis en ques­tion sur la base d’une “esthé­tique de l’ur­gence”, qui a trou­vé un anté­cé­dent direct dans l’œuvre de Dzi­ga Vertov.

 

D’abord adop­tée comme un mode de repré­sen­ta­tion des évé­ne­ments pour ceux qui n’y avaient pas assis­té, l’utilisation de docu­ments d’archives allait deve­nir dans les années 1960 et 1970 une carac­té­ris­tique de la plu­part des films lati­no-amé­ri­cains de déco­lo­ni­sa­tion cultu­relle. L’insertion de col­lages réa­li­sés à par­tir d’un réper­toire varié d’archives audio­vi­suelles et d’images fixes – pho­tos, cou­pures de jour­naux et de maga­zines, bro­chures publi­ci­taires, des­sins, etc. – s’est lar­ge­ment déve­lop­pée dans le film docu­men­taire et, dans une moindre mesure, dans les fic­tions lati­no-amé­ri­caines de l’époque.

Le déve­lop­pe­ment du col­lage a per­mis la réa­li­sa­tion de films à petit bud­get qui remet­taient en cause les modèles de repré­sen­ta­tion hégé­mo­niques, par la décons­truc­tion et la frag­men­ta­tion du récit et la trans­gres­sion des règles du mon­tage “invi­sible”. L’essor de ces tech­niques allait de pair avec la ten­ta­tive d’offrir une image sub­ver­sive de la réa­li­té. C’était là une “esthé­tique de l’urgence” dont l’objectif était dou­ble­ment révo­lu­tion­naire : cher­cher, d’une part, à révo­lu­tion­ner le ciné­ma en s’affranchissant des formes tra­di­tion­nelles de repré­sen­ta­tion et, d’autre part, à uti­li­ser ces œuvres pour pro­mou­voir et défendre les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires d’Amérique latine.

“L’esthétique de l’urgence” pre­nait son ori­gine dans l’impatience créa­tive des cinéastes qui adhé­raient à l’idéal révo­lu­tion­naire. Cette posi­tion trou­vait un ter­rain fer­tile dans les chan­ge­ments rapides et pro­fonds que vivaient alors les socié­tés lati­no-amé­ri­caines. En 1968, le cinéaste cubain San­tia­go Álva­rez consi­dé­rait que cette posi­tion était un devoir pour les réa­li­sa­teurs révolutionnaires :

Je ne crois pas au cinéma préconçu. Je ne crois pas au cinéma pour la postérité. La nature sociale du cinéma exige une plus grande responsabilité de la part du cinéaste. Cette urgence du Tiers-Monde, cette impatience créatrice de l’artiste, produira l’art de cette époque, l’art de la vie des deux tiers de la population mondiale.

Sur le plan poli­tique, Ernes­to Gue­va­ra avait pro­mul­gué la théo­rie du foco gué­rille­ro, conte­nue dans ce fameux mot d’ordre : “Créer deux, trois… de nom­breux Viet­nam”, titre du mes­sage qu’il avait adres­sé à la Confé­rence tri­con­ti­nen­tale de 1967. Une mis­sion simi­laire s’imposait aux cinéastes révo­lu­tion­naires : faire de leurs films des foyers de gué­rilla qui ser­vi­raient à pro­mou­voir l’utopie révo­lu­tion­naire depuis dif­fé­rentes régions d’Amérique latine. C’est pour­quoi une dimen­sion à la fois natio­nale et conti­nen­tale se dis­si­mule sou­vent dans leurs œuvres. Dans le docu­men­taire, l’urgence du chan­ge­ment révo­lu­tion­naire se tra­dui­sait, en géné­ral, par des films ancrés dans le réel, éla­bo­rés sur une période de temps rela­ti­ve­ment courte, et visant à réveiller les consciences et à expli­quer les événements.

Cette volon­té de défense et d’encouragement des luttes révo­lu­tion­naires de l’époque à tra­vers leurs films a pous­sé les cinéastes à accep­ter et à assu­mer cer­taines limi­ta­tions tech­niques, plu­tôt que de res­ter para­ly­sés devant une ten­ta­tive d’atteindre la vir­tuo­si­té des pro­duc­tions hol­ly­woo­diennes ou du ciné­ma d’Europe occi­den­tale, dont les bud­gets étaient net­te­ment supé­rieurs. Faire de la qua­li­té tech­nique une prio­ri­té, au détri­ment de l’urgence révo­lu­tion­naire, était consi­dé­ré comme une atti­tude sou­mise aux modèles esthé­tiques de la métro­pole, et donc réac­tion­naire. Mal­gré leurs dif­fé­rences sur cer­tains aspects, la plu­part des mani­festes théo­riques du conti­nent ont en com­mun ce refus d’imiter la per­fec­tion tech­nique des modèles occi­den­taux. Ain­si, pour Julio García-Espi­no­sa ce refus s’exprime comme la reven­di­ca­tion d’un “ciné­ma impar­fait”, pour Glau­ber Rocha il devient une “esthé­tique de la faim” tan­dis qu’Octavio Geti­no et Fer­nan­do Sola­nas parlent d’un “ciné­ma-gué­rilla” qui marque une rup­ture avec les modèles de pro­duc­tion hégémoniques.

C’est sur­tout le Noti­cie­ro ICAIC lati­no-amé­ri­cain qui a mis en avant le col­lage, notam­ment dans les docu­men­taires réa­li­sés par San­tia­go Álva­rez, qui en fut le direc­teur durant ses presque 30 ans d’existence 1(1961 – 1990). L’émission créée par l’Institut cubain d’art et d’industrie ciné­ma­to­gra­phiques (ICAIC) a été le der­nier jour­nal d’actualités ciné­ma­to­gra­phique à voir le jour, au moment même où ce for­mat connais­sait une baisse de popu­la­ri­té suite à l’arrivée de la télé­vi­sion. Mal­gré son appa­ri­tion tar­dive, le Noti­cie­ro ICAIC lati­no-amé­ri­cain a réus­si à impo­ser son style en matière de réa­li­sa­tion docu­men­taire et est deve­nu une réfé­rence ciné­ma­to­gra­phique incon­tour­nable à Cuba, en Amé­rique latine et pour nombre de cinéastes mili­tants en Europe.

Le mon­tage était la par­tie du pro­ces­sus de réa­li­sa­tion à laquelle Álva­rez accor­dait le plus d’importance. En règle géné­rale, il n’écrivait pas de scé­na­rio, et par­fois il ne pla­ni­fiait même pas ses tour­nages. C’est sou­vent au cours du vision­nage avec la movio­la qu’il déci­dait de la struc­ture et de la thé­ma­tique de ses docu­men­taires2. Pour ce cinéaste, le mon­tage dépen­dait d’une série de posi­tion­ne­ments vis-à-vis de la réa­li­té dans laquelle il était plon­gé et de son rôle, ouver­te­ment assu­mé, de chro­ni­queur de la Révo­lu­tion cubaine. Selon Álva­rez, la réa­li­té (qu’il désigne comme “les faits”) cor­res­pon­dait à une “matière pre­mière” qui devait être rééla­bo­rée à tra­vers le montage :

“L’utilisation des structures de montage permet de réélaborer l’information originellement filmée, de l’analyser et de la placer dans son contexte de production, lui conférant ainsi une plus large portée et une existence presque illimitée”

L’expérience d’Álvarez dans le domaine de la com­mu­ni­ca­tion a joué un rôle clé dans la recherche d’un lan­gage inno­vant pour le Noti­cie­ro. Les traits les plus carac­té­ris­tiques de son ciné­ma trouvent leur source dans son expé­rience de la radio, des archives sonores de la télé­vi­sion, de la publi­ci­té et des lino­types. La nar­ra­tion à tra­vers la musique, l’utilisation récur­rente de slo­gans, de méta­phores visuelles et l’importance accor­dée à la typo­gra­phie et aux inter­titres semblent consti­tuer une syn­thèse ciné­ma­to­gra­phique de ses expé­riences passées.

Le manque de res­sources et de maté­riel a été l’un des sti­mu­lants qui ont conduit Álva­rez à mettre au point ses tech­niques de col­lage. L’embargo des États-Unis et l’isolement de Cuba ren­daient très dif­fi­ciles – mais pas impos­sibles – l’envoi de cor­res­pon­dants dans les pays du bloc capi­ta­liste et l’entrée de docu­ments d’archives. Tan­dis qu’il était déli­cat de faire entrer du maté­riel audio­vi­suel dans le pays, il était plus facile de pas­ser clan­des­ti­ne­ment des revues. À l’aide d’images tirées de ces revues, qu’il ani­mait ensuite, Álva­rez s’arrangea pour mon­trer ce que ses camé­ras ne pou­vaient fil­mer : les ravages des bombes au napalm (Hanoï, mar­di 13, 1967), la lutte des Afro-Amé­ri­cains pour leurs droits aux États-Unis (Now !, 1965), l’assassinat de Ken­ne­dy (LBJ, 1968), etc.

Le maté­riel uti­li­sé est extrê­me­ment hété­ro­gène : extraits de wes­terns, enre­gis­tre­ments, pho­tos de vitraux, presse à sen­sa­tion, docu­men­taires ani­ma­liers, dis­cours fil­més de Sto­ke­ly Car­mi­chael, Mar­tin Luther King et Hô Chi Minh, cari­ca­tures, pho­to­gra­phies extraites de Play­boy, etc. Les évé­ne­ments sont sou­vent recons­ti­tués par des méta­phores visuelles. Ain­si, dans LBJ, il recrée l’assassinat de Ken­ne­dy au moyen de pho­to­gra­phies du cor­tège de Dal­las, entre les­quelles il intro­duit une séquence d’un film où un arba­lé­trier, dis­si­mu­lé der­rière un arbre, tire un car­reau. Grâce au mon­tage, Álva­rez réus­sit, sous nos yeux, à faire de ce per­son­nage l’assassin du pré­sident des États-Unis.

Dans les films qu’il a réa­li­sés dans les années 1960, et plus par­ti­cu­liè­re­ment à par­tir du repor­tage sur la mort de Beny Moré (édi­tion 142 du Noti­cie­ro) et du docu­men­taire Ciclón, datant tous deux de 1963, on remarque une dis­pa­ri­tion presque totale du nar­ra­teur. S’ajoute à cela l’absence de son direct (et par consé­quent d’interviews) dans presque toute la pro­duc­tion de la décen­nie, et ce pour des rai­sons tech­niques. L’absence de parole est com­pen­sée par une bande-son très éla­bo­rée. Álva­rez tra­vaillait en paral­lèle le mon­tage des images et la sélec­tion de la musique, les deux pro­ces­sus s’influençant alors mutuel­le­ment3. S’appuyant sur des com­po­si­tions spé­cia­le­ment créées par Leo Brou­wer ou sur des chan­sons popu­laires, il uti­li­sait le son comme fil conduc­teur, et il réa­li­sait des anti­no­mies et des contre­points entre la bande-son et les images, pro­dui­sant ain­si de nou­velles images men­tales chez le spectateur.

En Argen­tine, Fer­nan­do Bir­ri, fon­da­teur de l’Institut de Ciné­ma­to­gra­phie de l’Université Natio­nale du Lit­to­ral, s’est inté­res­sé au col­lage, en par­ti­cu­lier dans le court-métrage La pam­pa grin­ga (1963). Dans ce film, il a éla­bo­ré un col­lage à par­tir de pho­to­gra­phies du XIXe siècle et de quelques ani­ma­tions pour retra­cer la vie des immi­grants ita­liens arri­vés à San­ta Fe à la fin du XVIIIe siècle4. Cepen­dant, ce n’est qu’à par­tir de La hora de los hor­nos (L’Heure des bra­siers, Gru­po Cine Libe­ra­ción, 1968) qu’une uti­li­sa­tion du col­lage a pu s’inscrire dans la dénom­mée “esthé­tique de l’urgence”. Le film, qui dure plus de quatre heures, est divi­sé en trois et a été réa­li­sé en par­tie clan­des­ti­ne­ment par Fer­nan­do Sola­nas et Octa­vio Geti­no entre 1966 et 1968. Le film sou­tient la thèse selon laquelle l’Argentine (comme toute l’Amérique latine, excep­té Cuba) se trouve en situa­tion de dépen­dance néo-colo­niale face aux États-Unis et aux métro­poles euro­péennes. Il consti­tue éga­le­ment un appel à la lutte armée et une pré­sen­ta­tion du péro­nisme révo­lu­tion­naire comme le seul mou­ve­ment capable de “libé­rer” le pays.

La liber­té créa­tive de Sola­nas et Geti­no a per­mis de conce­voir le film comme une syn­thèse de styles et de genres. Dans leur réa­li­sa­tion se mêlent ain­si frag­ments d’images d’actualités ciné­ma­to­gra­phiques et télé­vi­suelles, séquences de ciné­ma direct, extraits d’autres films, entre­tiens réa­li­sés par le groupe et scènes inter­pré­tées par des acteurs pro­fes­sion­nels, le tout créant une œuvre éclec­tique com­po­sée d’un col­lage de réfé­rents hétérogènes.

Ce film, intro­dui­sant sur l’écran des cita­tions écrites d’Ernesto Gue­va­ra, San Martín, Fanon, Cas­tro, Sca­la­bri­ni Ortiz et Perón, entre autres, est un exer­cice d’intertextualité. On y trouve éga­le­ment des cita­tions fil­miques, sorte d’hommage aux réa­li­sa­teurs dont Cine Libe­ra­ción se sen­tait proche. Dans La hora de los hor­nos sont inclus des pas­sages de Tire dié (Fer­nan­do Bir­ri, 1960), Maio­ria abso­lu­ta (León Hirz­mann, 1964), Le Ciel, la terre (Joris Ivens, 1967), Hanoi, martes 13 (San­tia­go Álva­rez, 1967) et I dan­na­ti del­la ter­ra (Valen­ti­no Orsi­ni, 1968).

Dans la pre­mière par­tie et dans la séquence d’ouverture de la seconde, Cine Libe­ra­ción uti­lise des col­lages de jour­naux et d’images fixes dont la concep­tion rap­pelle le Noti­cie­ro ICAIC lati­no-amé­ri­cain. Dans ces seg­ments, la bande-son rejette toute rela­tion mimé­tique avec l’image7 et génère une forte ten­sion à tra­vers un rythme de tam­bours cres­cen­do, asso­cié à une suc­ces­sion de plans de plus en plus courts, entre­cou­pés de fonds noirs. Mal­gré l’utilisation d’une typo­gra­phie peu variée, Cine Libe­ra­ción accorde une grande impor­tance aux didas­ca­lies. Dans le film, un tra­vail appro­fon­di a été mené sur le signi­fiant des mots com­po­sant les inter­titres, pro­cé­dé qui vise à atti­rer l’attention sur leur signi­fié. Ain­si, un même mot peut être répé­té inten­tion­nel­le­ment au point d’occuper tout l’écran, ou bien être agran­di brus­que­ment, le spec­ta­teur ayant alors l’impression qu’il se rap­proche de lui. Les dif­fé­rentes tech­niques décrites per­mettent d’atteindre des moments de forte vio­lence visuelle et sonore, que Sola­nas défi­nis­sait comme une “agres­sion envers le spec­ta­teur5” et dont l’objectif décla­ré était de le faire réagir.

Si l’on com­pare avec les réa­li­sa­tions d’Álvarez, les réfé­rences publi­ci­taires sont ici davan­tage pré­sentes ; elles sont réuti­li­sées pour construire une cri­tique caus­tique de la socié­té de consom­ma­tion. Deux élé­ments peuvent expli­quer la place accor­dée à la publi­ci­té, dont les sché­mas sont éga­le­ment repro­duits dans cer­taines séquences du film. D’une part, l’une des fina­li­tés de La hora de los hor­nos est de faire appa­raître le consu­mé­risme et les médias de masse comme des “armes” du sys­tème néo­co­lo­nial6 ; d’autre part, et para­doxa­le­ment, Sola­nas était l’un des prin­ci­paux publi­ci­taires audio­vi­suels argen­tins de l’époque.

Les tech­niques pré­cé­dem­ment décrites se sont ensuite répan­dues chez cer­tains cinéastes chi­liens qui adhé­raient au gou­ver­ne­ment d’Unité popu­laire (1970 – 1973). Le court-métrage Ven­ce­re­mos de Pedro Chas­kel et le long-métrage Des­co­me­di­dos y chas­cones de Car­los Flores (mon­té par Chas­kel), tous deux pro­duits par le Centre de ciné­ma expé­ri­men­tal de l’Université du Chi­li, sont emblé­ma­tiques de cette ten­dance. Ces deux films coïn­cident avec le début et la fin de la “voie chi­lienne vers le socia­lisme” : Ven­ce­re­mos a été réa­li­sé durant la cam­pagne élec­to­rale de 1970 et la pre­mière de Des­co­me­di­dos y chas­cones devait avoir lieu le 11 sep­tembre 1973.

Tous deux ont en com­mun l’utilisation de pho­to­gra­phies et d’archives audio­vi­suelles, un tra­vail sur les signi­fiants des textes écrits et un usage en contre­point de la bande-son et de l’image. Pour­tant, ces traits, encore à l’état embryon­naire, sont à peine esquis­sés dans le pre­mier alors que leur arti­cu­la­tion est bien plus com­plexe dans le second. Le col­lage fonc­tionne comme l’un des fils conduc­teurs de la pre­mière par­tie de Des­co­me­di­dos y chas­cones une étude de la jeu­nesse chi­lienne incluant une ana­lyse du mou­ve­ment hip­pie. Les col­lages d’images fixes se suc­cèdent, avec une atten­tion par­ti­cu­lière por­tée aux mes­sages publi­ci­taires adres­sés à la jeu­nesse. Dans l’une des séquences appa­raît l’image ani­mée d’un billet d’un dol­lar à l’ovale cen­tral vide, dans lequel défilent, à la manière des sym­boles d’une machine à sous, des bombes, des images de femmes nues et les visages de Nixon et d’Eduardo Frei Mon­tal­va. Ce col­lage fébrile est gui­dé par ce qui semble être une libre asso­cia­tion d’idées qui n’est pour­tant pas sans rap­pe­ler LBJ d’Álvarez. Flores intro­duit à plu­sieurs reprises l’image d’une main armée d’un revol­ver, qui, depuis l’ovale, tient en joue le public. Cette agres­sion expli­cite vise à faire réagir celui-ci face au risque que repré­sentent non seule­ment la poli­tique nord-amé­ri­caine et l’opposition chi­lienne mais éga­le­ment la socié­té de consom­ma­tion. Dans ce film, Flores ins­taure un dia­logue direct avec les tra­vaux d’Álvarez et de Sola­nas. Le cinéaste chi­lien affirme7 que le tra­vail du direc­teur du Noti­cie­ro ICAIC lati­no-amé­ri­cain a été, de par sa capa­ci­té à allier mes­sage poli­tique et inno­va­tion esthé­tique, une source d’inspiration :

J’ai été surpris par les réactions que suscitaient les films d’Álvarez, pourtant assez sophistiqués, dans les bidonvilles : on s’y rendait souvent pour diffuser ces films, qui remportaient un franc succès […] Álvarez était le lien que je recherchais. On se disait : “on n’est pas des artistes, on est des révolutionnaires.” Mais en le disant, on commençait à douter : on voulait être aussi des artistes. Alors, comment être artiste et révolutionnaire à la fois ? Álvarez résout ce problème.

20Le témoi­gnage de Flores est inté­res­sant car il montre que l’exemple cubain a ouvert la voie à la créa­tion chi­lienne ; cepen­dant, il rend éga­le­ment compte de la dépen­dance des réa­li­sa­teurs chi­liens à ce modèle. Au fil des années, les cinéastes chi­liens auraient sans doute réus­si à se défaire de cette influence et à créer des œuvres plus auto­nomes ; tou­te­fois, le coup d’État de 1973 a frei­né ce pro­ces­sus. La dic­ta­ture les a for­cés à redé­fi­nir leur œuvre, la plu­part du temps depuis l’exil. En plus du chan­ge­ment trau­ma­ti­sant de lieu d’énonciation, la chute du pro­jet révo­lu­tion­naire de l’Unité popu­laire a entraî­né un bou­le­ver­se­ment pro­fond dans les thé­ma­tiques abor­dées, puisque l’utopie de la libé­ra­tion était entrée en crise, et avec elle l’esthétique de l’urgence.

Le col­lage audio­vi­suel lati­no-amé­ri­cain est proche, par cer­tains aspects, du ciné­ma de Dzi­ga Ver­tov. Pour le cinéaste sovié­tique – qui défen­dait un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, tout comme les Lati­no-Amé­ri­cains – il était pos­sible de “construire” un film docu­men­taire avec des “ciné-objets” : des prises réa­li­sées par d’autres opé­ra­teurs dont le mon­tage don­nait nais­sance à une œuvre pos­sé­dant un espace-temps auto­nome8. Les futu­ristes et les dadaïstes avaient déve­lop­pé une idée sem­blable, en construi­sant leurs œuvres à par­tir de maté­riaux de diverses pro­ve­nances. Ver­tov a repris cette pra­tique en uti­li­sant comme maté­riel le registre fil­mique du réel.

Les registres fil­miques du réel étaient uti­li­sés en tant que maté­riau qui, réor­ga­ni­sé et rema­nié, per­met­trait de don­ner un sens aux phé­no­mènes de la vie, c’est-à-dire d’opérer le “ciné-déchif­fre­ment com­mu­niste” du monde, ce qui était l’objectif final du ciné­ma selon Ver­tov. Il s’agit d’un tra­vail dans lequel la table de mon­tage joue un rôle fon­da­men­tal, bien qu’elle ne soit pas le seul outil uti­li­sé. Pour expli­quer sa concep­tion du mon­tage, Ver­tov a créé la notion d’“intervalle”, une “cor­ré­la­tion visuelle des images les unes par rap­port aux autres” qui per­met­tait leur pro­gres­sion, décrite comme “la tran­si­tion d’une impul­sion visuelle à la sui­vante”. L’intervalle fait réfé­rence à une dimen­sion spa­tio-tem­po­relle dans laquelle le signi­fié des images résulte de la rela­tion qui s’établit entre elles9. Comme l’explique Gilles Deleuze, la notion d’“intervalle” per­met la plus grande liber­té créa­tive : “L’intervalle ne sera plus ce qui sépare une réac­tion de l’action subie, […] mais au contraire ce qui, une action étant don­née dans un point de l’univers, trou­ve­ra la réac­tion appro­priée dans un autre point quel­conque et si dis­tant soit-il10”.

L’insertion d’éléments sans rap­port entre eux, mais dont l’association dia­lec­tique sug­gère de nou­velles images men­tales chez le récep­teur, est une carac­té­ris­tique clé du docu­men­taire lati­no-amé­ri­cain éla­bo­ré à par­tir de col­lages audio­vi­suels. Ses auteurs ont déve­lop­pé une concep­tion du mon­tage proche de la notion d’“intervalle” de Ver­tov. Ce qui semble avoir pri­mé dans le choix du maté­riel audio­vi­suel n’était pas son ori­gine mais plu­tôt la cor­ré­la­tion visuelle des images, à par­tir des­quelles se construi­saient de nou­velles signi­fi­ca­tions. Les asso­cia­tions entre des bandes des­si­nées de super-héros et les ravages cau­sés par la guerre du Viet­nam, entre une taren­tule et la CIA, un chien et la pho­to de Lyn­don B. John­son, un abat­toir et des publi­ci­tés pour des voi­tures ou pour des rafraî­chis­se­ments, un tau­reau et l’aristocratie argen­tine, un cock­tail mon­dain et la répres­sion d’un groupe de syn­di­ca­listes, se suc­cèdent dans des films comme Now !, LBJ, 79 pri­ma­ve­ras (79 prin­temps) de San­tia­go Álva­rez, La hora de los hor­nos de Gru­po Cine Libe­ra­ción ou encore Des­co­me­di­dos y chas­cones de Flores.

Cela va de pair avec l’appropriation des images pro­ve­nant de la presse états-unienne (les médias du “sys­tème” ou de l’“impérialisme nord-amé­ri­cain”, selon le lan­gage de l’époque). Bien enten­du, ce pro­cé­dé ne res­pec­tait abso­lu­ment pas les droits d’auteur. San­tia­go Álva­rez lui-même le sou­li­gnait, non sans un cer­tain humour, par l’expression “pho­tos d’un peu par­tout” que l’on peut lire au géné­rique d’un grand nombre de ses films. Ce type d’appropriation ren­ferme une fina­li­té sub­ver­sive : le maté­riau uti­li­sé se voyait dépouillé de son sens ori­gi­nel et venait s’insérer dans un dis­cours cri­tique, voire bel­li­gé­rant, char­gé d’une pro­fonde vio­lence visuelle. Comme l’explique María Lui­sa Orte­ga11 :

Dans bien des cas, l’ironie et même la parodie sont inhérentes aux opérations de relecture de l’iconographie et des discours officiels. La violence dans la représentation, qui vise à produire le choc, la surprise ainsi que l’impact, et le viol du signifiant des représentations antérieures, […] seront, en somme, la forme de réincarnation du collage dans le documentaire politique latino-américain […]”

Cette pra­tique impli­quait éga­le­ment un tra­vail sur la matière même des frag­ments consti­tuant les col­lages : accé­lé­ra­tion et ralen­ti de la pel­li­cule, décou­page de pho­tos, sur­im­pres­sion de des­sins, ou même dégra­da­tion du cel­lu­loïd – rayé, per­fo­ré, brû­lé – comme dans le cas de 79 pri­ma­ve­ras d’Álvarez, où le pho­to­gramme finit par être com­plè­te­ment détruit.

Une des prin­ci­pales dif­fé­rences entre la pra­tique déve­lop­pée par les cinéastes lati­no-amé­ri­cains et celle de Ver­tov réside dans le rôle signi­fi­ca­tif que ces pre­miers ont accor­dé à l’image fixe dans leurs films. Ver­tov, en revanche, sem­blait bien plus inté­res­sé par l’analyse du mou­ve­ment – le pseu­do­nyme Dzi­ga Ver­tov signi­fie “mou­ve­ment per­pé­tuel”. Par ailleurs, Ver­tov attri­buait à la camé­ra une supré­ma­tie sur l’œil humain et pré­ten­dait la “libé­rer”, c’est-à-dire évi­ter que l’objectif imite “le tra­vail de notre œil12”.

Même si le recours à des points de vue et des pers­pec­tives dif­fé­rents de ceux que l’œil humain adopte dans des cir­cons­tances habi­tuelles était un carac­tère dis­tinc­tif des réa­li­sa­teurs lati­no-amé­ri­cains en ques­tion, ceux-ci n’ont jamais reven­di­qué la supé­rio­ri­té de la camé­ra sur l’œil. Les impor­tantes limi­ta­tions tech­niques aux­quelles ils étaient confron­tés les ont bien sou­vent contraints à réa­li­ser les films en dépit d’équipements en mau­vais état. Le col­lage lati­no-amé­ri­cain doit plus à la pré­ca­ri­té de l’œil de la camé­ra qu’à sa supé­rio­ri­té sur l’œil humain.

  1. Avec Álva­rez, le prin­ci­pal modèle cubain pour le docu­men­taire à base de col­lages est Nicolás Guillén Lan­drián (Cof­fea Ará­bi­ga, 1968), cepen­dant ses pro­blèmes avec la direc­tion de l’ICAIC et avec le régime cubain l’ont empê­ché de déve­lop­per plei­ne­ment sa car­rière de cinéaste. 
  2. Amir Laba­ki, Amir Laba­ki, El ojo de la Revo­lu­ción. El cine urgente de San­tia­go Álva­rez, São Pau­lo, Ilu­mi­nu­ras, 1994, p. 40. 
  3. Edmun­do Aray, San­tia­go Álva­rez cro­nis­ta del ter­cer mun­do, Cara­cas, Cine­ma­te­ca Nacio­nal, 1983, p. 232.
  4. Fer­nan­do Bir­ri, Soñar con los ojos abier­tos : las trein­ta lec­ciones de Stan­ford, Bue­nos Aires : Agui­lar, Altea, Tau­rus, Alfa­gua­ra, 2007, p. 70.
  5. Louis Mar­co­relles, “L’Heure des bra­siers : L’épreuve du direct” (Inter­view de Fer­nan­do Sola­nas), Cahiers du Ciné­ma, n° 210, Paris, mars 1969, p. 63. 
  6. Octa­vio Geti­no et Fer­nan­do Sola­nas, “Vers un troi­sième ciné­ma”, Tri­con­ti­nen­tal nº 3, Paris, 1969, p. 96.
  7. Car­los Flores, entre­tien mené par Clau­dio Sali­nas Muñoz, Hans Stange Mar­cus, His­to­ria del Cine Expe­ri­men­tal en la Uni­ver­si­dad de Chile 1957 – 1973, San­tia­go du Chi­li, Uqbar Edi­tores, 2008, p. 139. 
  8. Dzi­ga Ver­tov, Articles, jour­naux, pro­jets, Paris, Cahiers du Ciné­ma, Union géné­rale d’éditions, 1972, p. 29 – 30. 
  9. Jacques Aumont, Les Théo­ries des cinéastes, Paris, Armand Colin, 2011, p. 19. 
  10. Gilles Deleuze, Ciné­ma 1. L’image mou­ve­ment, Paris, Édi­tions de Minuit, 1983, p. 118. 
  11. María Lui­sa Orte­ga, op. cit., p. 115.
  12. Révo­lu­tion des Kinoks, Lef nº 3, juin 1923.